La fin de l’humanitaire sans frontières?

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Rony Brauman répond à Christian Troubé…

L’article de mon ami Christian Troubé* publié par Grotius.fr (édition de juin 2009) “La fin de l’humanitaire sans frontières?” se fonde sur une description de l’humanitaire d’”hier” dans laquelle se reconnaissent nombre d’acteurs humanitaires et d’observateurs d’aujourd’hui. Pourtant les faits historiques reconnus (guerre froide, démocratisation des transports, essor de la télévision) y côtoient les appréciations les plus discutables : entre autres exemples, si les “sans frontières” croyaient annoncer au monde qu’il y a des “hommes qui souffrent universellement”, ils étaient idiots plus qu’idéalistes, délirants plutôt que rêveurs…

La relation à l’opinion publique via les médias était importante, mais c’est aux fondateurs d’Amnesty, créée 10 ans avant MSF que revient le mérite d’avoir compris l’intérêt de campagnes de presse pour aider les prisonniers d’opinion. L’abbé Pierre et son appel de 1954 ne sont pas non plus étrangers à l’usage des médias comme levier d’une mobilisation des consciences.

L’idée la plus originale -et la moins remarquée- des premiers “sans frontières” fut de jeter les bases de la médecine humanitaire à une époque où un tel projet ne suscitait aucun intérêt. Constatons donc dans un premier temps que l’auteur prête à la génération des fondateurs du “sans-frontièrisme” un discours et des intentions qui relèvent de l’interprétation a posteriori mais ne figurait nulle part dans les propos ni les écrits de l’époque.

Rappelons par ailleurs que la dénonciation d’un “génocide” au Biafra fut une opération de guerre psychologique orchestrée par les services spéciaux français et la sécession biafraise, à laquelle Auschwitz a servi de toile de fond, dans un contexte encore marqué par le procès Eichmann (1961-62). Je ne doute pas de la bonne foi des personnalités qui y participèrent mais il est bien établi, et depuis longtemps, qu’il s’agissait d’une manipulation.

Les débats et réflexions sur le “témoignage humanitaire” et la neutralité devraient intégrer cette dimension, à savoir le potentiel d’instrumentalisation propagandiste du discours des humanitaires, plutôt que de s’auto-célébrer. Notons également, en ce qui concerne l’attitude de la Croix-Rouge sous le nazisme, que personne n’a jamais pu dire ce qu’aurait dû ou pu faire le CICR face aux camps de la mort, mais c’est une autre histoire…

Quoi qu’il en soit, les fondateurs de MSF n’imaginaient pas s’atteler à l’édification d’un nouveau droit humanitaire, pas plus que d’”imposer un droit universel d’ingérence humanitaire”, la notion n’étant apparue que 15 ans après la création de MSF (le colloque fondateur a eu lieu en 1987). Quant à l’idée que “la moindre parcelle d’humanité” était désormais accessible grâce aux moyens de communication, et à celle selon laquelle toute victime mérite attention, elles remontent à la création de la Croix-Rouge, pas à celle des “french doctors”.

Sur un plan plus politique, la question du totalitarisme joua un grand rôle dans l’humanitaire français des années 1980, en ce qu’il permit à des responsables humanitaires de l’époque (j’en étais) de placer le communisme dans la même catégorie que le nazisme. Le mouvement “sans frontières” était animé par des personnes qui se réclamaient de l’anti-totalitarisme, autrement dit de l’anti-communisme, et c’est pourquoi il s’agissait d’un humanitaire de guerre froide, contrairement à ce qu’en dit Christian, et dans lequel les organisations françaises ont tenu une place éminente.

Pourquoi les boat people ont-ils fait l’objet d’une telle mobilisation, et non les Haïtiens, les Somaliens et bien d’autres qui périssent en mer dans des conditions tout à fait comparables ? Parce qu’ils fuyaient un régime qui symbolisait plus que tout autre à ce moment la violence communiste dans le tiers-monde.

Le « brouillard de l’action »…

Si nous voulons comprendre les transformations de l’humanitaire dans son histoire récente -et c’est important pour mieux se situer dans le présent, commençons par nous défaire de l’histoire sainte et de la geste prophétique qui effacent toutes les incertitudes, les erreurs, les calculs, bref le brouillard de l’action en train de se faire. Et qui fait d’”hier” – c’est-à-dire le dernier quart du XXe siècle – une entité a-historique, homogène, uniformément caractérisée par la transgression de toutes sortes de frontières. En parler dans ces termes, c’est placer la génération des humanitaires d’aujourd’hui dans une position de “trotte-menus” par rapport à celle des supposés stratèges qui l’ont précédée. C’est faux, avant même d’être désobligeant. C’est aussi et surtout oublier tous les conflits et pays totalement ou largement fermés à l’humanitaire, du Timor au Mozambique et de l’Angola à l’Asie centrale et quelques autres au cours des années 1980, sans parler de la guerre d’Indochine des années 1970.

