Le « blocus » haïtien ou le reflet du fossé entre ONG et population…

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Chronique de la découverte de Port-au-Prince (volet 2)

© Alice Corbet

Quand il arrive à Port-au-Prince, l’un des premiers mots de créole que l’étranger apprend est « blocus ». Ce terme éloquent désigne des embouteillages monstrueux, dans lesquels toutes sortes d’engins motorisés patientent des heures en klaxonnant, dans la poussière et sous le soleil. 4X4, blindés, tap-taps, pare-chocs contre pare-chocs, offrent alors un condensé de la société haïtienne : un monde où les ONG et les expatriés croisent parfois le quotidien des Haïtiens dans d’insatiables blocus.

Les blocus commencent tôt, avec les travailleurs et les élèves qui se rendent au travail. Vers 7 heures du matin, des routes entières sont bloquées et c’est la loi du plus fort pour se frayer un chemin : il n’est pas rare de mettre 3 heures pour rejoindre son bureau ou son école. La police, dépassée par le problème, ajoute souvent au désordre en essayant de le réguler… ou en instaurant d’inopinés contrôles de papiers qui créent d’impitoyables files d’attente. La journée s’ensuit, immobilisant pendant de longues heures des colonnes de voitures, jusqu’à ce que le calme retombe à la tombée de la nuit. C’est alors qu’on découvre que, finalement, Port au Prince n’est vraiment pas grand et que si de jour le trajet prend du temps, ce n’est pas dû aux distances ni même à l’état déplorable des routes, mais à l’étouffement des artères par de trop nombreuses « machines ».

Exceptée la catégorie de riches Haïtiens -par ailleurs rendue visible grâce à ses biens alors qu’elle ne représente qu’une petite minorité-, rares sont ceux qui disposent de voitures et les gens se déplacent principalement avec les transports en commun : ils sont dépendants des « taps-taps », petites camionnettes privées aux couleurs bariolées et aux messages à forte connotation religieuse (« Dieu est avec moi », « Jesus guide notre chemin »,) ou le plus personnel « La jalousie n’est pas un pêché »), et dont le prix oscille entre 5 et 15 gourdes (5HTG = O,12 dollars US = 0,09 euros). Entassés sur leurs inconfortables bancs, dans des conditions souvent dantesques, il faut apprendre la patience pour se déplacer dans la capitale haïtienne. Et cela laisse le temps de philosopher sur la cause des embouteillages…

Certes, les taps-taps (qui, en outre, ont comme règle de conduite de n’en respecter aucune et de s’arrêter au milieu des rues pour prendre ou déposer de nouveaux clients), sont l’une des principales causes des embouteillages diurnes de la ville. Mais d’autres redoutables véhicules se voient aussi accuser d’encombrer les routes de la capitale : les blindés de la Minustah (1) et les 4X4 des ONG. Ces derniers sont partout. Hauts sur roues, souvent climatisés, toujours blancs, ils permettent aux passagers des taps-taps de réviser leurs sigles : MDM, EDM, MSF, SSF, ACF, PNUD, UN, OIM, CICR, AFD, WFP, etc … Surtout, ils agacent car leur confort est souvent dédié à une seule personne –voir au seul chauffeur s’il part chercher quelqu’un- car la plupart des membres des ONG ne peuvent conduire pour des raisons de sécurité.

Plus que cela, cette présence ostentatoire et encombrante des 4X4 incarne l’omniprésence des organisations internationale : cette dernière est tellement visible qu’elle est devenue une habitude pour la population au point d’être normalisée, tout en créant des déséquilibres dans la société. Ainsi, une compagnie de téléphone offre, tout naturellement, des « tarifs ONG ». Les T-Shirt siglés se revendent et habillent des milliers de personnes. Et il n’est pas à douter que certains parents motivent leurs enfants qui ont la chance d’aller à l’école en ces termes : « si tu travailles bien, tu pourras travailler dans une organisation ».

