Acquisition privée étrangère de terres arables…

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Une «recolonisation de l’Afrique subsaharienne par le foncier» ?

Il s’agît ici d’aborder les incidences de la pratique d’accaparement de terres arables en Afrique subsaharienne, par achat ou par location à long terme, de la part de fonds souverains et de grosses sociétés multinationales. L’expression «recolonisation par le foncier» s’encadre dans la conception courante selon laquelle l’expansion du contrôle capitaliste des richesses de l’Afrique subsaharienne serait une reprise d’anciennes méthodes d’exploration et de pillage du temps d’avant les indépendances africaines -ou du moins, un prolongement du dit «néo-colonialisme»- alors que, en fait, le contexte a changé.

Bien que présent dans le «néo-colonialisme», où interviennent, outre les puissances économiques des anciennes métropoles, les grandes multinationales dans l’exploration des richesses minérales, la donne qui a changé est désormais le rôle d’intermédiaires bénéficiaires incontournables que constituent les élites gouvernantes. Celles-ci entretiennent une classe moyenne citadine qui leur sert de support social, à défaut de crédibilité d’une légitimité électorale, manquante dans la plupart des cas, au vu des pratiques récurrentes  d’«infléchissement» des résultats électoraux.

Les facteurs intervenant dans la tendance actuelle de l’accaparement de terres arables.

L’importance de ce mouvement et ses motivations

Selon l’ONG internationale Grain, ce sont près de 15 à 20 millions d’hectares (ha) de terres cultivables qui ont été louées ou acquises dans le monde,  par une douzaine de pays aux fortes réserves financières (Corée du Sud, Japon, l’Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Chine)[1]. Ces dernières années, la croissance  de ces surfaces est nette. Selon l’OCDE, l’investissement dans des terres agricoles off shore, ne risque pas de s’atténuer. En Afrique, où se trouvent 60% des terres arables «[2]non-cultivées» de la planète, ce sont 2,5 millions de ha- l’équivalent du territoire de Belgique- qui sont passés sous contrôle, à majorité étranger de 2004 à 2009[3].

Un rapport récent, « Afrique : terre(s) de toutes les convoitises », examinant la situation de onze pays africains, estime qu’une superficie de la dimension du Danemark se trouve en négociation avec des investisseurs étrangers[4].

C’est bien cette accélération qui pose le problème d’une éventuelle tendance en acte de «reprise» d’un bien essentiel tel que la terre cultivable, par des moyens autres que ceux des «conquêtes coloniales» du XVIIIe et XIX siècle. L’intérêt que suscitent les terres arables en Afrique et ailleurs  semble bien lié à une double «prise de conscience».

D’une part, celle de la crise énergétique qui est à l’origine de la recherche de sources renouvelables d’énergie pouvant se substituer a terme au charbon, au pétrole et à ses dérivés. D’autre part, une flambée des prix des produits agroalimentaires, constatée de façon nette de 2007 à 2008, suite aux réactions des spéculateurs des grands marchés du commerce mondial alimentaire face à des pénuries relatives de  de ces produits.

La première prise de conscience a mené à un engouement -largement médiatique, mais pas seulement- pour la production d’agro-carburants censés remplacer, du moins partiellement, les carburants d’origine fossile. Ceci est à l’origine d’une ruée sur des terres arables en vue d’incrémenter la production de plantes qui produisent déjà ces agro-carburants comme le maïs, la canne à sucre, la betterave, l’huile de palme, le soja, le caoutchouc[5].

La  «crise alimentaire» aurait fourni des arguments aux spéculateurs pour miser sur l’augmentation des prix des produits alimentaires et, par la même,  l’augmentation du prix des achats ou locations, à moyen et à long terme, de terres arables[6]. Parmi ces arguments, il convient d’analyser celui de la «sécurité alimentaire».

Le lien sécurité alimentaire- souveraineté alimentaire

Le concept de «sécurité alimentaire» signifie bien la disponibilité , d’une offre alimentaire suffisante (production nationale et importations) pour une population déterminée, dans des conditions d’accès (pouvoir d’achat diffus suffisant, réglementation) permettant d’être assuré que cette population est suffisamment et durablement nourrie. La sécurité alimentaire est censée être assurée par l’économie formelle et informelle, sans exclure des actions spécifiques de l’Etat pour faire en sorte qu’elle soit réelle.

