Bailleurs, ONG et radios communautaires africaines : quels enjeux?

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Les radios de proximité jouent un rôle crucial face aux défis de développement du continent africain. Et elles ont encore un énorme potentiel à déployer. Mais les y aide-t-on vraiment? L’Institut Panos Afrique de l’Ouest et le COTA sont d’avis qu’on pourrait mieux faire. Dans un ouvrage co-édité en décembre 2008[1], les deux ONG plaident pour un changement d’attitude à l’égard des radios de proximité africaines, dans les logiques d’appui qui leurs sont adressées comme dans les modalités de partenariats qui leur sont proposés.

On les considère depuis longtemps comme des catalyseurs de développement, mais leur réputation ne s’est pas améliorée en proportion des louanges qu’on leur adresse. Il y a huit ans, nous déplorions combien bailleurs et ONG mésestimaient ou sous-estimaient les potentiels des radios « communautaires »[2]. Cela a-t-il évolué ?

Beaucoup de radios meurent jeunes parce que leurs promoteurs sont peu préoccupés par la qualité de leur ancrage communautaire, la stabilité de leur fonctionnement ou la pertinence de leur programmation du point de vue des besoins des populations. Alors qu’il faut du temps pour implanter une station, l’appui n’est dispensé que dans le court terme et se limite à l’installation et à l’acquisition du matériel, souvent au détriment du suivi et de l’accompagnement.

Pourtant, les exigences de qualité et de viabilité à leur égard sont de plus en plus fortes. On n’a jamais tant attendu qu’elles démontrent l’impact de leurs actions, jamais il n’y a eu autant de commentaires stigmatisant leur manque de professionnalisme, leur incapacité à s’assurer une autonomie financière suffisante, etc.

On peut se féliciter que les radios « communautaires » soient juridiquement reconnues. Mais, les critères établis pour les désigner sont fondés essentiellement sur les modes de financement et la nécessité d’assainir la concurrence et préserver les parts de marché des radios publiques ou commerciales. Au regard de la variété des pratiques et des contextes, les catégorisations en vigueur sont totalement inadaptées et, partant le cadre légal dans lequel leurs activités doivent être circonscrites.

Les radios dites « communautaires » peuvent être associatives, municipales, villageoises, paysannes etc. mais toutes sont soumises aux mêmes réglementations. Les contextes sont souvent si difficiles que même la distinction entre station privées, commerciales ou à but non-lucratif est artificielle. Ce qui distingue les stations les unes des autres c’est davantage le degré d’enclavement de la région dans laquelle elles émettent, la qualité de leur engagement social et du service offert à la communauté, la volonté et la capacité d’entretenir des relations de proximité avec leur auditorat, d’impliquer ce dernier dans leurs émissions, la production, le suivi des programmes, la gestion etc.

Des influences minimisées

On les considère comme des outils d’information et de communication ou, à la rigueur, des espaces de dialogue et de débat. Or, leurs fonctions au sein de la communauté, les attentes des populations ou des institutions locales dépassent le fait de véhiculer des messages, des bulletins ou de servir de porte-voix d’opinions diverses. Leurs apports outrepassent les services rendus aux diverses campagnes et programmes qui les emploient.

Elles sont des actrices à part entière de la vie et du changement social. Leurs fonctions les situent au centre de débats, de processus de concertation et de médiation; même lorsqu’on les cantonne tacitement dans le rôle de témoin passif, elles participent bel et bien à ces rencontre; elle sont constamment amenées à opérer des choix et des jugements dans leurs stratégies, dans l’information qu’elles dispensent, dans les partenaires qu’elles approchent; elles doivent inciter les gens à s’intéresser à leurs activités ou à d’autres projets, et endosser par là même un rôle d’influence.

Elles sont les seuls acteurs de la société civile auxquels les législations dénient ouvertement le droit de faire de la politique et de manifester un engagement idéologique.
Elles restent considérées par les politiques ou les intervenants de la coopération comme des seconds couteaux juste bons à exécuter des stratégies décidées par d’autres. Pas étonnant que les options de collaboration, les opportunités de renforcement, les chances d’émancipation demeurent limitées. C’est l’évolution du secteur tout entier qui est ralentie.

On attend des radios de proximité qu’elles facilitent les synergies et la mobilisation des communautés sur les questions de développement. Comment pourraient-elles y parvenir si elles ne sont pas admises dans le tissu social, culturel et institutionnel comme des interlocutrices dignes de ce nom ? Sont-elles aidées pour s’affirmer comme telles ?