Une « organisation »… c’est sous ce terme que les Haïtiens désignent la myriade d’ONG et associations diverses qui sont installées dans le pays. Combien sont-elles exactement ? Difficile de le dire, mais même si les nombres improbables de 8000 ou 10 000 sont souvent avancés, leur quantité réelle est sans aucun doute impressionnante. De toutes sortes, les « organisations » sillonnent la ville dans leurs 4X4 et pour bien être identifiées, elles imposent leurs logos sur leurs brassards, sur leurs bureaux, et sur les biens distribués comme les bâches, les kits d’hygiène, les sacs de nourriture. Car si le don est gratuit, il est néanmoins toujours « sponsorisé » : les toiles distribuées qui composent les champs de tentes des déplacés laissent apparaître de multiples sigles et drapeaux.

Ces « organisations », pourvoyeuses d’emplois éventuels, sont parfois renommées pour leur efficacité et connues pour leurs services. D’autres se situent dans un domaine plus indéfinissable pour les Haïtiens, qui est celui des bailleurs de fond ou des organismes internationaux de soutien et de développement. Certaines se réfèrent à des groupes religieux et soutiennent des idéologies, notamment évangélistes ou protestantes. D’autres enfin, souvent petites et assez opportunistes, profitent de l’ouverture totale d’Haïti et de ses besoins colossaux pour s’imposer. L’ensemble forme une sorte d’eldorado pour les expatriés, parfois mal vécu par les haïtiens.

En effet, dans ces circonstances, la lisibilité de l’intervention humanitaire n’est pas très claire. Pourquoi tant de monde, pourquoi ces organismes paraissent-ils si semblables (ne serait-ce que par leur nombre de « blancs »(2), leurs voitures, et leurs lieux de vie dans des quartiers sélectionnés), mais font un travail si différent et insaisissable ? Par exemple, comment comprendre que telle ONG s’en va car le temps de l’urgence est passé, que telle autre démissionne par manque de fonds, que les interlocuteurs changent si souvent et n’ont pas le temps d’apprendre à parler créole ; pourquoi l’une promeut la démocratie et les droits de l’homme et l’autre l’amour de dieu ? Et quelles sont les relations entre ces diverses organisations et l’ONU qui se décompose également en officines, mais qui s’incarne surtout en la force armée de la Minustah ?!

Le problème du fossé se creusant entre la communauté internationale et la population haïtienne vient donc de l’incompréhension légitime des Haïtiens face à des groupes si divers. Il provient également très souvent de l’attitude de certains membres d’ONG qui, même s’ils sont minoritaires, ont un impact très néfaste sur la perception de l’intervention humanitaire. Ainsi, on rencontre à Haïti des expatriés assez peu encadrés, parfois très jeunes (plusieurs ont 19 ans et font ici leur première mission), et qui peuvent avoir des réactions quelque peu immatures lorsqu’ils ne sont pas concentrés sur leur travail. Beaucoup habitent dans des quartiers privilégiés (3) où les maisons aux styles hollywoodiens sont louées plusieurs milliers de dollars américains par mois : elles proposent des piscines, des salons de détente, et des jardins verdoyants protégés par de hauts murs et des agents de sécurité. La plupart des expatriés doit aussi répondre à des conditions de sécurité drastiques visant à mieux les protéger, mais les séparant de la réalité du pays : couvre-feu le soir, déplacements signalés, lieux de détente sélectionnés.

Même les quartiers sont classés selon leurs « risques de dangerosité » et dans certains, une simple excursion devient compliquée… sans que cela ne soit toujours légitimé par la réelle ambiance de l’endroit (ce découpage de la ville en fonction de sa dangerosité plausible a d’abord été établi par l’ONU, avant le séisme : les zones vertes sont estimées sans dangers, et les zones rouges sont soumises à diverses restrictions (4)). Pourtant, ce sont les quartiers privilégiés qui deviennent aujourd’hui de nouveaux lieux de la délinquance, car tous les biens véhiculés par les étrangers, proches spatialement et culturellement des riches Haïtiens, attirent les petits voleurs voire les dangereux caïds : paradoxalement, il est donc parfois plus sécuritaire, à Haïti, de vivre en « zone rouge », au milieu de la population et… loin des « blancs ».