Par contre, le concept de «souveraineté alimentaire» renvoie plutôt à une politique, ou du moins à une vigilance à s’assurer que les moyens de l’alimentation restent liés à la production interne d’un pays déterminé[7]. Une politique qui, selon Via Campesina se fonde sur un droit international, mais qui n’a pas à être exercé au détriment d’autres peuples.

Dans ce sens, la «souveraineté alimentaire» prend le contre-pied de la «sécurité alimentaire» qui, elle, s’inscrit dans les rapports de force de chaque économie qui permettent -ou ne permettent pas- de mettre fin à l’«insécurité alimentaire» régnant dans une partie de la population d’un pays[8].  Dans le cadre de la «sécurité alimentaire», l’alimentation de la population d’un pays est assurée, d’une part, par la production agricole paysanne et de proximité ou par la production intensive de l’agriculture pour le marché et l’industrie de produits alimentaires agro-industriels, et d’autre part, par des importations de produits alimentaires qui, elles, sont du ressort de sociétés commerciales, donc du marché.

Dans la mesure où la politique d’importations de produits alimentaires est encadrée par des accords commerciaux bilatéraux ou multilatéraux, l’Etat intervient à ce niveau-là. Les échanges, eux restent du ressort du marché. Toutefois, la «sécurité alimentaire» peut devenir un sujet vrai et propre de la politique  d’un Etat, lorsque, à la suite de pénuries réelles survenues ou anticipées,  celui-ci est amené à intervenir dans les mécanismes du marché comme soutien aux stratégies des entreprises qui cherchent des fournitures à l’étranger (et des débouchés, pour un équilibre des échanges). Ces dernières cinq années,en paticulier de 2007 à 2009, la « crise alimentaire» (en fait, en grande partie, un détournement de la finance spéculative traversant alors une crise sur ces domaines privilégiés) a été prétexte à des interventions d’Etats et leurs fonds souverains. Interventions qui, en tant que telles,  sont des «coups de pouce » aux mécanismes du marché pour que ceux-ci aillent dans le sens de la promotion des intérêts des grandes entreprises.

La «souveraineté alimentaire», en privilégiant la production interne et l’agriculture  polyvalente  et non-intensive pour préserver le maintien des activités agricoles et d’élevage tenues par des paysans, tient compte des effets dommageables du tout-marché en termes de concentration de la propriété foncière.

La concentration des terres, elle, va dans le sens  de l’agriculture ou de l’ élevage intensifs et de la perte de la biodiversité, au détriment des intérêts des populations rurales. Celles-ci, souvent non consultées ou «alléchées» par des promesses imprécises d’investissements à caractère social ou en infrastructures, peuvent se trouver, par la suite, dépossédées de leurs droits[9].

La variété de modalités d’acquisition de terres cultivables off-shore.

Nous disions que la conclusion de ces accords fait intervenir des Etats, sans exclure des cas où la législation foncière est permissive pour ces cessions et des situations où la seule corruption des responsables régionaux ou de l’Etat centrale, court-circuitant des étapes de négociation, permet d’aboutir à des accords. Mais nous sommes toujours dans une problématique qui concerne deux états – ou plus, dans le cas  de certaines multinationales.

Des études récentes, comme celle sur les acquisitions de terres en Afrique, commandée par la FAO[10], et celles  de l’ONG GRAIN, analysant des dizaines d’accords de cessions de terres cultivables, permettent de saisir la diversité de modalités de ces opérations.

Ainsi, nous pouvons faire le classement suivant :

– Intervention « diplomatique» (qui n’exclut pas des pratiques de corruption), en vue de faciliter la conclusion de la négociation pour l’acquisition (achat ou location) de terres arables, en faveur de sociétés nationales ou multinationales.

– Acquisition directe, par achat ou location, de la part de fonds souverains (donc appartenant à des Etats ou à forte participation de capitaux d’Etat)

– recherche et négociations menées directement par des entreprises et sociétés nationales ou internationales avec des gouvernements des pays où elles entendent acquérir des terres cultivables en raison de leur rentabilité attendue. Le but est ici «d’ investir dans l’agriculture», soit à l’intérieur de l’espace national soit «là où se trouvent» des terres cultivables (terres off shore). La crise financière ayant rendu des investissements «classiques» des fonds spéculatifs, et autres sociétés de capital-risque, moins rentables, les terres pour l’approvisionnement alimentaire de la population d’un pays et pour la production d’agro-carburants, sont devenues un «bon investissement »[11].

