Débat : la fin de l’humanitaire sans frontières ?

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Jean S. Renouf ajoute aux propos de Rony Brauman et Christian Troubé…

L’un des points du débat entre Christian Troubé, rédacteur en chef à l’hebdomadaire La Vie, et Rony Brauman (édition de septembre 2009 de Grotius.fr) est lié à la divergence des auteurs sur une certaine conception de l’humanitaire sans frontières. Christian Troubé estime que comparativement à l’humanitaire sans frontières de la fin du XXe siècle, l’humanitaire d’aujourd’hui se retrouve un peu dépassé face « au retour des frontières », et propose par conséquent de réinventer l’humanitaire, en le mondialisant effectivement. Ce faisant, et c’est notamment ce que lui reproche Rony Brauman, son argumentation repose sur une conception a-historique de l’humanitaire d’hier, où les « sans-frontières » sont dotés de discours et d’intention introduites a posteriori.

Brauman replace donc les actions du mouvement sans-frontières dans un contexte qu’il a vécu et rappelle en quelque sorte que, du fait de l’évolution des contextes ainsi que des acteurs, le mouvement sans frontières a toujours été en continuelle construction. Il réfute par conséquent toute vision figée romantique et ‘auto-célébrante’ et s’il est d’accord sur le fait que les «frontières» de toutes sortes sont « revenues », celles-ci n’accompagnent pas nécessairement une régression de l’humanitaire d’aujourd’hui par rapport à un humanitaire sans frontières de l’âge d’or.

Perception de l’humanitaire d’hier

Je crois qu’il est important de développer un élément du débat : la perception. Brauman réfute certains propos de Troubé par une argumentation essentiellement matérielle, c’est-à-dire basée sur une remise en contexte de propos présentés comme génériques. Cette déconstruction des propos par une reconstruction historique est pertinente, mais ne fait alors que peu de cas de la perception qu’ont les humanitaires d’aujourd’hui de l’humanitaire d’hier.

Certes Brauman rappelle en introduction que « nombre d’acteurs humanitaires et d’observateurs d’aujourd’hui » se reconnaissent dans la « description de l’humanitaire d’’hier’ », et conclut que l’un des problèmes de l’Arche de Zoé a été de simplement croire en cet imaginaire au point de vouloir le reproduire. Cependant ce rappel mérite davantage d’attention, car cette représentation de l’humanitaire d’hier continue d’avoir un impact sur les actions de l’humanitaire d’aujourd’hui.

Il est en effet frappant de voir aujourd’hui le nombre d’humanitaires faisant référence, souvent de manière nostalgique, à la « glorieuse » époque de l’humanitaire d’hier. Cet imaginaire ne constitue pas nécessairement une restitution historique, mais est plutôt caractéristique d’un exécutoire des frustrations d’aujourd’hui : distance par rapport aux populations ; rédaction infinies de rapports pour des bailleurs – et sièges d’ONG – situés loin des réalités du terrain ; professionnalisation bienvenue mais se faisant au prix de l’ « âme » humanitaire ; difficultés de recrutement et de fidélisation ; manipulation politico-militaro-commerciale de l’action humanitaire; etc, le tout alimentant un certain nombrilisme humanitaire.

Il est cependant utile de rappeler que cet imaginaire est essentiellement partagé par les humanitaires occidentaux – voire expatriés francophones, car bien que les humanitaires nationaux et anglo-saxons composent numériquement l’essentiel du personnel humanitaire, ils n’accordent pas la même importance ni ne sont touchés de la même manière par ces ‘débats d’imaginaires’.

L’humanitaire d’‘hier’ est indissociablement lié
aux valeurs sans-frontières

Loin d’être limitée à certains individus de l’action humanitaire, cette perception influence les organisations humanitaires, et contribue en particulier à façonner l’identité et l’action des ONG issues du mouvement sans frontières. En effet, cet imaginaire humanitaire collectif est fortement lié à certaines valeurs de l’humanitaire sans-frontières, érigées graduellement en principes-conducteurs, tels réponse dans l’urgence, témoignage ou sacralisation du « terrain », mais aussi principe d’impartialité, souci d’indépendance et esprit de neutralité.