Haïti est un pays de contrastes et cette activité des étrangers qui s’investissent dans des projets humanitaires est donc, parfois, tellement présente qu’elle en devient grotesque. Que dire de ces cafés et restaurants, détenus par des étrangers, où le public est essentiellement composé d’expatriés et d’haïtiens de la diaspora ? Leur simple tarif d’entrée exclut la grande majorité des haïtiens (5). Que dire également de ces hôtels de luxe qui font vite oublier, une fois à l’intérieur, combien la vie est difficile à Port-au-Prince ? Finalement, seuls les blocus mettent les expatriés sur un pied d’égalité avec la population locale en leur faisant subir l’attente comme tout le monde, bien que ce soit dans des espaces climatisés et le mini-ordinateurs sous les yeux.

En outre, ce hiatus entre ces deux entités que sont les organisations internationales d’une part et la population d’autre part, qui se nourrissent littéralement l’une de l’autre, cette césure donc, est devenue encore plus visible depuis le séisme et depuis qu’apparaissent, sans aucun filtre, ces démonstrations ostentatoires d’un niveau de vie quelque peu indécent au regard des difficultés de la population. Ainsi à Pétionville, des lieux d’opulence se juxtaposent avec les camps qui débordent de tous les espaces publics, et d’un même regard on peut embrasser le dénuement quasi complet des déplacés, une Porsche Cayenne entre deux taps-taps cahotants, et un hôtel prestigieux. C’est alors que beaucoup d’Haïtiens se sentent mal à l’aise vis-à-vis de ces « blancs » qui se comportent parfois en touristes et qui ne comprennent pas leur mode de vie, car s’ils le côtoient, ils ne le partagent en rien. La rancune monte parfois chez certains, notamment les plus jeunes, marqués par le sentiment que leur situation ne s’améliore pas, et lassés du passage du personnel des ONG (les missions sont parfois très courtes, et il y a un grand turn-over des expatriés). Le ressentiment envers les étrangers est alors des plus compréhensifs : d’où cette expression récurrente entendue dans de nombreux camps et quartiers : « ils se font de l’argent sur notre dos ». Certes souvent injuste, mais aussi parfois véridique, cette remarque illustre bien l’incompréhension qui sépare les ONG des populations qui sont pourtant au cœur de leur intervention, et stigmatise les incohérences du dispositif humanitaire.

Lire volet 1 et 3
(1) Minustah : Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti. Cette dernière circule beaucoup en ville, notamment avec des blindés ou des camions surarmés… ce qui ne facilite pas la circulation.
(2) « Blancs » : en créole, ce terme désigne les personnes blanches au sens large, incluant tous les étrangers.
(3) Plus on monte sur les hauteurs de Port-au-Prince, plus les quartiers s’enrichissent, moins les destructions liées au séisme sont visibles. Citons Pétionville, Peguyville, Montagne noire… ou, plus intégré dans la ville, le quartier de Pacot. Enfin, la ville est parsemée de villas splendides qui ne se dévoilent qu’une fois passés de hauts murs surmontés de barbelés acérés, et gardées en permanence par des compagnies de sécurité privées armées.
(4) Suite au séisme, cette classification a parfois empêché ou retardé les sauveteurs pour atteindre certains endroits : l’aide privilégiait les zones vertes et seules certaines ONG s’aventuraient en zone rouge.
(5) Par exemple, une soirée au « Café des Arts » à Pétionville pour un concert reggae coûtait 250 gourdes en mai 2011, soit 6,12 dollars, dans un pays où 78% de la population vit sous le seuil de pauvreté absolue de moins de deux dollars par jour (81,65), et 56% dans une pauvreté extrême (moins de 1 dollar par jour soit 41gourdes) – chiffres PNUD.

 

 

 

 

 

 

Alice Corbet

Alice Corbet

Alice Corbet est anthropologue, membre du Comité de rédaction de Grotius.fr.