Darfour-Tchad : s’agit-il de la première guerre du climat ?

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Le Darfour est-il le premier conflit directement causé par le changement climatique ? C’est la thèse défendue notamment par Ban Ki Moon, le secrétaire général des Nations Unies. Dans une tribune parue en 2007 dans le Washington Post, celui-ci lie clairement les deux questions : « le conflit du Darfour a commencé comme une crise écologique (1), due au moins en partie au changement climatique ».

Auparavant, Al Gore, dans le film « Une vérité qui dérange », avait aussi signalé l’ampleur du changement climatique dans la région comprise entre le Nil et le lac Tchad en le mettant en relation avec les conflits armés. Les affirmations de Ban Ki Moon et Al Gore reposent à la fois sur les modèles climatiques et sur l’histoire récente de la région. Au cours des quarante dernières années, celle-ci a connu des vagues intenses de sécheresse, des précipitations de plus en plus variables et une diminution générale de la durée de la saison des pluies. On estime qu’au Darfour les températures ont déjà augmenté de 0,7°C entre 1990 et 2005.

En quarante ans, les pluies ont diminué de 16 à 30 % et le climat désertique (moins de 100 mm de précipitations par an) s’est décalé de 100 km vers le Sud. Ces phénomènes sont désormais considérés comme un symptôme du changement climatique. Les climatologues ont prouvé en particulier que le déclin des précipitations dans la région coïncidait avec une élévation des températures de l’Océan Indien, elle-même due au changement climatique.

Les conséquences de ces phénomènes au Darfour et au Tchad voisin sont connues. La flore et la faune ont décliné, se déplaçant parfois plus au sud. La grande faune – éléphants, lions, girafes, antilopes -, autrefois présente jusqu’au centre voire au nord du Darfour, aux portes du Sahara, ne se trouve plus aujourd’hui qu’à l’extrême sud de la région. Les hommes aussi ont dû se déplacer pour survivre.

Des dizaines de milliers d’agriculteurs et d’éleveurs ont quitté leurs terres du nord du Tchad et du Darfour, certains en quête de travail dans des pays plus riches, d’autres, surtout, pour s’installer sur des terres moins arides au sud du Darfour et du Tchad. Si la communauté internationale n’a pas su voir la montée des tensions au Darfour avant 2003-2004, les grandes sécheresses n’y sont pas passées totalement inaperçues. Celle de 1983-85 avait provoqué un premier déploiement, tardif mais déjà massif, de l’aide internationale dans l’ouest du Soudan.

Sécheresse, famine, migrations

Les organisations d’aide prévoyaient alors que la famine tuerait entre 500.000 et deux millions de personnes – en réalité, 100.000 seulement, si l’on ose dire, périrent. Bien plus que le «sorgho de Reagan», comme les Darfouriens surnommèrent une aide alimentaire arrivée bien tard, cela s’explique par l’étonnante résistance des habitants de la région, dont beaucoup doivent leur survie à la cueillette de plantes sauvages, la solidarité, et surtout des déplacements vers le Sud en quête de terres moins arides.

Dès les années 1970, des milliers de Zaghawa, un groupe d’agriculteurs et de pasteurs transhumants de l’extrême-Nord du Darfour avaient, sous l’impulsion de membres de leur élite précocement scolarisés, tiré des conséquences de la diminution des précipitations dans les années 1960 et anticipé les sécheresses à venir en allant s’installer jusqu’à l’extrême sud du Darfour. Dans les années 1980, d’autres communautés du Darfour Nord, en particulier des Arabes nomades éleveurs de chameaux, prirent le même chemin. En 1986, au lendemain de la grande famine, on comptait près de 400.000 migrants du nord du Darfour au Darfour Sud.

Dans les régions où ils se sont installés, ces nouveaux venus se sont souvent bien adaptés : les agriculteurs ont obtenu des récoltes autrement plus importantes que sur leurs terres d’origine, et les éleveurs ont bénéficié du retrait vers le Sud de la mouche tsé-tsé, également causé par le changement climatique. En revanche leur arrivée n’a pas été sans conséquences sur l’environnement – ils ont « ouvert la terre », comme ont dit dans la région, c’est-à-dire déboisé les terres dont ils avaient besoin – ni sans créer de conflits avec les premiers occupants.

