De l’Afrique du Nord à l’Iran, l’irrésistible ascension de la société civile ?

0
53

Jusqu’à il y a encore quelques semaines, le Proche-Orient avait la lourde réputation de demeurer un éternel archipel d’îlots instables. Il semblerait que la réalité d’une région qui aspire à la démocratie se rapproche progressivement de l’image véhiculée jusque là en s’en donnant les moyens. Devrait-on rappeler pourtant que malheureusement la majeure partie de ces régimes monarchiques ou dictatoriaux installés en partie par les Occidentaux, assuraient jusque là en réalité une stabilité intérieure unique ? Une stabilité ferme et sclérosante certes d’où l’inquiétude de la chute de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte ces dernières semaines qui pourraient déstabiliser toute la région.

Faut-il être inquiet d’un passage que l’on espère temporaire à l’instabilité ? Ce qui est sûr c’est que le mouvement semble irréversible et que du Maroc au Liban, en passant par la Tunisie et l’Egypte, jusqu’à la contestation de l’opposition lors des dernières élections en Iran, la société civile[1], trop souvent silencieuse, s’organise et tend désormais à entrer dans un processus durable de résistance et d’aspirations à la liberté. Intellectuels, artistes et figures d’opposition s’organisent contre le pouvoir en place dont la révolution de Jasmin et celle de la place Tahrir semblent être les prémisses.

C’est à la fin du XIXe siècle que des citoyens ont commencé à exister en tant que tels avec la Nahda, la période de renaissance du monde arabe insufflée depuis l’Egypte. Ainsi de la ville d’Alexandrie aux portes du Levant, la participation des acteurs civils à la vie intellectuelle, sociale, médiatique et politique amorce un renouveau démocratique dans des régions bien souvent sous influence étrangère. Deux siècles plus tard, on retrouve aujourd’hui, avec plus ou moins d’intensité, toute la panoplie médiatique, associative, politique ou apolitique que l’on peut retrouver en…Occident : des associations de femmes aux mouvances syndicales, des groupes d’opposants aux mouvements gays, en passant par les associations civiles laïques ou de défense des droits de l’homme. Il est d’autant plus intéressant de constater que les pays du « grand Moyen-Orient » qui voient le plus leur pouvoir contesté, ou « discuté », sont ceux qui devraient à priori prendre le leadership de la région après le règne dogmatique des vieux pays sunnites ou wahhabites, Egypte et Arabie Saoudite en tête. Aujourd’hui, les regards sont tournés vers la Syrie, l’Iran et la Turquie. Que peut on constater ? Que des régimes non démocratiques comme la Tunisie et l’Egypte ont donné le la, que la Syrie et l’Iran frémissent, ou que des pays démocratiques comme la Turquie traversent une crise de régime sans précédent. Les yeux braqués sur eux, les opposants s’ils existent devraient pouvoir profiter de cet effet médiatique après le succès des révolutions tunisienne et égyptienne.

La société civile peut agir sur un plan politique, on vient de le constater en moins de trois semaines au Maghreb. Il suffit de rappeler la violence de la contestation des élections en juin 2009 du président réélu Mahmoud Ahmadinejad, par son concurrent Mir Hossein Mossavi et ses partisans. Dès l’annonce des résultats, une foule spontanée a commencé à manifester à un moment visant en filigrane l’autorité du Guide suprême Khamenei, le chef absolu du pays. Syndicats, femmes et intellectuels ont soutenu le candidat réformateur et manifesté leur mécontentement à l’égard d’un pouvoir qui s’enfonce toujours plus dans la dérive religieuse trente ans après la révolution islamique et ce malgré les tentatives de réformes de Mohamad Khatami entre 2001 et 2005. Tous les spots braqués sur Téhéran à propos du nucléaire, voilà bien une occasion unique pour les partisans de Hossein Mossavi et du second opposant Mehdi Karoubi, qui pouvait représenter des alternatives et surtout changer l’image d’un Iran arrogant face à l’occident dont beaucoup d’Iraniens se méfient depuis 1953[2].

