Sahel : l’action humanitaire face au terrorisme

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Entretien avec Jean-Christophe Rufin, écrivain, ancien président d’Action contre la Faim, ancien vice-président de Médecins sans frontières et Ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie de 2007 à 2010.

Boris Martin : Face à la montée de l’insécurité au Sahel, la doctrine française a changé : désormais la France rejette tout paiement de rançon et intervient militairement. Cela a provoqué l’inquiétude des ONG. Vous semblez soutenir cette nouvelle doctrine : auriez-vous la même position si vous étiez encore aux responsabilités dans une ONG ?

Jean-Christophe Rufin : Oui, tout à fait. Je ne crois pas qu’il faille avoir une sorte de religion de la non-violence. Il faut bien donner un coup d’arrêt à ce phénomène insécuritaire qui manifeste une progression très régulière : les groupes terroristes qui pratiquent la prise d’otages dans cette région ont été en quelque sorte armés par notre faiblesse, par le fait même d’avoir accepté par le passé de payer des rançons ou de libérer des prisonniers dangereux.

Marquer une sorte de ligne rouge au-delà de laquelle il peut y avoir une réponse armée, ce n’est pas mettre en péril la sécurité de tous, mais au contraire la préserver. L’usage de la force est ici de nature à sauver des vies humaines et donc à servir la cause humanitaire.

B. M : Vous aviez en quelque sorte levé le voile sur ce qui se passe dans cette zone dans votre dernier livre, Katiba[1]. Le point d’orgue de cette escalade insécuritaire aura été l’assassinat de deux Français, dont un humanitaire. J’imagine que vous suivez toujours la situation : quelles sont les évolutions récentes ?

 

J.- C. R : Il y a eu entre-temps les événements survenus en Libye. Jusque là, les terroristes sahéliens regardaient vers le Sud. Or depuis quelques semaines, c’est ce qui se passe dans le Nord qui les intéresse. Je ne dis pas que l’opposition libyenne est composée de membres d’Al-Qaïda, mais il est certain que les gens d’Aqmi ne peuvent pas se désintéresser de ce qui se passe actuellement en Libye. Ils ont notamment des relais dans la région de Benghazi et ce depuis longtemps, notamment du fait de leurs liens avec celui qu’on appelait Abou Laith al-Libi, c’est-à-dire le Libyen[2]. C’est donc une formidable opportunité pour eux de récupérer de l’armement, de recruter des hommes, voire de prendre part sous quelque forme que ce soit aux changements politiques en cours. Je crois donc qu’il y a en ce moment une suspension de leurs activités dans la zone sahélienne, mais ça ne veut absolument pas dire qu’il y aurait un affaiblissement de ces groupes. Bien au contraire.

B. M : On parle beaucoup depuis quelques années de l’intégration de l’humanitaire dans le dispositif militaire et plus largement politique et diplomatique des Etats. S’il y a une doctrine anti-terroriste en France, quelle place y est faite aux humanitaires ?

J.- C. R : Je n’ai jamais été favorable au rapprochement entre les humanitaires et l’Etat, à cette approche américaine de l’humanitaire embedded, c’est-à-dire « embarqué ». Chacun doit connaître ce que fait l’autre, mais chacun a son domaine d’activité. Que les autorités françaises répondent dans un certain cadre politique et militaire, c’est leur responsabilité. Aux ONG de décider ensuite où elles veulent intervenir. Mais je ne suis pas favorable au fait de tisser un lien car la confusion peut rapidement devenir dangereuse : en cas d’usage de la force, les humanitaires pourraient être assimilés aux combattants.

B. M : Mais est-ce que cette doctrine française n’est pas déjà en elle-même une manière de « grignoter » l’indépendance des ONG ?