L’intervention de l’Etat est pleinement assumée  dans un pays comme l’Arabie Saoudite, qui a  mis sur pied une société publique pour financer les entreprises privées en vue de l’achat de terres cultivables  à l’étranger.

Acquisition de terres cultivables en Afrique subsaharienne. Des évolutions récentes

Annoncée et commentée dans les médias (novembre 2008)[12], l’opération échouée de location pour 99 ans de 1,3 millions de terres cultivables de Madagascar, soit environ la moitié du total de ces terres dans le Grande Île, par la grande firme sud-coréenne DAWEO Logistic, a contribué à la prise de conscience du phénomène, désormais mondial, de l’acquisition de grandes extensions de terres cultivables hors du territoire national dans le cadre d’une politique – qui se veut nationale – de sécurité alimentaire et énergétique. La nouvelles de ces négociations a choqué une partie de la société civile malgache, ce qui est à ranger dans les facteurs qui ont amené à la chute du chef d’Etat malgache Ravalomanana quelques mois après, sous la pression  militaire.

Un aspect fondamental de ces opérations est l’annonce des «avantages» qui en découleront soit «pour le développement du pays» soit «pour un meilleur bien-être des communautés locales» – ou les deux.  Depuis les indépendances africaines et, en particulier depuis le tournant du début des années 90 (abandon des politiques à inspiration marxiste et passage dans le  camp démocratique») s’est développé partout un discours politique (de responsables politiques et d’organes de communication sociale) qui consiste à positiver systématiquement l’«investissement étranger»[13].

Les IDE (Investissements Directs Etrangers) sont associés à l’idée de «développement». Ils feraient monter le «taux de croissance», et le revenu par habitant (du moins dans un premier temps), alors que l’économie formelle et monétaire ne touche réellement qu’une petite partie de la population. Le «taux de croissance» ne concerne même pas la majorité de la population.

Les IDE, que ce soit pour l’extraction de richesses minérales, fossiles, piscicoles ou agro-pastorales, ou pour la promotion du tourisme pour des étrangers des classes aisées, sont systématiquement présentés comme «créateurs d’emplois». Dans le cas de Madagascar, ce n’aurait même pas été le cas, au vu de l’annonce que la main d’œuvre d’’Afrique du Sud aurait été appelée pour travailler sur ces terres. En outre, l’accord de bail ne prévoyait pas de paiement significatif et visible de Daewoo (principal acquereur ) en faveur du Trésor malgache (bail emphytéotique[14]).

Alors que 70% de la population malgache vit en dessous du seuil de pauvreté[15], près de 40 % de ses terres cultivables (1,0 millions d’ha) aurait été voués à la production de maïs destiné ensuite à être exporté en Corée du Sud…

D’autres opérations semblables ont eu lieu ces dernières années en différents pays de l’Afrique subsaharienne. L’étude de l’IIED[16], commandée par la FAO, affirme toutefois que les statistiques des pays objets de ces transactions sont souvent  imprécises et incomplètes. Ou leur diffusion, tout simplement refusée par leurs propres gouvernements. Une situation qui ne permet pas d’avoir une vision globale de l’évolution de ces acquisitions.

Néanmoins des ONG (dont GRAIN) et des instituts de recherche ont cumulé un grand nombre de données ces dernières années, qui montrent l’augmentation notable de l’extension  des terres arables situées en Afrique subsaharienne qui seraient acquises (achetées ou louées) ou se trouveraient en négociation pour être acquises par des sociétés étrangères (inclus les pays les «plus riches» de l’Afrique du Nord, tels que la Libye et l’Egypte). Ces opérations auraient concerné de 51 à 63 millions d’ha, soit l’équivalent de la surface de la France[17]. Bien que le phénomène de ces cessions de terres ne soit pas nouveau, il reste qu’il s’est accéléré, pour des raisons déjà évoquées.

Tableau 1.
Opérations en vue de l’acquisition de terres arables par  des pays et sociétés étrangères en Afrique.
Source : http://farmlandgrab.org/14816

Pays concerné

Nombre d’opérations

Extension des terres en jeu (1000 ha)

 

Minimal

Maximal

Ethiopie

26

2892

3524

Madagascar

24

2745

Soudan

20

3171

4899

Tanzanie

15

1171

11000

Mali

13

2417

2419

Mozambique

10

10305

 

Ouganda

7

1874

 

RD Congo

6

11048

 

Nigéria

6

821

 

Zambie

6

2245

 

Ghana

5

89

 

Malawi

5

307

 