C’est peut-être un signe d’encouragement pour les opposants d’autre pays. En Egypte, la réélection sans surprise depuis 28 ans de Hosni Moubarak en 2009 n’avait pas empêché, comme en juin 2009, la contestation des résultats par une majorité dont les islamistes. Mais les manifestations se sont multiplié et ont aussi surgi pour des raisons économiques : gel des salaires, explosion du prix des denrées alimentaires. En 2008, les grandes grèves de Al-Mahalla Al Koubra où les ouvriers s’émancipaient largement de la centrale syndicale majoritaire soumise au pouvoir du PND, prouvaient que le mouvement ouvrier était devenu un acteur fort de la société civile égyptienne. Le problème est que l’agitation de l’épouvantail islamiste par le gouvernement rendait impossible l’aboutissement de la contestation et les forces de l’ordre réprimèrent ces sursauts bien souvent dans la violence. Ils étaient alors de plus en plus nombreux à critiquer le Parti national démocratique et l’envie du Raïs de faire de son fils Gamal son unique héritier « démocratique ». Aujourd’hui, la dynastie Moubarak s’est effondrée. En Arabie Saoudite, il n’y a ni partis, ni syndicats, ni liberté réelle d’expression. La plupart des mouvements actifs d’opposition sont exilés. Les autres sont soumis au pouvoir comme les acteurs du « dialogue national », centre officiel de promotion des termes chers à la démocratie. Alors des intellectuels tentent depuis l’extérieur de résister comme Madamwi El Rashid par exemple. Universitaire, anthropologue des religions au King’s College à Londres, elle dénonce les dérives du régime et a publié de nombreux ouvrages critiques[3]. Aujourd’hui, beaucoup de sites Internet profitent de la toile pour sensibiliser de l’extérieur l’opinion internationale sur l’impossibilité d’exister en tant qu’acteur civil de la société face au régime saoudien.

Citons entre autres le site Mansioon (« Les oubliés »[4]) dont une seule page est accessible en anglais. Le pouvoir a tenté à nouveau de contrer l’ensemble de ces initiatives en créant l’Association nationale des Droits de l’Homme et présenter ainsi une meilleure vitrine officielle du pouvoir. L’Arabie Saoudite reste clairement aujourd’hui en tête, selon les nombreux rapports d’Amnesty International[5], du classement des pays noirs en matière de droits de l’homme avec l’Iran, le Pakistan, la Chine…et les Etats-Unis. Des homosexuels reconnus de tels actes « infâmes » sont encore décapités de nos jours sous le régime wahhabite.

Le monde arabe est aujourd’hui traversé par un fort pouvoir de contestation politique et civile et les actions conjointes de nombreuses associations à vocation sociale et civique et désireuses de faire respecter davantage les droits de l’homme quand l’espace public n’y sont pas pour rien. Il suffirait de citer l’action puissante de la Ligue des droits de l’Homme tunisienne, qui avec à sa tête Mokhtar Tifri, traqué mais combatif, n’a eu de cesse de critiquer le pouvoir absolu du Président Ben Ali, réélu à chaque scrutin et aujourd’hui parti. En 2006, les locaux de la Ligue étaient encerclés par la police à Tunis et régulièrement des tentatives d’intimidation de leur dirigeant, blocage de fonds, ou poursuites judiciaires ont lieu. L’objectif de ces associations apolitiques est de faire avancer leur pays sur la voie de la démocratie et de la sécularisation. Pour exemple, au delà de la nouvelle crise politique, citons la campagne menée au Liban par des dizaines d’associations depuis les années 1960 dont celle de «  Tous pour le mariage civil au Liban » et qui lutte pour l’amendement du code du statut personnel. Relayées par des députés, les revendications de plusieurs associations se traduisent par une manifestation mensuelle devant le Conseil des ministres.

Jusqu’à aujourd’hui, avec 18 confessions reconnues, le Liban est empêtré dans un « code » religieux dont aimeraient sortir la soixantaine d’ONG qui soutiennent une nouvelle loi. Afin de fuir les autorités religieuses rétrogrades et rendre possible les mariages mixtes, de nombreux couples préfèrent convoler à l’étranger. L’objectif sous-jacent de cette campagne est de créer un véritable mouvement social critique dont le mariage civil serait un des ferments. La campagne est menée tambour battant encore aujourd’hui, relayée par facebook[6], afin de faire évoluer le régime politique confessionnel en un système plus démocratique et plus souple à l’égard des mariages.  Avocats, étudiants, députés, ils sont de toutes les strates de la société libanaise à se battre. La jeune génération est bien décidée à se faire entendre : ils sont en effet près de 70 à 90% à soutenir le mariage civil[7].

La question de la liberté de la sexualité reste un problème majeur et encore trop souvent tabou dans le monde musulman. Notre exemple précédent de l’Arabie saoudite ne doit pas masquer la difficulté pour certains groupes identitaires et minoritaires de s’organiser, et ce même dans des pays plus ouverts. A Istanbul, la seule organisation homosexuelle est l’association Lambda qui défend l’idée d’une véritable culture gay urbaine. Créée en 1995, elle regroupe aujourd’hui entre 200 et 300 membres actifs[8] qui représentent la jeune génération diplômée, laïque, et urbaine certes. Leur action de sensibilisation en matière de prévention contre le sida a été déterminante dès les années 1990. A nouveau, Internet a joué un rôle majeur dans la transformation des mentalités et Lambda, plusieurs fois menacée de dissolution par le gouvernement[9], œuvre encore au quotidien pour faire reconnaître aux Turcs l’homosexualité comme un droit à la différence.