J.- C. R : Non, je pense que leur indépendance est avant tout grignotée par l’activité des terroristes. Il faut quand même mettre en avant un fait que négligent trop souvent les ONG, mais également les entreprises, qui s’installent dans certaines zones : on peut très bien connaître son environnement immédiat et être pourtant en danger. Ces groupes terroristes sont en effet très mobiles. Ils peuvent venir de très loin pour réaliser une prise d’otages ou commettre un attentat. Cette réalité est trop souvent évacuée par des équipes qui pensent maîtriser les choses parce qu’elles connaissent les populations et sont présentes depuis longtemps. C’est un tort et c’est probablement ce qui est arrivé à Areva.

Les ONG sont obligées de tenir compte de cette réalité qui n’est pas imposée par la réponse française, quand bien même elle est militaire, mais bien par la menace d’Aqmi et le mode opératoire de ses groupes.

Par ailleurs, les zones dessinées par le MAEE dans les « Conseils aux voyageurs » n’interdisent pas aux ONG de se rendre dans quelque endroit où elles souhaitent aller, mais ça leur donne quand même une bonne indication des risques encourus.

Mon propos n’est donc pas dire aux ONG, ou aux entreprises, qu’elles ne doivent pas se rendre au Sahel, mais qu’elles doivent désormais prendre des mesures de sécurité là où elles n’en prenaient pas forcément avant. Et je pense en particulier aux petites ONG. Il ne faut pas oublier que quand on parle de MSF ou MDM, ce sont des structures habituées à travailler en zones de crise. Mais ce n’est pas le cas de structures plus modestes qui, en tout cas avant ces événements au Niger, travaillaient sans aucune notion de sécurité.

De ce point de vue-là, je trouve la réaction de MSF qui fait porter la responsabilité sur ceux qui répondent et non sur ceux qui attaquent, proprement scandaleuse. C’est une réaction très égoïste de la part d’une organisation qui ne tient pas compte de la situation de celles qui ont besoin d’une aide des pouvoirs publics.

B. M : Cette doctrine interventionniste française est-elle appelée à s’appliquer au-delà du Sahel ou se limite-t-elle au champ d’action d’Aqmi ?

J.- C. R : Elle reste limitée au Sahel car si on prend le cas de la piraterie au large de la Corne de l’Afrique, une place plus grande est laissée à la négociation, même si certaines prises d’otages ont tourné au drame. Le problème dans le cas du Sahel et du Sahara, c’est que c’est une zone immense quasiment vide bordée au sud par une zone extrêmement peuplée, où se trouvent beaucoup de ressortissants français. Et le Sénégal, par exemple, où résident 25 000 de nos compatriotes, peut très bien être touché. Nous avons eu, alors que j’étais en poste, une alerte concernant un groupe qui était surveillé et qui projetait une action dans l’est du pays. C’est dire si nous avons besoin d’avoir une action très spécifique liée aux populations dont nous avons la responsabilité.

B. M : Depuis presque 40 ans, le Sahel est devenu une sorte de terre mythique pour l’humanitaire et plus largement le développement, notamment dans ces dernières années avec de nombreuses actions auprès des sociétés civiles. Le fait qu’une menace terroriste ou mafieuse ait pu s’y développer n’interroge-t-il pas sur l’efficacité de l’aide humanitaire et au développement ?

J.- C. R : D’abord, c’est loin d’être un échec partout. Je pense au Sénégal où des systèmes régulateurs comme les confréries traditionnelles protègent contre les extrémismes. Ensuite il faut dire que ce sont des guerres « importées », des greffes de violence qui viennent d’ailleurs, d’Algérie par exemple : certains de ces groupes sont les « enfants » de la guerre civile que ce pays a connue. Cela ne veut pas dire que les sociétés civiles africaines n’avaient pas leurs propres germes de violence, par exemple à travers la question touareg. Mais là, en l’occurrence, ce sont des gens qui ont imposé leur violence de l’extérieur. Et au fond, ils n’ont besoin de personne pour le faire. A l’heure actuelle, en effet, et contrairement à ce qui peut se passer en Afghanistan par exemple, ces katiba sont assez autonomes : elles ne sont pas noyées dans une population qui les soutient au quotidien. Elles sont dans des zones désertiques, elles viennent de loin pour réaliser leurs prises d’otages et se retirent aussitôt. Elles ont peut-être quelques complicités locales, mais c’est marginal. Je ne pense pas qu’on puisse faire porter la responsabilité de ce qui se passe sur l’évolution des sociétés locales.

