Au-delà des chiffres : Etat faible, Etat failli ou la crise de (contre) développement

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Pygmees_en centrafrique
Peuple de la forêt, les pygmees continuent de se nourrir traditionnellement de la cueillette et du miel. Un mode de culture qui leur permet de rester semi-nomade, même si ils culitvent désormais le Manioc et l'Igname

Il a beau connaître ces chiffres depuis des mois, les avoir disséqués, analysés région par région, le responsable du Bureau des Nations unies pour la Coordination des Affaires Humanitaires (OCHA) à Bangui, Jean-Sébastien Munié, n’en reste pas moins  consterné par certaines données récentes publiées par Médecins Sans Frontières (MSF).

Fruit de cinq enquêtes distinctes menées par l’ONG et d’autres organismes de recherche au cours des deux dernières années dans cinq grandes préfectures regroupant plus de la moitié de la population centrafricaine, les analyses ont toutes montré des taux de mortalité supérieurs au seuil d’urgence (1/10000 et par jour). MSF, qui dénonce dans son rapport « une crise silencieuse » conclut à un « état d’urgence médicale chronique » dans l’ensemble de ces zones. Ainsi, dans la commune urbaine de Carnot, les taux bruts de mortalité ont-ils pu dépasser les 3,7/10000 morts par jour soit près de quatre fois le taux convenu pour le seuil d’urgence. Dans cette région, ce dernier est même passé à 7/10000 et par jour pour les seuls enfants de moins de cinq ans.

En poste depuis fin 2006, Jean-Sébastien Munié soupçonnait l’ampleur de la crise humanitaire « invisible » en Centrafrique et partage  largement le point de vue de la Commission européenne, qui a récemment classé la crise humanitaire qui sévit dans le pays comme « la deuxième plus grave au monde » après la Somalie. « Si nous prenons les principaux indicateurs sociaux, sanitaires, ou encore en en matière d’éducation ou de droits de l’Homme, explique Jean-Sébastien Munié, la situation en  Centrafrique est on ne peut plus critique.

 Les diamants n’ont jamais fait pousser le manioc

Mais ce que le responsable d’OCHA ne digère toujours pas, ce sont les chiffres illogiques qui ont été relevés dans certaines régions, pourtant considérées comme riches et fertiles. « Il y a de l’eau, des forêts, une démographie faible : normalement, avec ces données, il devrait y avoir de quoi nourrir tout le monde, mais non ». Certaines de ces zones, comme à Gadzi, Boganangone ou encore Boganda, ont en effet connu ces dernières années des taux de mortalité « très supérieurs à la référence plausible et accompagnés de niveaux alarmants de malnutrition», alors qu’elles bénéficient d’un fort potentiel agricole. « Ces chiffres nous ont effectivement interpellés », admet Olivier Aubry, coordinateur pour Médecins Sans Frontières, avant de donner quelques éléments d’explication. « Cette enquête a été faite dans une région diamantifère, où toute la population avait complètement délaissé l’agriculture, pour se consacrer entièrement à l’activité minière. A tel point que tout ou presque était importé au niveau nourriture, et en particulier le manioc, qui est la base de la nourriture. » Or depuis 2008, l’effondrement des cours du diamant, mais aussi la réorganisation  du secteur minier centrafricain ont abouti à la fermeture de nombreuses mines privant des dizaines de milliers de familles de revenus, et par conséquent, de nourriture.

Les diamants n’ont jamais fait pousser le manioc. Et selon Jean-Sébastien Munié, les résultats se sont très vite fait sentir sur le terrain. « Nous nous sommes retrouvés en raison de la crise financière et de la crise sur le marché du diamant de 2008, avec des taux locaux de malnutrition aigüe sévère – sur des zones de 80000 habitants – qui étaient de trois fois supérieurs à ceux du Darfour. » Depuis, tempère néanmoins Olivier Aubry, « les choses s’améliorent peu à peu dans cette région. La population s’est remise  à cultiver, même si c’est encore loin d’être suffisant. »

 Un « Etat fantôme »