Sénégal

5

510

 

Total (27 pays)

177

63,11

 

Source: Land Grab in Africa: Emerging land system drivers in a teleconnected world
by Cecilie Friis & Anette Reenberg – GLP Report No. 1 .
Website: http://farmlandgrab.org/14816

Le pays africain dont l’extension de terres concédées est la plus importante, est la RD du Congo (au minimum, 11 millions d’ha), suivi du Mozambique (10,3 millions d’ha, voir tableau 1), un pays dont  la surface n’est  que le tiers de celle de la RDC et sa population moins de 30% de celle de ce dernier pays. La surface agricole du Mozambique est supérieure à celle de la RDC (presque le double de la RDC)[18], mais les terres concernées par des acquisitions étrangères représentent plus de 21% du total de cette surface.

Trois autres pays ont cédé des surfaces supérieures à 2 millions d’ha : le Soudan, l’Ethiopie, Madagascar, et la Zambie.

La recherche de ces terres concerne à la fois la production de produits agricoles alimentaires et la production de  plantes destinées à la production d’agro-carburants. Un rapport intitulé « Afrique : terre(s) de toutes les convoitises »  examiné par l’ONG Amis de la Terre, fait savoir que sont en cours, des acquisitions de terres par des investisseurs étrangers pour la culture de ces plantes destinées à la production d’agro-carburants, dont la surface serait de l’ordre de 4,5 millions d’ha –soit la surface du Danemark[19]. Ces agro-carburants seraient principalement  dirigés vers le marché européen.

Pretoria (Canalmoz, 20/8/10) – Maplecroft, société britannique d’analyse du risque a publié l’Indice de Sécurité Alimentaire référent à 2010, dans laquelle l’Afghanistan et neuf pays africains sont placés en tête de la classification mondiale de l’insécurité alimentaire. L’indice de Maplecroft, élaboré conjointement avec le Programme Mondial pour l’Alimentation, réfère les neuf pays africains en situation de “risque extrême” comme étant la République Démocratique du Congo, le Burundi, l’Erythrée, le Soudan, l’Ethiopie, l’Angola, le Libéria, le Tchad et le Zimbabwe.
Dans la catégorie  «risque élevé» se retrouvent le Bangladesh, le Pakistan, l’Inde, les Philippines, et dans celle de «risque moyen » la Chine.
Les pays en situation favorable incluent les économies développées de l’Amérique du Nord et de l’Europe Occidentale, avec la Finlande dans la catégorie de pays avec la plus grande sécurité alimentaire, suivie de la Suède, du Danemark et de la Norvège.
L’indice de Maplecroft concernant l’année 2009, plaçait l’Angola, le Haïti, le Mozambique, le Burundi, la République Démocratique du Congo, l’Erythrée, la Zambie, l’Yémen, le Zimbabwe et le Ruanda comme des pays en situation de risque extrême. (AFP)

Recolonisation ou appropriation capitaliste?

Pour définir ces opérations d’accaparement de terres arables en Afrique, le concept de «recolonisation» est avancé par certains auteurs et médias. Cela revient à renvoyer ce phénomène à un redémarrage de la colonisation, terme qui correspond au système en vigueur aux XIXème et XXème siècles, en particulier en Afrique subsaharienne. Certes, les définitions de la «colonisation» peuvent être prises sous différents angles, notamment celui de la domination culturelle. Les indépendances africaines n’auraient pas mis fin à cette domination culturelle, en particulier pour ce qui concerne les élites… même parmi celles qui ont mené la lutte pour l’indépendance[20].

Dans le dit «néocolonialisme», à part ses aspects de domination économique, est également citée la domination culturelle, du moins «occidentale». Mais ces prises de terres par des sociétés étrangères en Afrique sont bien d’abord des opérations économiques dans le cadre d’un système d’organisation économique et commune aux pays africains et à la grande majorité des pays de la planète. Cette organisation, aux multiples variantes dans l’imbrication des secteurs économiques et leurs poids respectifs, c’est l’économie de marché.

Il convient de regarder les discours qui sont tenus lorsque les gouvernements ont le courage de faire connaître ces transactions sur des aires de grande extension,qui quand elles ont été révélées, les obligeant  à donner des explications. Ces discours mettent l’accent sur les « avantages » qui découleront de la gestion privée et commerciale des terres par des étrangers : création d’emplois, infrastructures de transport, ouverture d’écoles, voire de centres sanitaires, etc. Ce sont là des annonces destinées à faire valoir l’intérêt de remettre l’exploitation d’une partie de la richesse nationale à des étrangers … avec la coparticipation ou pas de nationaux hauts dirigeants ou des citoyens enrichis dans les affaires et bien vus, ou même protecteurs du parti gouvernemental.