Certes, encore une fois, elles ont leurs problèmes. Au Mali, on voit dans le débat politique des tensions, une forme de radicalisation du côté de certains imams conservateurs qui s’opposent au féminisme ou aux droits de l’Homme en général. C’est peut-être, en ce sens, une forme d’échec du développement, mais Aqmi, je le répète, est un phénomène très extérieur. D’une certaine manière, son but est de chasser les ONG car elle est consciente qu’elles font barrière à son influence auprès des populations. Je ne crois pas du tout qu’il y aurait une forme de rejet local du modèle de développement. C’est au contraire une forme de « double peine » : les populations sont d’abord victimes de leur proximité avec une zone de guerre et ensuite de ses effets, à savoir le départ de nombreuses ONG, mais aussi des sociétés privées, des touristes…

B. M : Avec Bernard Kouchner, vous faites partie des humanitaires à être montés très haut dans l’appareil d’Etat. Le premier s’y est sans doute brûlé les ailes. Comment vous en sortez-vous ?

J.- C. R : D’abord, j’ai essayé de garder une forme, sinon de virginité, du moins d’authenticité, de conviction. Durant ces trois années, presque tous les jours, à chaque fois que je rédigeais un télégramme, je pensais au jour où on ouvrirait les archives –et l’affaire Wikileaks a montré que cela peut arriver plus vite que prévu ! – et je voulais pouvoir assumer tout ce que j’écrivais. J’ai essayé d’être sincère, de transformer la relation franco-sénégalaise – d’une certaine manière, je crois y être arrivé ‑, même si j’ai buté sur l’obstacle des fameux « réseaux » de la Françafrique. C’est vrai qu’en ne voulant pas jouer le jeu de ces réseaux, je me suis retrouvé en situation de rapport de forces, mais j’ai pu préserver ce que je considère comme essentiel. D’abord, ma capacité à m’exprimer : je l’ai montré tout au long de ces trois années, sinon dans les médias, du moins dans les rapports diplomatiques, au risque de me faire rappeler à l’ordre. Ensuite ma capacité de création : j’ai pu écrire ce livre, Katiba, alors même qu’il est rempli d’éléments tirés de ma pratique quotidienne et qu’il se termine par le dépôt d’une bombe au Quai d’Orsay…

Je dois dire que c’était sans doute plus facile pour moi qui avais une responsabilité sur un seul pays alors que Bernard Kouchner avait la responsabilité de l’ensemble de la diplomatie française.

Si je dois faire un bilan de Bernard Kouchner au Quai d’Orsay, je ne lui ferai pas grief de ne pas avoir trouvé sa place : c’était quasiment mission impossible avec un président aussi présent. Ce que j’ai regretté, c’est qu’il accepte cette compromission aussi longtemps, et même jusqu’au bout. A aucun moment, alors qu’il n’a pas manqué d’occasions pour le faire, il n’a marqué son opposition, sa différence, revendiqué une forme de liberté. Pour moi, c’est même incompréhensible. J’ai beaucoup parlé avec lui durant cette période, il était conscient d’avaler des couleuvres, de ne pas avoir suffisamment de prise sur les décisions… et pourtant il est resté. Cela reste pour moi un mystère.