Autre paradoxe, certaines régions touchées par ces taux élevés de mortalité ne se situent pas dans des zones de conflits ou à forte densité de déplacés. Ainsi les taux relevés dans les  régions de la Lobaye, Ombelle M’Poko, et même de Bangui, sont là aussi supérieurs au seuil d’urgence, alors que ces régions vivent dans une sécurité relative. La raison en est malheureusement ici dramatiquement simple. La majeure partie des postes des ONG humanitaires se concentre dans les zones de conflits. Le reste du pays se retrouve pratiquement livré à lui-même, avec une présence de l’Etat plus que négligeable. Un « Etat fantôme », même, si l’on en croit les différents acteurs du secteur, dont les défaillances sont visibles à tous les niveaux, à commencer par l’accès aux soins. Les dépenses de santé atteignent ainsi péniblement la somme de 7$ par habitant au niveau national, soit le 5ème budget de santé le plus bas du monde. Or, souligne Olivier Aubry, « le facteur n°1 de la mortalité en Centrafrique, ce sont les maladies (paludisme, tuberculose, VIH/SIDA – cf. encadré -, etc.) » dont le taux de prévalence atteint là encore des niveaux records.  Dans un document gouvernemental indiquant les grandes orientations à suivre pour lutter contre la grande pauvreté entre 2011 et 2015, le gouvernement affirme pourtant que « la santé et la nutrition sont deux des secteurs prioritaires au plan national » et s’engage à « faciliter l’accès aux services de santé à 72% de la population ». Mais le document reste très flou quant aux zones concernées, et du calendrier de mise en œuvre.

L’accès à l’eau est également un gros sujet de préoccupation pour les ONG. Selon ce même document gouvernemental, seule 34% de la population y aurait accès. Et il n’y a pas besoin d’aller plus loin que la capitale pour se rendre compte de cette situation préoccupante. En période de sécheresse, le niveau de l’Oubangui (fleuve qui sépare la RCA de la RDC) se retrouve au plus bas, hors d’atteinte des systèmes de pompage.

Résultats, certains quartiers comme celui de Gobomgo  ou du PK12 ne sont plus approvisionnés. Il n’est pas rare alors d’observer, la nuit, ces étranges processions d’habitants équipés de bidons et récipients divers, faire l’aller -retour vers des forages ou des points d’eau voisins. Là encore, le gouvernement et la société nationale de distribution (SODECA) sont pointés du doigt, et envisagent entre autre pour  répondre à cette préoccupation, « la libéralisation du secteur de l’eau et le développement du partenariat Public-privé ». En clair, une nouvelle démission de l’Etat qui aboutira à des autorisations de forages privés, et surtout, à une augmentation prévisible du prix de l’eau.

 Vers la fin des rébellions ?

L’absence de l’Etat explique d’ailleurs à bien des égards, selon Jean-Sébastien Munié, les troubles politiques qui secouent la RCA depuis le coup d’Etat de 2003. « Sikikédé – et les villages environnants -, dans le Nord, compte près de 28000 habitants. Ce serait l’équivalent de la sixième ville du pays, et pourtant, elle n’est pas considérée comme une commune, et n’est même pas indiquée sur les cartes de la MINURCAT (Force des Nations Unies). Lorsque je m’y suis rendu n’y avait pas de poste de santé, et on y avait pas vu de représentant de l’administration civile ou militaire centrafricaine depuis douze ans.

Pas étonnant, donc, si une rébellion s’est installée dans la région. « Les acteurs de la rébellion  voulaient contrer les attaques des Tchadiens (…) et critiquaient fortement le pouvoir de Bangui. Mais ils sont très attachés au pays, je n’ai jamais vu autant de drapeaux centrafricains ailleurs que dans cette région. »

Reste que la violence politique n’arrange rien à la situation de crise humanitaire, et si elle ne perturbe que peu l’action des ONG sur place, selon Olivier Aubry, les conséquences humanitaires sont désastreuses. Cinq groupes armés centrafricains, et deux rébellions importées de l’étranger – dont l’armée de résistance du seigneur (LRA, cf. encadré) – opèrent ainsi dans le pays, principalement au Nord et à l’Est du pays. Ces groupes s’affrontent entre eux et des accrochages fréquents ont lieu avec les forces étatiques présentes dans le pays. Les pillages de villages sont fréquents et les conflits armés provoquent parfois des évacuations de zones entières, qui bouleversent naturellement la vie et les moyens de subsistances de ces populations. Le nombre de déplacés internes s’est ainsi élevé à près de 95000 en 2012, dont 21500 en 2011.