Un  discours qui, dans le contexte des régimes économiques et sociaux en place est soutenu par tous les gouvernements de l’Afrique subsaharienne , et s’intègre dans une démarche de  valorisation des IDE (Investissements Directs Etrangers). Une valorisation qui est censée rejaillir sur le gouvernement. Le pays où ces IDE aboutissent sont des pays «sous-développés» – une définition acceptée et revendiquée – donc «à faible capital», pour lesquels il serait «logique» de faire appel au capital étranger. Cependant, les gouvernements se doivent de présenter des résultats sur ce plan, du moins en terme de communication plus ou moins fondée.

Autrefois, en Afrique subsaharienne, la prise de terres arables par des individus ou société privées était (déjà) un phénomène lié à l’agriculture extensive de produits destinés à l’exportation. Ou, parfois, également  pour un marché intérieur, comme dans les colonies de peuplement ou en Afrique du Sud. La responsabilité de cette utilisation de terres arables était bien l’œuvre d’une administration coloniale, régie par des lois introduites par le pays colonisateur, sous la direction de gouvernants coloniaux, donc non issus du peuple du pays.

La concession ou le refus de concession, par vente ou par location à long terme de terres arables en Afrique, sont aujourd’hui de la responsabilité exclusive de représentants légaux – et supposés légitimes- du peuple du pays concerné. Pourtant, les mobilisations et luttes qui ont débouché sur l’indépendance des pays précédemment colonisés, avaient pour revendication primordiale la maîtrise de la terre cultivable (la Terre, tout simplement), en mettant fin au système d’accaparement de terres nationales par le dominant étranger.

Aujourd’hui, c’est au nom du «développement» en termes de taux de croissance du PIB – présenté comme un objectif universellement incontesté – que les gouvernants (issus de l’élite nationale) aliènent les  terres cultivables nationales à l’agriculture commerciale et à des étrangers, sacrifiant ainsi des besoins basiques de la population et leurs droits.

Ces investisseurs ont pour interlocuteurs des intermédiaires nationaux du pays concerné. Ces intermédiaires disposent des instruments juridiques et politiques pour refuser l’aliénation en termes d’exploitation capitaliste, des terres cultivables, sans que les droits des communautés locales soient effectivement sauvegardés. Pourtant – et diverses études le confirment, ces droits sont certes parfois évoquées mais sont souvent pas respectés. Ni les droits ni les contreparties promises. Sauf en ce qui concerne l’emploi de la main d’œuvre locale nécessaire au bon déroulement de l’exploitation de ces terres. Les bénéficiaires sont plutôt les membres de l’élite gouvernante et ses obligés qui détiennent les tampons nécessaires pour faire aboutir  le processus de négociation. Ce sont ces mêmes intermédiaires de l’élite gouvernante qui marchanderont les divers «oublis» de paiement  de taxes et impôts et les autorisations diverses que la gestion de ces domaines aura besoin dans le cours de leur exploitation.

Il y a donc une alliance objective entre ceux, personnes ou sociétés commerciales de produits alimentaires et de plantes  (agro-carburants et autres)  qui ont les moyens d’acquérir ces terres, et de les exploiter capitalistiquement (c’est à dire pour leur propre enrichissement), et les membres de l’élite gouvernante qui acquièrent ainsi plus de pouvoir et cumule leurs «actifs»[21].

Le cas éthiopien[22] et mozambicain[23] montrent que le fait que la terre soit la propriété de l’état, n’est pas un obstacle à la mise en exploitation de terres cultivables par des société étrangères, associées ou pas à la nomenklatura nationale du pays concerné, ni une assurance que les intérêts de la population seront sauvegardés. Les grands discours sur la «nécessaire» Révolution Verte (qui, à terme, mène à la disparition graduelle de l’agriculture paysanne traditionnelle) couvre le processus d’enrichissement d’intermédiaires de l’élite gouvernante.

Les élites avant pendant et après les indépendances

Dans une interview au journal Le Monde[24], Ibrahima Thioub, professeur d’histoire de l’Université Cheik-Anta Diop (Dakar), analyse l’évolution qu’ont subie les pays de l’Afrique subsaharienne après les indépendances. A partir de son analyse nous pouvons esquisser l’évolution des rapports entre élites et Etat.