Mon propos n’est pas ici d’interroger l’étendue ni l’application effective de ces principes au quotidien de l’action humanitaire mais de souligner simplement que l’identité des ONG sans-frontières – co-constitutive de l’identité des individus qui les composent – s’est notamment construite en référence à ces valeurs. Or, et comme nous le verrons plus loin, cette identité influence nécessairement l’action des ONG. Chaque organisation est en effet imprégnée – autant qu’elle reproduit – un état d’esprit et des modes d’action y afférents, constituant ce faisant son ‘ethos’ (1).

Chacun d’entre nous construit son identité en fonction de points de référence, situés dans le temps et l’espace. En effet, selon le point de référence, un individu peut être essentiellement décrit (ou se décrire) comme un blanc, un homme, un humanitaire, un chef de mission, un médecin, un chirurgien – ou tout cela à la fois. De la même manière, et selon le point de référence, on peut assimiler l’ensemble des organisations humanitaires à ‘des acteurs non étatiques’, ou distinguer entre ‘ONG’ et ‘agences des Nations unies’, entre ‘ONG humanitaires’ et ‘ONG de droits de l’homme’, entre Médecins Sans Frontières et International Relief and Development, ou encore entre MSF-France et MSF-Hollande.

L’intérêt de rappeler cette constitution de notre identité par rapport à un point de référence permet de souligner l’importance de cet imaginaire collectif sans-frontières dans notre compréhension des enjeux auxquels est confronté l’humanitaire d’aujourd’hui.

En effet, me situant depuis plusieurs années aux frontières identitaires de multiples organisations humanitaires [différences réelles ou perçues par exemple entre ONG ‘dunantistes’, ONG ‘wilsoniennes’ et ONG confessionnelles (2)], il me semble que cette représentation romantique de l’humanitaire est précisément à la fois un point de référence et l’une des caractéristiques distinctives de l’humanitaire issu du mouvement sans-frontières. L’humanitaire sans frontières d’aujourd’hui est, en d’autres termes, le fruit autant que la source de cet idéal humanitaire d’hier.

Etant donné la vocation de Grotius.fr, on peut creuser davantage en ce sens en étudiant en particulier les méthodes de communication (internes et externes) des organisations humanitaires ainsi que le rôle et l’impact des médias sur la constitution et la reproduction de cet imaginaire collectif, mais je laisse à d’autres mieux renseignés que moi le soin de le faire.

Impact réel de cette perception
sur l’humanitaire d’aujourd’hui

L’humanitaire d’hier tel que représenté par Troubé n’a peut-être pas existé, mais la perception que l’on a de cet âge d’or est bien réelle aujourd’hui. Or cette perception influe l’ethos des organisations humanitaires. Troubé par exemple, rappelle à juste titre que les actes de violence à l’encontre des humanitaires se multiplient chaque année davantage. Et ce, « parce que [l’humanitaire] symbolise cette richesse inaccessible venue du Nord ; parce qu’il est, même à son corps défendant, l’incarnation d’une image occidentale négative ».

Les raisons énoncées sont cependant teintées par cette vision romantique de l’humanitaire, qui considère souvent l’humanitaire d’aujourd’hui comme victime d’un monde qui évolue dans un sens négatif. Ces raisons proposées contiennent probablement des éléments de vérité – encore faudrait-il prouver une corrélation directe et systématique entre incarnation d’une image occidentale négative et actes de violence. A défaut, on peut également supposer que, loin d’être victimes d’un monde qui bouge, nous participons de ce mouvement.

Ainsi nos comportements et actions sur le terrain – un échange et une empathie limités avec les populations que l’on côtoie, des programmes de mauvaise qualité ou qui ne répondent pas aux besoins existants, des comportements inappropriés, etc. –  peuvent tout autant expliquer la multiplication des actes de violence à notre encontre.