Comment pourrait-on poursuivre notre tour d’horizon des acteurs de la société civile depuis le Maghreb jusqu’au Machrek sans parler des femmes ? Stigmatisées, soumises comme tant aiment à le croire, y compris en France avec le débat sur la burqa, elles sont peut être l’avenir et la solution à l’impasse du Proche-Orient. L’Egypte et la Palestine sont le berceau des luttes de libération nationale des femmes au Proche-Orient. Ce fut le cas de Huda Sharawi, qui dirigea l’un des premiers mouvements de femmes en 1923 en Egypte. Tour à tour féministes, femmes, ou mères, elles cherchent aujourd’hui à rattraper le retard dans des sociétés patriarcales embourbées en existant à l’école, à l’université, dans les associations et petit à petit dans la vie politique. La femme est à coup sûr l’avenir de l’homme arabe.  Mais cela peut-il se faire dans le cadre de la société civile ? Pas sûr. Il suffit de prendre l’exemple de ce qui se passe même en Arabie Saoudite pour le savoir. Si les femmes dirigeantes d’entreprises peuvent désormais se déplacer seules comme celle fidèles des bibliothèques universitaires retirer seules un livre, elles restent encore mineures à vie à l’égard de leur mari. Si elles peinent à se faire entendre dans un cadre civil, c’est sûrement de l’intérieur du pouvoir qu’elles pourront peut-être améliorer la condition générale des femmes. Preuve en est, Noura Al-Fayez a été nommée vice-ministre de l’Education et ministre de l’éducation des filles en 2009. Elles sont plus que rares à de tels postes dans le Golfe. Mais surtout la fille même du Roi, la princesse Adelah Bint Abdallah s’est donnée pour mission de faire avancer la cause des femmes. Et elle est la fille préférée de son père. Ainsi mène t-elle déjà de front plusieurs combats fondamentaux : que le port du voile soit un choix et que l’on fixe un âge minimum pour les mariages. La chape de plomb pourra-t-elle tenir encore longtemps alors qu’aujourd’hui en Arabie Saoudite, « 50% des diplômés sont…des filles »[10] ?

Enfin, il est à noter que la transformation profonde que traverse le monde arabe est en partie dû au renouvellement des générations et à la montée sans précédent de la volonté des jeunes de voir leurs conditions et perspectives d’avenir s’améliorer. Les outils utilisés au quotidien par ces derniers comme internet, twitter et facebook ont facilité la mobilisation en Egypte et en Tunisie. Ils facilitent la contestation en Jordanie, au Yémen et en Algérie. Et l’écart générationnel et sociologique qui s’est creusé d’année en année entre un monde arabe qui a une moyenne d’âge de 25 ans et des dirigeants vieillissants, croulants voire malades qui atteignent régulièrement les 80 ans comme Moubarak n’y est pas tout à fait pour rien. Le Printemps arabe porte bien son nom.

[1] La société civile est l’ensemble des rapports entre individus, des structures familiales, sociales, économiques et culturelles qui se déploient dans la société en dehors de l’Etat.
[2]
Le 19 août 1953, le premier Ministre du Shah d’Iran, Mohammad Mossadegh est renversé par les Anglais  après sa décision de nationaliser les gisements de pétrole.
[3]
Contesting the Saudi State, islamic voices from a new generation, Cambridge University Press, Cambridge, 2006.
[4]
www.mansioon.org
[5]
Rapport 2009 sur la situation des droits de l’Homme en Royaume d’Arabie Saoudite consultable à l’adresse http://www.amnesty.org/fr/region/saudi-arabia/report-2009
[6]
Plus de 15 000 membres.
[7]
D’après une étude statistique organisée en 2008 par la direction de la campagne « Tous pour le Mariage civil au Liban » s’appuyant sur les réponses de 1100 étudiants d’université à un questionnaire distribué essentiellement à Beyrouth.
[8]
L’association ne tenant pas de fichier par sécurité.
[9]
Un tribunal d’Istanbul a condamné en mai 2008 l’association à se dissoudre. Ce jugement a été rejeté par la Cour suprême en décembre 2008. L’association a ensuite fait appel à nouveau rejeté en janvier 2009, la Cour suprême d’appel ayant par voie de fait autorisé l’existence d’associations homosexuelles en Turquie.
[10]
Le Figaro, « La Princesse saoudienne qui défend la cause des femmes », 10 février 2010.

(Article paru dans la revue de l’ENA et réactualisé – Partenariat Grotius.fr – CCMO)


Sébastien Boussois

Sébastien Boussois

Sébastien BOUSSOIS est docteur en sciences politiques, spécialiste de la question israélo-palestinienne et enseignant en relations internationales. Collaborateur scientifique du REPI (Université Libre de Bruxelles) et du Centre Jacques Berque (Rabat), il est par ailleurs fondateur et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et senior advisor à l’Institut Medea (Bruxelles).