Migrations : Lampedusa, «l’île bagne»…

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Les médias audiovisuels, empêtrés dans la règle du « pas d’images, pas d’histoire », rendent parfois un bien piètre service à l’humanité. Mais qui pourrait en vouloir aux  journalistes qui tiennent les desks de CNN, i-Télé ou Al-Jazira? Seulement formés aux techniques de l’audiovisuel et à une écriture terriblement académique, ils négligent toute dimension non apparente de l’actualité, laissant le traitement des sujets manifestement complexes aux «spécialistes» de la maison. Les rédacteurs en chef, quant à eux, sont le plus souvent à l’affût d’une «bonne histoire» que d’une histoire pertinente.

Ainsi une crise humanitaire se déroule-t-elle depuis plusieurs années en Europe, tandis que les médias regardent maladroitement ailleurs. Certes, la presse européenne a fréquemment évoqué le débarquement de centaines de clandestins sur les côtes italiennes, ne serait-ce qu’en « off », en dépit du fait que le bilan humain des naufrages du mois de mars 2009 est supérieur à celui du tremblement de terre qui a frappé les Abruzzes, quelques semaines plus tard. Mais, focalisés sur leurs traversées et les problèmes que posent leur arrivées massives sur le territoire européen, les médias sont paradoxalement passés totalement à côté de la tragédie dans laquelle la législation européenne plonge des milliers d’hommes et de femmes venus d’Afrique.

Après plusieurs révoltes et une mobilisation de la population locale, tous les regards se sont tournés vers « l’île bagne » de Lampedusa. Les télévisions européennes ont abondamment montré ces embarcations de fortune chargées de miséreux, saignés par la mafia libyenne, venus se sauver ou mourir aux portes de l’Europe, pour 1200 dollars par personne. Mais l’impasse a été faite sur la situation des migrants après qu’ils ont quitté, les poches vides, les dizaines de centres d’identification qui parsèment l’Italie du sud. On a seulement fait mine de redécouvrir l’enfer des clandestins lorsqu’un refuge d’Afghans a été mis à jour dans les caves de la gare désaffectée d’Ostiense. Mais qu’y avait-il de « bon » dans cette « histoire » ?

Il a été trop rapidement dit qu’il s’agissait d’un drame de « l’immigration illégale ». Or, comme le drame des Afghans vivant dans la misère à Calais et qui a mérité une visite ministérielle, cet arbre cachait la forêt.

Non, ce n’est pas seulement l’immigration illégale qui crée le drame de la misère qui se noue actuellement en Europe. L’immigration légale aussi. Revenons en Italie, puisque Lampedusa s’y trouve. Les Erythréens, par exemple, qui survivent tant bien que mal dans le bidonville infect de Ponte-Mammolo, dans la banlieue de Rome, ou qui vagabondent dans les bois surplombant Syracuse, ne se trouvent pas en situation irrégulière. Ils sont légalement enregistrés et dûment identifiés par les autorités italiennes. Ils sont « dublinés », comme on dit des migrants dont la situation est régie par la convention de Dublin, les contraignant à rester dans le premier pays européen dans lequel ils ont posé le pied.

Après avoir quitté les « centres d’identification et d’expulsion », ces réfugiés sont contraints de vivre dans une misère écœurante, séparés d’Italiens qui, excités par la presse de droite, les considèrent comme des dangers publics. Pour peu que l’on écoute l’insupportable récit de leur odyssée hors du « Kampuchéa africain » qu’est devenue l’Erythrée, puis de leur survie en Europe, il apparaît très vite que « la bonne histoire » ne se trouve pas à Lampedusa. Elle se trouve d’abord dans la lente descente aux enfers de leur nation. Puis dans cette liberté sinistre qui leur tombe dessus comme un malheur définitif, après qu’ils ont été identifiés par les ministères de l’Immigration de l’UE. Une crise humanitaire bien réelle que l’on néglige uniquement par ignorance.

Léonard Vincent

Léonard Vincent

Léonard Vincent est journaliste, ancien responsable du bureau Afrique de RSF.
Il est l’auteur du récit « Les Erythréens » paru en janvier 2012 aux éditions Rivages.

Léonard Vincent

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