Le 17 mai dernier, l’armée populaire pour la restauration de la démocratie (APRD), s’est officiellement auto-dissoute. Son président, Jean-Jacques Demafouth, qui s’était depuis plusieurs mois engagé dans le programme « Désarmement, démobilisation, réinsertion (DDR) » laborieusement mis en place depuis juin 2011, a ainsi mis  fin aux activités armées de l’une des principales rébellions du pays, ouvrant la voix à de nouvelles négociations avec d’autres groupes armés. 4700 membres de l’APRD avaient déjà déposé les armes les mois précédents, et déjà, près de 36000 déplacés originaires de l’Ouham Pendé, où sévissait l’APRD, seraient retournés sur place. Néanmoins, le Bureau intégré des Nations unies pour la consolidation de la paix (BINUCA), qui supervise la mise en place de ce plan de paix demeure prudent, et prévient que « le temps écoulé entre la Démobilisation et la Réintégration, qui devient de plus en plus long, pourrait conduire à une résurgence de tensions ».

 Une crise de « contre-développement »

La situation sécuritaire est en outre aggravée par la présence de nombreux « coupeurs de route » et autres groupes de bandits qui s’en prennent le plus souvent aux civils. « Des étrangers » si l’on en croit Eddy Wodde, historien et professeur à l’Ecole de Journalisme de l’Université de Bangui. Selon lui, cette situation sécuritaire est « en grande partie liée à la porosité des frontières », mais aussi et surtout à un déficit en forces de sécurité.  « Le pays couvre une superficie de 28000 km2, précise-t-il pour une population d’à peine 5 millions d’habitants, et les moyens de l’Etat dans les domaines militaire et sécuritaire font défaut. » Un avis partagé par Jean-Sébastien Munié, pour qui la Centrafrique est probablement « le seul pays pour lequel il appelle au renforcement du budget militaire ».

La situation s’est un peu améliorée avec 2000 membres  des forces de sécurité nouvellement recrutés et formés, mais cela porte le nombre total à seulement 7000, un chiffre nettement insuffisant pour couvrir l’ensemble du territoire. « Dans certaines régions, c’est la population qui est amenée à défendre les quelques gendarmes qui y sont cantonnés », ajoute-t-il d’un air las.

« En théorie, MSF se retire pour laisser place à des acteurs de développement, mais là, aucun acteur ne s’investit » s’alarme Olivier Aubry. Selon lui, la crise humanitaire n’est qu’une crise de développement déguisée. Une crise de « contre-développement », renchérit le responsable d’OCHA, pour qui la Centrafrique est peu à peu abandonnée par les bailleurs de fonds. Dans ce contexte de violences et de crise de gouvernance, il est certes aisément facile de comprendre les réticences de ces derniers à investir en République centrafricaine. Transparency International, qui établit  un classement des Etats les plus corrompus chaque année, place en effet le pays au 154ème rang mondial sur 179 en 2011.

Mais Jean-Sébastien Munié ne se résigne pas et ne cesse de solliciter les différents acteurs du développement, afin qu’ils investissent dans le pays. OCHA a sollicité en février 2012, un nouveau Processus d’Appel Consolidé de 134 millions de $, afin de financer plus de 105 projets de développement devant venir en aide à deux millions de personnes, soit près de 45% de la population centrafricaine. Pour le responsable d’OCHA, cette aide doit arriver, coûte que coûte, quitte à demander un peu de flexibilité aux bailleurs : « il y a des choses qui sont acceptables, et d’autres pas or si dans l’absolu la corruption est importante, il ne s’agit en volume que de petites sommes ». Au risque de paraître « cynique », il ne se prive pas d’ailleurs d’utiliser des arguments plus géopolitiques : « laisser ce pays dans cet état, le laisser encore plus dans l’oubli et s’enfoncer, c’est laisser la porte ouverte à une nouvelle déstabilisation du Tchad ou du Soudan du Sud, de la République démocratique du Congo, bref, de toute la sous-région… ».

 

Gaël Grilhot

Gaël Grilhot

Gaël Grilhot est journaliste indépendant.

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