Il est vrai que les années 1990 furent celles du multilatéralisme et de l’ “ONGisme” mais ce relatif recul des souverainetés étatiques dans une partie du tiers-monde n’a pas duré. “Aujourd’hui, écrit Christian Troubé, le rêve est beaucoup plus difficile à vivre, car toutes les frontières sont en train de revenir. Les frontières géographiques se ferment. On entre de moins en moins dans un pays clandestinement.

”Cette représentation d’un avant meilleur masque les adaptations et transformations profondes qui se sont produites au cours de cet avant. Les questions “existentielles” ne manquaient pas, en effet, face aux manipulations de l’aide au Cambodge, en Ethiopie, au Soudan pour ne citer que les plus marquantes dans ma propre expérience. La dimension romantique de la pratique de transgression de certaines frontières dans les années 1980 ne fait pas de doute (et je ne suis pas le dernier à y avoir cédé). Mais quelques équipes médicales éparpillées en Afghanistan ne doivent pas cacher le paysage politique de l’époque, où nous étions au mieux tenus aux marges des conflits et souvent interdits et impuissants.

Cette pratique fut abandonnée dans les années 1990 pour les raisons dites plus haut : pendant quelques années, il fut possible d’aller à peu près partout. Selon toute vraisemblance, cette parenthèse est en train de se refermer, nous sommes d’accord sur ce point. Encore faut-il se rappeler les interrogations et inquiétudes, voire le découragement des humanitaires à cette époque, face aux déploiements “militaro-humanitaires” et aux difficiles problèmes de positionnement politique auxquels ils étaient confrontés.

L’”Arche de Zoé” n’est pas de la fausse monnaie humanitaire

Il est vrai que, de toutes parts dans le même temps, on entendait vanter les mérites des ONG, contrepoids d’Etats inefficaces et corrompus, expression authentique de la société civile, manifestation d’une nouvelle conscience planétaire…  C’est dans une large mesure cette illusion de grandeur qui est ébranlée aujourd’hui et j’ai bien compris que nous ne sommes certainement pas en désaccord sur ce point. Mais je veux pour ma part rappeler que, dans leur courte histoire, tant les “sans-frontières”  que leurs terrains d’action se sont considérablement et continûment transformés, et qu’il est donc trompeur d’opposer les méthodes et enjeux d’”hier” à ceux d’aujourd’hui.

Ainsi on peut se demander par rapport à quelle époque l’indépendance des ONG serait aujourd’hui de moins en moins reconnue, ou quand la notion d’urgence ne se serait pas heurtée à celle du temps long. Ces questions, comme celles de la légitimité des ONG, de leurs rapports avec les pouvoirs politiques, de leur liberté d’action, se posaient hier comme elles se posent de nos jours. Le contexte dans lequel elles s’inscrivent a certes changé, et c’est pourquoi il importe de continuer de se les poser, mais il n’y a aucune raison de ne voir que de la détérioration dans ce changement.

Ainsi, au Soudan, des ONG ont été expulsées du Darfour par mesure de rétorsion, suite à l’inculpation du président soudanais ; mais six mois plus tard, à l’heure où ces lignes sont écrites, la situation semble stable, d’autres ONG arrivent et, surtout, des structures sanitaires et sociales publiques, relayant la plus grande opération de secours de l’histoire récente, ont été mises en place. Ce dernier point ne semble intéresser personne, comme s’il était gênant alors qu’il s’agit, s’il s’avère que cet engagement étatique est durable, de l’essentiel.

Il n’y a pas lieu de victimiser les ONG expulsées, sauf à considérer que leur présence est un bien en soi, mais de prendre acte de cette réalité, si c’est le sort des Darfouriens qui nous occupe. Et il importe au contraire de s’interroger sur les conséquences du fantasme de toute-puissance évoqué plus haut, auquel renvoyaient les appels à une intervention, la mise en oeuvre de la “Responsabilité de protéger”, les accusations répétées de génocide en provenance du milieu humanitaire au sens large. Non pas pour dédouaner le régime soudanais de ses responsabilités mais pour peser les nôtres et penser leurs limites.

En ce sens, l’”Arche de Zoé” n’est pas de la fausse monnaie humanitaire mais un courant fort bien représenté de l’humanitaire à la française dont je parlais au début de ce papier. On voit bien en quoi cette équipée fut illégale, mais si on ne tente pas de voir en quoi elle fut aussi “professionnelle” et “humanitaire” que bien d’autres, si on se contente d’en excommunier les auteurs en somme, on manque l’essentiel.

Que les ONG se montrent volontiers comme entrepreneurs de morale, cela se comprend, elles communiquent. Mais que leur présence sur le terrain soit considérée a priori comme une victoire morale en soi, cela se discute. Christian Troubé a raison de pointer ces “ frontières qui reviennent” mais a tort de nous inciter à voir ce retour comme une évidente régression.

*Christian Troubé est rédacteur en chef à La Vie. « L’humanitaire, un business comme les autres ? » (Ed. Larousse, 2009)

 

Rony Brauman

Rony Brauman

Ecrivain et médecin français, ancien président de Médecins sans Frontières.

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