La conception d’un Etat tout puissant, à l’image de l’Etat colonial, a séduit les élites émergeant avant, pendant et après le processus des indépendances, en particulier élites promues par le colonisateur pour prendre leur place formelle dans la machine gouvernementale, et autres auteurs de coups d’état, ainsi que les leaders dotés d’une légitimité de lutte armée. En est dérivé un usage patrimonial de l’Etat puisque l’accès aux postes de gouvernement et des administrations locales était vu comme le moyen privilégié d’atteindre notoriété et richesse, voire «le seul moyen». Cette «puissance de l’Etat», appuyée un peu partout par des partis uniques, en particulier là où des mouvements et partis soutenus par des pays «socialistes» ont accédé au pouvoir, «s’est avérée inefficace», comme l’affirme I. Thioub. Dans les années 80, ces gouvernants se sont laissés facilement convaincre par les théories de la Banque Mondiale et du FMI, s’engageant, en échange d’un soutien au budget de leurs gouvernements, dans une politique d’ouverture aux exportations de leurs richesses nationales au détriment des services publics et des subventions agricoles. Ce dernier aspect est à l’origine, selon I. Thioub, d’un fort exode rural et donc de l’aggravation du problème du surpeuplement des villes, qui seraient «devenues des espaces de contestation».

L’affaiblissement de l’Etat n’apporte pas de solutions aux problèmes structurels et «produit des catastrophes encore plus graves que l’Etat» (I. Thioub). La politique d’austérité  qui s’ensuit dans les années 90, va favoriser une montée –relative- de la société civile. À la fois de l’intérieur de celle-ci, et par l’initiative de l’extérieur, on assiste à la prolifération des ONG. Ces organisations sont récupérées par les élites qui  «s’accaparent  les ressources des ONG pour financer d’inutiles colloques ainsi que des flottes de 4X4, symbole de la néo-colonisation de l’Afrique» (I. Thioub). [25]

Conclusion

L’accaparement de terres arables en Afrique subsaharienne est-elle une recolonisation ou une néo-colonisation (terme que I. Thioub reprend) ? Nous pensons que du moment que les gouvernants de ces pays africains ont orienté l’organisation économique vers l’économie de marché, ils acceptent et intègrent le fait que les intérêts privés régissent la vie économique. Et ce sont les intérêts privés les plus forts – qui possèdent le capital accumulé- qui deviennent déterminants dans l’orientation générale de leur vie économique.

Certes, nous savons que, dans tous les pays de la planète, les gouvernants sont soumis à des pressions d’intérêts privés forts, mais dès qu’un pays déterminé est un pays indépendant avec ses propres institutions et normes constitutionnelles et juridiques propres, les gouvernants sont responsables de l’orientation donnée à la gouvernance de la vie économique, sociale et culturelle de leurs pays.

Le phénomène de l’accaparement des terres arables en Afrique subsaharienne est donc à placer dans le cadre du fonctionnement «normal» du système d’économie de marché. Le non-respect  des droits des populations locales, la substitution de l’agriculture paysanne par une  agriculture commerciale et industrielle pour une agriculture extensive destinée à satisfaire des besoins d’autres populations et intérêts hors du pays et qui ne fournit que des emplois mal payés pour une minorité des habitants, risque de venir aggraver la situation de pauvreté extrême que la population de ces pays connaissent déjà.

Nous serons ainsi amenés, avec I. Thioub, à mettre l’accent sur les responsabilités des élites gouvernantes, intermédiaires. Ces élites sont associées directement ou indirectement à cette chasse aux terres cultivables, déclenchée depuis des décennies, certes, mais qui s’est vigoureusement accélérée depuis la dernière crise touchant les prix des produits alimentaires dans le commerce mondial. Crise, qui a fait de ces terres un investissement «prometteur» de profits et gage de «sécurité alimentaire» de populations vivant ailleurs. I. Thioub dénonce la complicité active de ces élites qui cherchent à attirer ces investisseurs, pour accumuler plus de richesses et de pouvoir en s’associant avec eux et en leur rendant des services[26].

Les révoltes urbaines contre la pauvreté et la vie chère qui éclatent ici et là en Afrique subsaharienne, sont un avertissement. Elles pointent  vers la nécessité d’une alternative au système économique et sociale.