B. M : Vous n’avez pas eu l’occasion d’en parler depuis ?

J.- C. R : Non. Je pense que dans son esprit, je fais partie des gens qui ont « transgressé » sa façon de voir les choses, aussi personnelle soit-elle… De plus, en partant, j’ai fait une critique des rôles respectifs de l’Elysée et du Quai d’Orsay dans les décisions diplomatiques qui portait essentiellement sur le rôle du secrétaire général de l’Elysée, à savoir Claude Guéant. Je contestais le rôle très important que ce dernier avait pris, notamment sur l’Afrique, aux dépens du Quai d’Orsay, laissant entendre que Kouchner n’avait pas pu se défendre. De manière très habile, l’entourage du président a fait dévier cette critique en la faisant porter essentiellement sur Bernard Kouchner. Ce n’était pas mon propos initial, mais, de fait, cela n’a pas contribué à nous rapprocher lui et moi ! Mais à vrai dire, la crise entre nous datait du moment où j’avais refusé la présidence de l’Institut français, à la tête duquel est aujourd’hui Xavier Darcos. Il a vécu ce refus comme une trahison et ce fut dès lors très difficile de communiquer avec lui. Cela viendra peut-être un jour…

B. M : Ayant été en quelque sorte à l’intersection de l’humanitaire et de la diplomatie, quels enseignements tirez-vous de cette expérience.

 

J.- C. R : Je trouve qu’il n’y a pas tant de différences que cela. Les mandats diffèrent, mais les réalités sont les mêmes. La fonction consulaire, par exemple, est très proche de l’humanitaire car c’est essentiellement de l’humain qui est en cause : on s’occupe des visas des migrants, des regroupements familiaux… Pour la question des crises, on se saisit des mêmes problèmes avec des responsabilités certes différentes. Mis à part la longueur des cheveux et l’usage de la cravate, on est finalement dans des univers voisins ! Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille les confondre, car je maintiens qu’il faut préserver la spécificité de chacun.

La particularité de l’humanitaire français, tel qu’il est né dans les années 1970 et 1980, est d’avoir accepté la dimension politique de son action : on ne peut pas faire la charité dans l’abstrait, les victimes sont concrètes, incarnées, au milieu de rapports de forces. Et c’est la grandeur de cet humanitaire que d’avoir donné cette dimension aux analyses qu’il produit. L’humanitaire est une école extraordinaire pour la compréhension du monde.

B. M : Alors, allez-vous revenir « à l’école », faire un « retour en humanitaire » après cette expérience diplomatique ?

J.- C. R : J’ai le sentiment de ne pas en être vraiment parti : je suis toujours président d’honneur d’Action contre la Faim, je suis depuis peu au conseil d’administration de Human Rights Watch-France et je participe à la création d’une ONG de soutien aux intellectuels et créateurs dans les pays en difficulté. L’humanitaire reste ma famille. A part certains de ses membres qui me considèrent comme « tricard » au prétexte que je suis passé du côté du politique, je suis resté proche de la plupart et je pense que je ferai encore un bout de chemin dans ce milieu…

Je ne sais pas si cela passera par un poste réellement actif, et d’ailleurs il faudrait encore qu’on me le propose. Car je ne me vois pas faire campagne et encore moins organiser un putsch pour prendre le pouvoir ici ou là ! Lorsque je suis venu à ACF, par exemple, c’était parce qu’une situation très particulière avait fait qu’on m’avait sollicité. Peut-être faudrait-il aussi que les générations se renouvellent un peu. Mais tant qu’on voudra bien manger du dinosaure, je serai toujours consommable…

[1] Jean-Christophe Rufin, Katiba, Flammarion, 2010.
[2]
Un des plus fidèles lieutenants de Ben Laden, tué au Pakistan en 2008.

 


Boris Martin

Boris Martin

Boris Martin est rédacteur en chef de la revue Humanitaire qu’il coordonne depuis sa création. Il est par ailleurs auteur, coauteur ou directeur de plusieurs essais dont Critique de la raison humanitaire (dir. avec Karl Blanchet, préface de Rony Brauman), Le Cavalier bleu, 2006. Il a également publié des récits aux éditions du Seuil (« C’est de Chine que je t’écris… », 2004, Chronique d’un monde disparu, 2008) et une fiction aux éditions Elytis en 2010 : Hong Kong, un parfum d’éternité. Il est également expert et chercheur associé auprès de l’Institut de recherche et débat sur la gouvernance (www.irg.org) et tuteur à l’École des affaires internationales de Sciences Po (http://master.sciences-po.fr).

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