Rares encore sont les opportunités de formations qui sortent du canevas technique de base. Les principaux intéressés orientent rarement leurs demandes au-delà. Le coût des modules et la disponibilité qu’ils réclament font qu’on limite les dépenses de formation au strict nécessaire et qu’on saute sur la première offre gratuite ou bradée qui se présente, quelle que soit son utilité. Et si des besoins plus larges sont ressentis, ils ne sont pas forcément exprimés.

On a peu capitalisé sur les usages, la réflexion sur les fonctions possibles des stations est encore peu avancée. On manque de modèles pour décrire certaines situations, de critères pour les comprendre ou d’indicateurs pour en témoigner. Comment l’offre et la demande en formations évolueraient-elles ?

La dépendance financière, envers le partenaire/promoteur du Nord et le bailleur de fonds, engendre un effet pervers selon lequel on hésite à critiquer leurs propositions stratégiques.
Les bailleurs de fonds et les promoteurs de projets poussent à une professionnalisation accrue. Mais à quelles conceptions de la communication ou des médias en général, leurs exigences font-elles référence ?

Le monde de la coopération est-il capable d’apprécier les besoins en renforcement de compétences de médias de proximité ? Quant aux professionnels des médias auxquels on confie le soin de former les agents de radios, apportent-ils des compétences et des préceptes en phase avec les enjeux du développement local ? Ont-ils une vision assez large du rôle des médias dans la vie sociale ? Amènent-ils des critères de travail compatibles avec les enjeux de développement ?

Les radios locales se retrouvent écartelées entre les besoins et les contraintes de leur milieu, les critères de qualité du monde des médias et ceux de la coopération, des considérations théoriques empruntées à des logiques gestionnaires étrangères, des normes techniques empruntées à d’autres réalités. Ces besoins ne convergent pas toujours. Qui fixe le juste milieu?

Un appauvrissement des pratiques

On lit et on entend également beaucoup de plaintes concernant le manque de créativité des stations de proximité. Si elles n’étaient pas poussées à copier les grands médias que les formations leur donnent en exemples, peut-être en serait-il autrement.

Les différents genres radiophoniques sont enseignés sous des formes stéréotypées. Cela aide les responsables de stations à mieux gérer les moyens et le temps d’antenne disponibles. Les équipes sont ainsi rapidement formées et disposent de modèles théoriques pour jauger la qualité technique et esthétique de leurs prestations. Mais les modèles sont rarement remis en cause et parfois appliqués systématiquement indépendamment des objectifs poursuivis, des contextes ou des besoins de l’environnement. Leur application scrupuleuse contribue en partie au maintien de la radio dans ses usages éculés.

Autre responsabilité des programmes de développement : il n’existe pas ou peu de financements qui autorisent les auteurs à libérer leur créativité, à faire de la pure fiction par exemple, si elle n’a pas un alibi « développementaliste », si le sujet traité ne se rapporte pas au VIH-SIDA, à la santé maternelle, au statut de la femme, aux pratiques agricoles, à l’alphabétisation. Quelle place reste-il à la culture dont on vante si souvent l’importance pour le développement humain ?

L’influence du journalisme et des médias de masse

Un des plus grands problèmes dénoncé aujourd’hui est le manque de qualifications journalistiques, en particulier la mauvaise maîtrise, voire le mépris, des règles déontologiques du métier. L’essentiel de l’offre en formation se rapporte au journalisme.

Personne ne niera que contrôler un média implique une attitude responsable respectueuse de certaines règles élémentaires de déontologie. On a certainement raison d’inciter les médias à se préserver de toute forme de corruption, de partialité partisane ou de manipulation, à respecter les lois en vigueur dans leur pays, les règles élémentaires de politesse, de convivialité et de la liberté d’expression; à s’en tenir autant à leurs droits qu’à leurs devoirs. Les chartes et les codes professionnels sont nécessaires, mais on a trop tendance à en généraliser l’application à tous les médias, quelles que soient leur taille, leur vocation, leurs méthodes de travail ou leur identité juridique.

Les radios de proximité ne sont pas uniquement des médias assumant des rôles de journalistes ou d’informateurs ou de communicateurs. Elles sont également des animateurs et des médiateurs sociaux, des agents de développement appelés à des responsabilités qui requièrent des qualifications plus larges que celles du journalisme.

Que les règles déontologiques de la presse s’appliquent à leurs activités qui regardent le journalisme, à certains contextes ou enjeux particuliers, tendus sur le plan politique ou contenant les germes de conflits violents, c’est bien. Mais doit-il en être de même pour leurs autres « casquettes » ?