[1] Christelle Doudies, assistante de recherche à l’IRIS, «Le land grabbing : une pratique d’une nouvelle ampleur », Lettre d’IRIS, 14 décembre 09.

[2] Cf. Florence Beaugé & Alain Faujas, “L’Afrique bien partie pour prendre son envol”, in Le Monde, 16/9/10. Il faut toutefois définir ce que l’on entend par “non-cultivées”,  puisque cela ne veut pas dire sans titulaire de droits sur ces mêmes terres, et même de formes de’exploitation spécifiques communautaires.

[3] « L’accaparement des terres africaines : « opportunité de développement » ou néocolonialisme foncier ?», article de Nadia Djabali, 10 juin 2009. Le rapport de l’organisation Ouestafnews, intitulé « La Banque mondiale favorise l’accaparement des terres africaines », de Mai 2010, donne un chiffre semblable (2,49 millions d’ha) pour seulement 5 pays africains (l’Ethiopie, le Ghana, Madagascar, le Mali et le Soudan).

[4] « L’Union Européenne et ses agro-carburants provoquent une ruée sur les terres africaines », in    Amis de la Terre  (http://www.amisdelaterre.org/), daté du 31 août 2010.

[5] « Au cours des 20 dernières années, environ 300 millions d’hectares (six fois la surface de la France) de forêt tropicales, ont été détruits pour implanter des domaines fermiers et des pâturages ou des plantations à grande échelle d’huile de palme, de caoutchouc, de soja, de canne à sucre et autres récoltes.» (http://www.kokopelli.asso.fr/actu/new_news.cgi?id_news=90, «Mettez du sang dans votre moteur! La tragédie des nécro-carburants », Dominique Guillet. 24 mars 2007).

La culture de plantes pour la production d’agro carburants occupe désormais 1% des terres arables du monde (cf. Jean-Christophe Bureau, chercheur à l’INRA, chat in Lemonde.fr, 28 avril 2008, «Les agro-carburants menacent-ils la sécurité alimentaire ?»). En matière d’agro carburants, les critiques d’écologistes (bilan CO2 controversé, sacrifice de l’alimentaire humain pour « alimenter » les voitures) ont porté. D’où l’apparition d’une 2ème génération d’agro carburants, à base essentiellement de déchets de cellulose, et enfin d’une 3ème génération, à base de micro-algues productrices d’huiles. Les deux derniers types de carburants sont encore dans une phase d’expérimentation et recherche.

[6] L’indice FAO des prix des produits alimentaires est passé de 139 à 219 entre février 2007 et février 2008.

[7] Rappelons que ce concept a été particulièrement popularisé par le mouvement paysan international Via Campesina, dés les années 90.

[8] Paradoxe ma non troppo, parmi les pays qui pâtissent le plus de l’insécurité alimentaire, se trouvent justement quelques uns dont les terres cultivables sont l’objet d’acquisitions de la part de pays étrangers (voir encart)

[9] Cf. «Les acquisitions de terres en Afrique posent des risques pour les ruraux pauvres», Etude réalisée par l’Institut International pour l’Environnement et le Développement (IIED, Londres) à la demande de la FAO et du Fonds International pour le Développement Agricole (FIDA).http://www.fao.org/news/story/fr/item/19974/icode/

[10] Source : « Les acquisitions de terres en Afrique posent des risques pour les ruraux pauvres » http://www.fao.org/news/story/fr/item/19974/icode/ (voir note précédente)

[11] « Le land grabbing : une pratique d’une nouvelle ampleur », in Lettre d’IRIS, 14 décembre 09 (voir note 1). Entre 0,5% et 1% de la surface cultivable mondiale serait désormais était utilisée pour la production de biocarburants.

[12] En particulier via le Financial Times et la BBC, dont l’annonce e et commentaires ont été repris par la suite dans d’autres médias.

[13] Avant les indépendances, investissements dans le pays colonisés étaient le fait de sociétés de la métropole, d’une ou l’autre société étrangère ou multinationale. Ils étaient par contre considérés comme des actions du colonialisme (supposées contre l’intérêt du pays).

[14] La situation des parties, dans un bail emphytéotique, est assez particulière puisque le locataire (appelé emphytéote) se voit reconnaître un véritable droit réel sur le bien qui lui est donné à bail. L’emphytéote est un quasi-propriétaire du bien qui lui est donné à bail (Wikipédia)

[15] Le Madagascar, bien que n’étant pas un cas de risque extrême de risque  d’insécurité alimentaire, serait l’un des pays insécurisés sur ce plan et dont les terres sont convoitées pour «sécuriser» d’autres pays.

