Cinéma algérien: l’urgence d’un plan de sauvegarde

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A l’occasion des 50 ans de l’indépendance de l’Algérie, Grotius International revient sur le documentaire algérien à travers le témoignage de trois acteurs et spécialistes de la question. L’universitaire et cinéaste Mohamed Bensalah revient sur l’état déplorable des archives filmiques de son pays.

«Rendre hommage aux réalisations accomplies par l’Etat dans le domaine de la lutte contre les atteintes, les préjudices et les dommages causés aux biens culturels et témoigner une reconnaissance à tous ceux qui mettent leur savoir-faire au service de la préservation du patrimoine et des valeurs culturelles de la nation». Le leitmotiv de notre ministre de la culture, Madame Khalida Toumi, ne souffre d’aucune ambiguïté. Mais les déclarations chaleureuses ne suffisent plus. Le dossier est certes, épineux et sa prise en charge nécessite, non seulement une logistique et des moyens financiers colossaux, mais en plus, compte tenu des règles de conservation coûteuse en terme de ressources humaines et financières, la valorisation d’un patrimoine audiovisuel n’est guère envisageable à l’échelle d’un pays.

Valorisation du patrimoine audiovisuel dans le monde

Les Européens ont bien compris cela. Pour faire resurgir les images du passé et leur immense richesse historique et culturelle, ils ont commencé par unir leurs efforts. Profitant de la célébration du mois du patrimoine culturel, placé cette année sous le thème « Patrimoine culturel et sécurisation », nous souhaitons, encore une fois, alerter les responsables pour une prise en charge urgente de nos fonds patrimoniaux audiovisuels et cinématographiques, aujourd’hui en péril. Ces œuvres de l’esprit, entendues comme l’essence de la créativité des hommes et des femmes, se trouvent dans un état de déliquescence avancée. Ce patrimoine, « part essentielle de la mémoire des hommes d’aujourd’hui, faute d’être transmis aux générations futures dans sa richesse et dans sa diversité, risque d’amputer l’humanité d’une partie de leur conscience de sa propre durée[1]. »

L’intégration de l’image dans les collections des bibliothèques publiques, nées aux Etats Unis et au Canada où elle était largement répandue dans les années 7O, a servi de catalyseur en France où l’introduction des images et des sons dans les bibliothèques Françaises remonte à l’année 1977, avec l’ouverture de la bibliothèque d’information du Centre Georges Pompidou à Paris. Depuis, de nombreuses vidéothèques thématiques (en art lyrique, en photographie…) ont vu le jour à côté des médiathèques généralistes. Des fonds consultables sur place offrent aujourd’hui à tout un chacun la possibilité de revisiter le patrimoine audiovisuel jusqu’alors inaccessible. Sous d’autres cieux, à côté des musées pour la peinture et la sculpture, à côté des théâtres et des conservatoires, existent des médiathèques, des filmothèques, des photothèques et des vidéothèques, lieux de mémoire et éléments essentiels du dispositif de restauration des supports anciens, de conservation et de valorisation du patrimoine audiovisuel et cinématographique. La FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film), tout comme l’ACE (Association des Cinémathèques Européennes, qui regroupe une cinquantaine d’institutions) et l’UNESCO ont maintes fois sonné l’alarme afin que des mesures urgentes soient prises. L’opération nitrate, entamée il y a un peu plus d’une décennie, est considérée comme une première étape dans la voie de la restructuration des produits filmiques. Son objectif : enrayer la dégradation des films sur supports de nitrate de cellulose et limiter les risques d’incendie. Mais comment sauvegarder le capital patrimonial algérien en perdition ?

Signaler l’urgence de l’exigence de conservation et de la prise en charge des fonds patrimoniaux ne suffit plus. Il faut faire preuve d’imagination et envisager de nouvelles initiatives à même de mettre à l’abri et de revivifier toutes nos richesses culturelles en perdition.