Les médias ont simplifié…

Les Arabes nomades venus du Nord, en particulier, se sont de plus en plus sédentarisés sur les terres des paysans non-arabes du Sud. La « faim de terre » de ces nouveaux venus appauvris par les sécheresses a été exploitée par le gouvernement soudanais :  c’est en grande partie parmi eux qu’ont été recrutés les supplétifs surnommés «Janjawid» (2).  Mais tous les Arabes ne sont pas des « nouveaux venus », et surtout les Arabes nomades du Darfour Nord ne sont pas les seuls migrants à être entrés en conflit avec les premiers occupants de terres plus méridionales : les Zaghawa du Darfour Sud ou les Ouaddaïens du Dar Sila, au sud-est du Tchad, l’ont fait aussi.

Or, si les conflits du Darfour et du Dar Sila ont effectivement mis aux prises des nouveaux venus, « réfugiés climatiques » avant la lettre, et des occupants plus anciens, les médias se sont souvent contentés de les décrire comme des conflits entre « Arabes » et «Africains», les premiers vus systématiquement comme des « occupants » et les seconds comme des «indigènes»(3).

Dans son récent livre sur le Darfour (4), l’universitaire Mahmood Mamdani estime que la simplification médiatique de la carte ethnique du Darfour en « indigènes » (africains) et «occupants» (arabes) est un héritage de la colonisation britannique du Soudan. Le lien entre les deux n’est pas évident, d’autant que nombre de bouleversements ont eu lieu après l’indépendance – notamment les grandes sécheresses, que Mamdani n’oublie d’ailleurs pas de mentionner. Or sur le terrain les tensions entre premiers occupants et nouveaux arrivants sont bien réelles, et n’ont pas grand chose à voir avec la politique coloniale – elles sont dues à l’indifférence des régimes successifs à Khartoum envers la paupérisation des citoyens de leurs périphéries, mais aussi au changement climatique qui a aggravé la pauvreté.

Un défi pour les humanitaires

Les grandes sécheresses des années 1970 et 80 ne sont peut-être qu’un avant-goût ce qui attend encore le Darfour, voire l’ensemble du Sahel, si l’urgence climatique n’y est pas mieux prise en compte. Les modèles prévoient qu’au Darfour les températures augmenteront encore de 1,4° C à 5,8° C d’ici 2100, et que la durée de la saison agricole va diminuer – jusqu’à 20 % en moins au Darfour Nord d’ici 2020 -, entraînant des échecs de plus en plus fréquents des cultures.

Dès lors, rien ne dit que les quelque trois millions de personnes actuellement déplacées par le conflit pourront rentrer sur leurs terres, et surtout qu’elles ne seront pas rejointes par d’autres déplacés, climatiques ceux-là, alimentant de nouveaux conflits. Au-delà ces inquiétudes, le débat qui a eu lieu, essentiellement aux Etats-Unis, sur les liens entre le changement climatique et la guerre au Darfour, n’a pas été sans arrière-pensées. Pour Ban Ki Moon, l’argument climatique permettait d’envoyer un message d’apaisement au régime soudanais, opportunément au moment où l’ONU obtenait l’accord de Khartoum sur le déploiement de casques bleus.

Les militants occidentaux pour le Darfour n’ont évidemment pas mis en avant la cause climatique. Pour autant, certains ont utilisé le changement climatique comme un argument supplémentaire pour une intervention occidentale : puisque le changement climatique est essentiellement causé par les pays du Nord, ceux-ci ont une responsabilité dans le conflit qui impliquerait une obligation d’agir – ce qui jusque là reposait essentiellement sur la présentation systématique de la crise comme un « génocide ». L’idée, si elle est reprise, pourrait instaurer une sorte de nouveau «droit d’ingérence climatique» – tout aussi contestable que le droit d’ingérence «humanitaire».

Les « humanitaires », justement, s’emparent aussi du thème du changement climatique. Après s’être longtemps opposés aux écologistes au nom de la primauté de l’humain, ils assurent aujourd’hui s’être toujours occupés de symptômes du changement climatique (sécheresses, inondations) mais, comme M. Jourdain, sans le savoir. Au-delà d’un effet de mode, le changement climatique met pourtant les ONG au défi de définir des approches plus globales, qui prennent en compte les racines multiples de conflits comme le Darfour – pauvreté, démographie, crise écologique.

(1) A Climate Culprit In Darfur

(2) Voir Jérôme Tubiana, Le Darfour, un conflit pour la terre ? : Politique africaine, mars-avril 2006.

(3)  La médiatisation du conflit au Darfour

(4) Saviors and Survivors, Pantheon Books, New York, 2009.

Jérôme Tubiana

Jérôme Tubiana

Jérôme Tubiana, chercheur, journaliste, vient de publier Chroniques du Darfour (éditions Glénat)