[16] L’étude «Accaparement des terres ou opportunités de développement? Investissements agricoles et transactions foncières internationales en Afrique» se base sur des recherches de terrain originales en Ethiopie, au Ghana, au Mali, au Kenya, à Madagascar, au Mozambique, au Soudan et en Zambie. Elle a été réalisée par une équipe de l’IIED en étroite collaboration avec la FAO et le FIDA. Elle a été financée par la FAO, le FIDA, l’IIED et le Département du Royaume-Uni pour le Développement International (DFID).

[17] Cf. Land grab in Africa: Emerging land system drivers in a teleconnected world, in  http://farmlandgrab.org/wp-content/uploads/2010/08/GLP_report_01.pdf  (14/08/2010)

[18] Cf. idem

[19] Cf. . « L’Union européenne et ses agro-carburants provoquent une ruée sur les terres africaines », 31 août 2010  in    Amis de la Terre – http://www.amisdelaterre.org/

[20] Nous pouvons trouver chez les leaders de cette période, outre ceux qui se référaient au marxisme-léninisme et donc à une rupture idéologique avec celle de la société coloniale, d’autres leaders qui fondaient la revendication d’indépendance sur les mêmes «valeurs universels» en vigueur dans la société de la métropole colonisatrice, prétextant que les colonisateurs ne les respectaient pas … et qu’il suffirait de les appliquer. Un cas que l’on observe en particulier dans l’Afrique sous domination coloniale française.

[21] Un rapport récent de la Banque Mondiale (cité in Le Monde, 17/3/10) abordant la question dite des «comportements prédateurs» dans les services d’utilité publique en Afrique subsaharienne, estime que cela représente  1% du PIB du subcontinent. Ces comportements dits «prédateurs» concernent une vaste gamme de rapports entre individus et entreprises, nationales et étrangères, (dont, p.ex. des emplois de faveur), d’une part, et les services cités, d’autre part. Plus de 80% des entreprises au Burkina Faso, en Guinée et dans la RDC doivent verser de l’argent à un fonctionnaire pour accélérer le traitement d’un dossier. Par contre cela n’est le cas que pour moins de 6% au Cap Vert et à l’Île Maurice.

[22] Cf. Il Manifesto 6/6/10: «I privati della terra» (jeu de mots entre «terres privées» et «privés de terre»).

[23] Cf. “Turning the law against the people in Mozambique”, by ONG Grain, in  “Turning African farmland over to big business: the US’s Millennium Chalenge Corporation”, in http://farmlandgrab.org/12656, publié le 30/4/10.

[24] «L’Afrique et ses élites prédatrices», interview à Ibrahima Thioub, in Le Monde, 1/6/10.

[25] I. Thioub (v. note précédente) n’aborde pas ici le tournant des années 90 en Afrique subsaharienne, en termes de système politique. Suite à la chute des régimes des pays l’Europe de l’est et de l’Union Soviétique (1989-1991), des régimes autoritaires africains dirigés par des dictateurs issus de consultations électorales plus ou moins «justes» ou de coups d’état, parfois déclarés « présidents à vie », proclament de nouvelles constitutions, où l’alternance et des élections multipartites sont inscrites. Cela ne produit pas des modifications fondamentales dans le mode de gouverner le pays. Les anciens présidents se succèdent à eux mêmes. Après 2000, des modifications seront introduites dans ces mêmes constitutions par les parlements ou via des simili-référendums, pour les «troisièmes mandats» qui pourtant les constitutions votées précédemment excluaient.
Sur le plan de vue économique, la même époque (durant les années 80 et après) inaugure  le passage au capitalisme de la part des régimes qui, sans être proprement socialistes, pratiquaient une politique qui s’inspirait du marxisme-léninisme et sous influence des experts des pays «socialistes».

[26] Cet historien fait remonter au temps de l’esclavage, ces comportements des élites africaines : «à l’époque, des compagnies européennes apportaient en Afrique des biens tout aussi inutiles et destructeurs, comme la verroterie, l’alcool et les armes. Elles les remettaient aux élites qui organisaient la chasse aux esclaves. Déjà le pillage permettait aux élites d’accéder aux biens de consommation importés » (v. note 24).

Albano Cordeiro

Albano Cordeiro

Albano Cordeiro est économiste sociologue – Paris, membre de la LMDH, Ligue Mozambicaine des Droits Humains.

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