Recontextualiser : le mouvement sans-frontières
face aux différents humanitaires

Les humanitaires d’aujourd’hui étant confrontés à différents malaises et frustrations, Troubé à raison de propose une réinvention de l’humanitaire. L’humanitaire sans-frontières en particulier est certainement à réinventer s’il ne veut pas être davantage marginalisé, mais pour cela, il doit également garder sa propre cohérence – notamment entre « dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit » – autrement dit entre parole et action.

Peut-être les organisations humanitaires mais aussi vétérans de l’humanitaire peuvent repenser les messages qu’ils communiquent à l’externe ainsi qu’à l’interne? Perpétuer, entre autres, un imaginaire dichotomique entre passé glorieux et présent ‘médiocre’ ne fait qu’accentuer une situation où les humanitaires se posent en victimes d’un monde qui a évolué dans le mauvais sens et adoptent par conséquent un rôle passif.

L’humanitaire cependant, n’est pas exclusif au mouvement sans-frontières. Autant qu’une action sur le terrain, l’humanitaire est également un concept, un terme fourre-tout façonné par une compétition discursive pour le définir et se l’approprier.

Le débat entre Troubé et Brauman se focalise sur le mouvement sans-frontières au détriment par exemple des approches anglo-saxonne traditionnelle et confessionnelle (notamment musulmane (3) mais aussi évangéliste) de l’humanitaire, où modalités d’interventions, relations aux populations, aux financements, aux politiques publiques, etc sont différents, pour le meilleur comme pour le pire. Il ne s’agit donc pas simplement de proposer une réinvention de l’humanitaire, mais des humanitaires. Car en termes de perception, l’action des uns a un effet (souvent négatif) sur l’image des autres…

La réinvention de l’humanitaire passe aussi
par sa responsabilisation

La perception d’un humanitaire de l’âge d’or est souvent partagée par les humanitaires influencés par le mouvement sans-frontières. En ce sens, Brauman a raison de replacer l’humanitaire dans son contexte – nos collègues qui ont vécu les réponses humanitaires au Biafra, Cambodge ou Rwanda peuvent témoigner des malaises et frustrations de leur époque.

En effet, l’humanitaire – voire la pensée et l’acte altruistes – ont toujours été confrontés à des dilemmes et interrogations du moment – de leur moment. Cette particularité est d’ailleurs le propre de notre activité qui se situe de manière inhérente dans des environnements complexes.

Les frustrations que nous ressentons aujourd’hui sont bien réelles, mais pour les dépasser, il faut notamment prendre conscience que notre imaginaire collectif ne nous offre qu’une dimension idéalisée d’un humanitaire de l’âge d’or. Cette perception biaisée contribue en effet à accentuer nos frustrations et à alimenter notre position de victimes, où les humanitaires sont sans défense et non responsables de ce qui leur arrive.

Le monde a évolué, nous avons évolué, cessons donc d’idéaliser ce passé où les échelles, enjeux, mentalités ainsi que le nombre d’humanitaires sur le terrain étaient simplement différents, et voyons comment améliorer nos mentalités et actions d’aujourd’hui pour alléger le sort des populations vulnérables de demain.

1) Selon la définition du Larousse.fr, l’ethos est l’« ensemble des caractères communs à un groupe d’individus appartenant à une même société ».
2) Les ONG peuvent être classées en différentes typologies, et l’une d’elle différencie entre les ONG confessionnelles (comme Catholic Relief Service, Caritas, CAFOD), les ONG « dunantistes » comme Save the Children UK, Oxfam ou Médecins Sans Frontières) et les ONG «wilsoniennes» (comme CARE US, et la majorité des ONG nord-américaines) – Joanna Macrae and Adele Harmer (eds), «Humanitarian action and the “global war on terror”: a review of trends and issues», Overseas Development Institute, rapport du Humanitarian Policy Group, juillet 2003.
3) Un rapport des Nations unies aurait par exemple récemment affirmé que l’Arabie Saoudite est le premier bailleur humanitaire en termes de pourcentage du PIB. Voir par exemple : http://www.khaleejtimes.com/displayarticle.asp?xfile=data/middleeast/2009/July/middleeast_July562.xml&section=middleeast&col

 

 

Jean Renouf

Jean Renouf

Jean S. Renouf est consultant et chercheur en Relations Internationales.

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