La place et le rôle des radios de proximité sont par essence ambigus. Elles doivent affronter des problèmes identitaires sérieux et résoudre de nombreux conflits d’intérêts. Cantonner d’emblée leurs références au journalisme et aux grands médias ne nous paraît pas une réponse satisfaisante.

Il est vrai que les jeunes « radioteurs » sont demandeurs de cette référence au monde de la presse professionnelle. Même les régions pauvres et enclavées doivent pouvoir compter sur de bons et authentiques journalistes; c’est valorisant pour le secteur comme à titre individuel. Les motivations de nombreux bénévoles se trouvent aussi dans l’opportunité qui leur est offerte d’acquérir des qualifications qu’ils pourront mettre à profit ailleurs.

Dans le contexte où ils sont amenés à exercer, vaut-il mieux être un « technicien professionnel » ou un acteur de la cité responsable et efficace ? Quelles formations proposent de concilier les deux idéaux ?

Un équilibre entre professionnalisme et militance

Une bonne qualification donne des garanties certaines quant aux conditions d’entretien du matériel, à la qualité des programmes, à la fiabilité des services offerts, et par extension, à la viabilité de la station toute entière.

Or, les recrues des radios sont en moyenne peu éduquées et peu peuvent se prévaloir d’un diplôme, et encore plus rarement d’un diplôme en communication ou en techniques audiovisuelles. Cependant certaines radios ont délibérément choisi d’éviter de faire appel à des professionnels parce qu’elles cherchaient à innover et aussi à favoriser la polyvalence et à garantir l’esprit communautaire.

On part ici du principe qu’il est plus efficace et plus sûr d’employer des personnes « neuves », jugées surtout sur leur intérêt et leurs capacités d’adaptation. C’est aussi un moyen d’éviter la reproduction tacite de schémas de communication hérités de modèles éculés, moins participatifs…

Pour attirer de l’aide, certains commentateurs, acquis à la cause des médias du Sud, ont peut-être trop tendance à mettre l’accent sur les lacunes à combler, plutôt que sur les qualités à valoriser. La faculté de survivre et de travailler dans des conditions précaires et instables en est assurément une. Le militantisme qui anime bon nombre de « radioteurs » de proximité africains en est une autre qu’il faut mettre en avant.

Bien sûr une bonne motivation ne suffit pas. L’amélioration des pratiques, comme la consolidation du secteur, passe par une certaine professionnalisation. En outre, il est naturel que les « radioteurs » africains veuillent obtenir la reconnaissance de leurs pairs, qu’ils tiennent à ce que leurs compétences soient respectées et leurs mérites admis à condition que le désir de rendre le secteur plus performant ne finisse pas par étouffer la spontanéité, la débrouillardise et la vocation de ses forces vives, leur identité même.

La volonté de professionnalisation des médias peut entraîner un autre risque : la « dé-communautarisation ». Plus on a besoin de spécialistes, moins les communautés peuvent s’impliquer, moins elles peuvent contrôler le média, moins elles peuvent bénéficier des fonctions structurantes et formatrices de l’initiative.

Les aides extérieures à long terme sont inévitables

On néglige d’aborder la question du financement dans sa dimension globale. La santé économique de la radio est proportionnelle à sa faculté de s’intégrer dans la dynamique de développement local, de s’impliquer dans les initiatives du plus grand nombre d’acteurs. Une bonne assise financière dépend de la représentativité de la radio et de sa légitimité tant au regard des acteurs locaux que de ceux de l’extérieur. Se pencher sur l’économie de la radio revient aussi à s’interroger sur les modalités de participation des individus, des collectivités locales, des ONG, des pouvoirs locaux ou nationaux, de la communauté dans son ensemble, sur leurs capacités de concertation et d’organisation.

Trop de financeurs conditionnent leur soutien aux seuls critères attestant de la capacité des communautés à assurer seules la viabilité financière de leurs stations. On a longtemps escompté que des capacités avérées de gestion, un matériel fiable et une bonne formation technique et méthodologique dans le maniement et l’entretien de l’équipement pouvaient constituer un bagage suffisant que les bénéficiaires pourraient à leur guise faire fructifier.

Le volume de marché potentiel, le nombre d’annonceurs ou de partenaires susceptibles de louer les services de la radio sont les principaux critères permettant d’estimer la viabilité financière d’une station, y compris lorsque celle-ci n’est pas un média à vocation commerciale. D’une façon générale, on investit plus volontiers dans l’implantation de radios dans des régions présentant des garanties économiques durables et suffisamment organisées.