Un plan d’urgence

Au-delà de l’archivage des films et des émissions de télé, il y a urgence à déployer des activités de restauration, de recherche, de catalogage, de publications et d’échanges, toutes actions qui nécessitent des équipements adéquats (analogiques et digitaux, nécessaires au transfert des archives sur de nouveaux supports) et un personnel spécialisé dans les domaines du numérique et des techniques multimédias. Au-delà des enjeux cognitifs et culturels, l’autre aspect, non moins essentiel à prendre en charge est celui relatif aux problèmes d’ordre technique, juridique, commercial et d’éthique patrimoniale. Ce patrimoine spécifique, ne l’oublions pas, recèle une charge symbolique, politique et philosophique évidente qui touche aux fondements d’une modernité endogène. L’audiovisuel et le 7ème Art ont beaucoup de choses à apporter à l’identité en devenir. Quelle que soit la distance provoquée par le détour symbolique, l’œuvre culturelle et artistique n’existe que par sa relation dialectique et passionnelle au monde. A travers son patrimoine, l’homme produit du sens et institue des valeurs en engageant sa responsabilité et sa liberté. Un patrimoine se construit par l’actualisation obstinée de la faculté de penser et se traduit à la fois par un combat contre toutes les formes de déraison dogmatique et aveugle, et par une amélioration permanente de notre condition humaine.

L’importance stratégique des archives nous incite à établir, de toute urgence, un plan de sauvegarde urgent, car l’essentiel du patrimoine audiovisuel et cinématographique est en danger. Grâce au Programme International pour le Développement de la Communication de l’UNESCO (PIDC), la sauvegarde du patrimoine filmique, et plus particulièrement des actualités filmées, est devenue une priorité. La valorisation des fonds documentaires est nécessaire pour retrouver et enrichir les racines et la mémoire et puiser de nouvelles sources d’inspiration mais aussi comprendre la société d’aujourd’hui. La postérité de ces matériaux est essentielle. Il faut les sortir des étagères poussiéreuses et les rendre accessibles à tous. Sauvegarder notre patrimoine audiovisuel et cinématographique implique la capacité de construire, reconstruire, innover, créer et appelle à reprendre les principes fondamentaux de l’individu moderne. La collecte, la préservation et la valorisation du patrimoine culturel immatériel constitue une priorité absolue. Les œuvres de l’esprit, en relation dialectique et passionnelle au monde, méritent d’être valorisées. L’art et la créativité, leviers de développement et vecteurs d’avenir et de progrès, impliquent tous les créateurs qui se battent pour créer de la beauté et du sens dans un dialogue avec le présent, l’avenir et le passé, l’ici et l’ailleurs, le proche et le lointain, le particulier et l’universel.

Lorsque l’on se prétend chantre de la démocratie, de la culture et du lien social, on ne peut négliger les artistes, la création et donc le patrimoine culturel et artistique.

Depuis le 20 avril 2007 est entrée en vigueur la Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel[2]. Cet instrument juridique et normatif a pour objet la sauvegarde, la protection et la promotion du patrimoine culturel intangible dans toutes ses expressions (traditions, langues, arts du spectacle, pratiques sociales, savoir-faire artisanal…). La question qui se pose pour nous est celle de savoir pourquoi l’Algérie, qui fut l’un des premiers signataires de cette Convention, tarde à mettre en application une véritable politique de sauvegarde à même de mettre un terme aux dégâts irréversibles, occasionnés à ce jour, aux supports audiovisuels et filmiques.

Au regard des nouvelles donnes de la mondialisation des images et des sons et des conséquences économiques et culturelles qui en découlent, La remise en état de nos archives peut non seulement permettre de répondre à l’augmentation de la demande d’images liée à la démultiplication des canaux, mais rend également possible la croissance des chaînes télévisuelles, qui vont avoir de plus en plus besoin de fictions, de documentaires et de documents audiovisuels liés à l’actualité.

Du Machrek au Maghreb : mêmes problématiques, mêmes enjeux

La question n’étant pas du seul ressort d’un pays, il importe aussi de se soucier du patrimoine audiovisuel et cinématographique du Machrek et du Maghreb. Jusqu’à une période récente, le Machrek était considéré comme le premier producteur de films de l’espace méditerranéen, avec l’Egypte en tête de liste fournie par son industrie du cinéma et ses studios « Misr », créés en 1935, qui ont fabriqué des montagnes de films et d’actualités filmées. Si le cinéma palestinien s’est développé davantage à l’extérieur de ses frontières, celui de la Jordanie, du Liban et de la Syrie ne dispose ni de ressources propres, ni de programme de restauration, exception faite d’Israël. Les films sur la Shoah et sur l’holocauste, diffusés sur tous les écrans du monde, sont la preuve évidente d’une stratégie intelligente des images du passé.