La pertinence de la réponse aux besoins ou la volonté d’implication des populations ne sont pas jugées déterminantes. Dans certains cas, on n’hésite pas à installer des stations dans des zones où il en existe déjà. Or, les régions les plus enclavées, les moins riches, les moins bien organisées et où les ONG ne sont pas actives sont celles qui tireraient le plus grand profit des vertus dynamisantes d’une radio communautaire.

Cette attitude est décalée par rapport aux besoins réels sur le terrain. Elle trahit aussi une vision limitée de ce que peut être l’apport de la radio de proximité.
Non seulement l’envie et la motivation de la communauté sont passées au second plan, mais on néglige les bénéfices directs ou indirects qu’une localité peut retirer de la présence d’une radio sur le plan social, culturel, politique mais aussi sur le plan organisationnel et sur celui du savoir en général. Notons que ce sont les seules entreprises dont on ne valorise pas les apports dans les diagnostics économiques locaux. Comment peut-on les juger si insignifiants sans se donner la peine de les examiner ?

Lorsqu’on compare les coûts de la radio aux moyens de viabilité disponibles, on omet souvent de quantifier l’économie que représente la somme de ces bénéfices pour les programmes/projets de développement engagés dans la zone.

Avant d’exiger d’une radio s’autogère, il faut que les investissements qu’on lui consacre soient pensés sur le long terme, et en fonction de choix pertinents de stratégies, d’équipements, de formations, de recrutement, de gestion, qui débouchent effectivement sur des opportunités de développement. Il y a quelque chose de cynique à exiger des stations de respecter des critères de viabilité sans leur en donner les moyens au départ.

Encore leur serait-il possible de diversifier jusqu’à un certain point leur sources de revenus, les possibilités locales sont trop réduites ou exigent un déploiement de compétences et de moyens dont elles ne disposent pas forcément d’emblée.

Les stations de proximité ne peuvent s’autofinancer sur le long terme, en particulier la part de leurs activités qui relève de leur mandat social, de fonctions collectives et transversales.

Idéalement, les collectivités doivent autant que possible accepter de les prendre en charge (et quand on parle de collectivité, c’est dans un sens large qui implique la population comme les acteurs institutionnels et associatifs présents dans la zone d’émission sans en être nécessairement issus). Cependant les bailleurs doivent continuer à subventionner, peut-être dans une moindre proportion, mais sur la durée.

Et cependant sortir des logiques d’assistance

On ne devrait plus concevoir la création d’une station de proximité comme on envisage la mise à disposition d’un outil ou d’un service. Ce qui est en jeu c’est l’émergence, le renforcement et l’affirmation d’un acteur local de développement.

En tant que telle, la radio ne doit plus être considérée comme un subalterne exécutant ou un pourvoyeur de services auxquels on aura recours à des conditions discutables. Mais de vrais partenaires. Par partenariat, on n’entend pas des relations d’affaires et de collaborations plus ou moins récurrentes, mais bien des rapports de travail et d’échanges équitables et structurels comme on le ferait avec une ONG, une association ou une institution de développement local.

En somme, une forme de partenariat telle que la conçoivent les règles de cofinancement des bailleurs de fonds internationaux, basée sur un partage concerté des objectifs, des avantages, du pouvoir, des ressources, des responsabilités et des risques.

Pour cela, les relations de partenariat avec les radios de proximité devraient se concevoir autrement que dans un rapport d’assistance; davantage dans un esprit d’entraide et d’échange de compétences. La contribution des stations à l’aboutissement des projets est rarement mise en valeur dans les évaluations des programmes qui les ont utilisées. Il s’opère déjà plus d’échanges qu’on ne veut bien l’admettre.

[1] « Plaidoyer pour l’appui des radios locales de service aux communautés en Afrique de l’Ouest. Guide à l’intention des ONG et des bailleurs de fonds » (collection Hors Série, n°8), Bruxelles, 2008, 243p., ISSN 1377-8331.

[2] Lire « ONG et radios communautaires en Afrique. Sur la même longueur d’onde ? dans « Les ECHOS DU COTA », n°95 (juin 2002) (http://www.cota.be/SPIP/dw2_out.php?id=127) et « Radios communautaires en Afrique de l’Ouest. Guide à l’intention des ONG et des bailleurs de fonds (Hors Série, n°5), Bruxelles, 2003 (http://www.cota.be/SPIP/IMG/icones/pdf-dist.png).

Stéphane Boulc'h

Stéphane Boulc’h

Chargé de recherches et de missions pour l’ONG COTA (www.cota.be).

Stéphane Boulc'h

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