En Algérie, en revanche, les images de notre révolution sont difficilement accessibles à la jeunesse actuelle et ne seront qu’un lointain souvenir pour les générations futures. Au Maroc, la cinémathèque de Rabat, créée en 1995, tente vaille que vaille de protéger ses productions filmiques mais, ne disposant d’aucun moyen, son existence et ses missions sont devenues précaires. Son fonds d’archives compte à peine une centaine de longs métrages de fiction, et environ 400 courts métrages et documentaires. En ce qui concerne la Tunisie, le problème est vite réglé : il n’existe tout simplement pas de cinémathèque. Avec environ 500 longs métrages et 1000 courts métrages et documentaires,  la filmothèque, rattachée au Ministère de la Culture fait triste figure face aux grandioses laboratoires de Gammarth, et aux non moins célèbres JCC (Journées cinématographiques de Carthage), le rendez-vous incontournable de toute la cinématographie méditerranéenne.

Quand la diffusion primait sur la conservation

Pour revenir à l’Algérie, la cinémathèque algérienne, créée en 1964 avec le soutien d’Henri Langlois et de la cinémathèque française, est la seule institution de la région à avoir pour objectif la collecte, la sauvegarde et la diffusion des œuvres du patrimoine cinématographique universel. Durant toute une époque, une quinzaine de villes possédaient une salle de répertoire, mais la diffusion culturelle l’a toujours emporté sur la conservation et la restauration des films. Le fonds documentaire est actuellement composé de plus de 10 000 titres, longs métrages fiction (dont environ 1% seulement de production nationale) et de 5 000 titres de courts métrages et de documentaires (dont 10% de production nationale).

Outre les films, la cinémathèque dispose d’un important fonds documentaire composé d’affiches, de scénarios, de photos, etc. Sans lieux de stockage répondant aux normes de conservation, en absence de négatifs de films, aujourd’hui disséminés à travers les différents laboratoires étrangers (surtout français, italien et de l’ex-RDA), et en absence de respect du dépôt légal, la cinémathèque algérienne, creuset du patrimoine filmique, est vouée à une disparition certaine.

Récurrente depuis l’indépendance, la question des archives à trouve un début de solution. Un premier pas vient d’être franchi, en attendant la construction d’un blockhaus adéquat. Les archives filmées vont toutes être transférées au 7ème étage de la Bibliothèque nationale du Hamma à Alger, où, dit-on, les conditions de température et d’humidité répondent aux normes. Mais mettre à l’abri les milliers de kilomètres de films, les affiches et les images ne suffit plus. Il faut songer à valoriser ce patrimoine fragile encore largement inconnu et qui subit les aléas du temps.

Pour ce faire, il faut non seulement localiser les lieux où se trouvent les négatifs, mais aussi, mettre sur pied un statut financier. « L’Algérie a retrouvé sa mémoire audiovisuelle », titrait, le 6 février dernier, la presse française au lendemain de la remise par l’INA (Institut National Audiovisuel français) d’une centaine de copies de cassettes, issues de reportages filmés par les équipes des « Actualités françaises » et de l’ex-ORTF, datant de 1940 à juillet 1962. 20 ans de regard français sur l’Algérie, ont fait dire à Benjamin Stora que « ce geste de l’INA est plus que symbolique».

Il ne faut cependant pas oublier que deux cent mille cartons, soit environ 6OO tonnes de documents d’archives algériennes, traitant de tous les domaines de la vie administrative, politique, culturelle, économique et sociale du pays ont été transférés en France en 1962. Côtés cinéma, en dehors de l’INA, des centaines de films réalisés en Algérie, dorment dans des boites à Aix en Provence. L’accord archivistique de mars 2008, paraphé avec la France, n’en fait pas du tout référence. Mais comme le précise M. chikhi, le boss des archives nationales, « Il ne faut pas se focaliser seulement sur la France parce que nous avons des archives un peu partout : en Turquie, en Espagne, en Angleterre, aux USA… ».

* Lire à ce propos, notre contribution parue dans le numéro spécial « Patrimoine en question », Revue Insaniyat du Crasc, N° 12, Vol IV, 3, Décembre 2000).

[1] Extrait de la Charte Européenne du Patrimoine architectural, 1975.
[2] Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée en octobre 2003 a été ratifiée par 47 Etats membres. 

Mohamed Bensalah

Mohamed Bensalah

Mohamed Bensalah, est cinéaste et universitaire. Professeur de sémiologie, de journalisme et de cinéma à l’Université d’Oran Es-Sénia :(Institut des Sciences de l’information et de la communication et Institut des Arts, lettres et langues). chercheur au Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC). chroniqueur de presse à « Africiné », « El Watan » et « Le quotidien d’Oran ».

Mohamed Bensalah

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