Défendre les libertés, pour faire quoi ?

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Lorsque durant les années noires, les islamistes algériens égorgeaient un journaliste, tous les citoyens étaient prévenus. La mort d’un homme signifiait que la mort de n’importe qui était possible, imminente, horriblement réelle, pour peu que l’on s’oppose, en pensée ou en écriture, au fanatisme des assassins.

Quand dans la soirée du 16 décembre 2004, une poignée de voyous ont vidé leurs chargeurs dans le corps de Deyda Hydara, correspondant de l’AFP en Gambie, tous les citoyens ont compris. Désormais, il s’agissait de ne plus bouger au-delà des barbelés invisibles que le président Yahya Jammeh avait décidé de placer autour de chacun. Depuis cette nuit-là, les Gambiens, journalistes ou non, savent que franchir les lignes rouges d’un chef d’Etat qui considère qu’il a été placé aux affaires par le Tout-Puissant offre le choix entre l’exil, la prison ou la mort.

Défendre la presse, ce n’est pas seulement défendre une profession. C’est défendre le droit pour les esprits de vivre libres, et que cela se voie. Protéger les journalistes, ce n’est pas seulement sécuriser des citoyens plutôt que d’autres, au nom de prétendus privilèges ou d’une suprême utilité de l’information. C’est défendre l’idée selon laquelle nous sommes en droit de vivre et de penser librement, sans craindre la prédation des fanatiques, qu’ils soient religieux, politiques ou financiers.

Cette idée, philosophique, n’est pourtant pas moderne. Les restrictions, les mises à l’index et les avertissements se sont multipliés, ces dernières années, notamment lorsqu’il s’est agi de religion. Je serais pourtant prêt à affirmer que protéger le droit au libre et joyeux blasphème, c’est défendre, en miroir, la liberté de culte. Comme certains écrivains de la Résistance ont demandé au général De Gaulle la grâce d’hommes qui, quelques mois auparavant, réclamaient leur exécution publique, la défense de la liberté d’expression s’étend nécessairement à la défense de ses adversaires. J’ai souvent tenté de faire comprendre aux chefs d’Etat africains, avec les moyens qui étaient les miens au sein de Reporters sans frontières, qu’ils devraient être fiers de gouverner un pays où la critique, la satire ou la mise en cause du président et ses amis peut être exercée sans craindre la violence d’une police servile, ou les foudres d’une justice prompte à punir plutôt qu’à réparer. Plus encore : à ceux qui sanctionnent par l’incarcération de leurs auteurs les ordureries proférées par une certaine presse mercenaire, notamment en Afrique, nous avons toujours répliqué que la prison n’était pas une réponse. Aux « médias de la haine » de l’ex-Yougoslavie ou du Proche-Orient, nous avons toujours opposé le droit à l’idiotie, fut-elle la plus crasse, ou à l’erreur, fut-elle écœurante, sauf lorsque la presse s’est muée en outil d’organisation de la violence, comme au Rwanda en 1994. Car, au fond, émettre des interdits, c’est aussi les émettre pour soi-même, lorsque ses protecteurs auront disparu, fussent-ils des électeurs éclairés et consentants. Ainsi, les défenseurs d’un prétendu respect des religions risquent-ils, en retour, d’édicter des lois qui leur seront fatals à l’avenir.

Mais au-delà du champ philosophique se pose également la question de la protection des journalistes, comme des humanitaires, dans les zones de conflit. Près de cinq années passées au sein d’une organisation de défense de la liberté de la presse ne m’ont toujours pas permis de pouvoir formuler une réponse ferme, rationnelle et assumée sur la question.

Quelle protection ?

Une idée qui traîne depuis plusieurs années dans les couloirs de l’ONU et de quelques organisations internationales est de créer une signalétique internationale spécifique pour la presse, associant un emblème et une couleur pour les journalistes couvrant un conflit armé. Cette marque distinctive, assurent les défenseurs de cette initiative, assurerait aux journalistes la protection de leur visibilité et ôteraient aux belligérants l’excuse de l’incertitude sur la nature de leurs cibles. Du reste, la plupart des correspondants de guerre s’appliquent déjà à manifester clairement leur identité, notamment en marquant les pare-brises et les capots de leur véhicule.

Certes, dans une guerre conventionnelle où s’affrontent sur un front déterminé des unités hiérarchisées, cette exclusion volontaire s’avère souvent utile. Mais cela n’a pas empêché, en 2001, le correspondant de TF1 à Jérusalem, Bertrand Aguirre, d’être sereinement visé par un garde-frontière israélien qui, cigarette aux lèvres et en pleine conscience, et motivé par on ne sait quelle haine, lui a tiré une balle en plein cœur. Sans son gilet pare-balles, Bertrand Aguirre serait mort. Les grandes bandes de scotch blanc indiquant « PRESS » ou « TV » sur les véhicules et les protections corporelles peuvent donc également constituer des cibles de choix.

Les leçons somaliennes…

Il se trouve que, dans les nombreux conflits qui se sont allumés depuis les années 80, l’on s’est affronté la plupart du temps en s’appuyant sur des foyers disséminés, autonomes et mobiles, fondus dans des zones urbaines. En conséquence, les reporters américains ou britanniques, par exemple, ne s’aventurent plus à Bagdad sans leurs gardes du corps. Un reportage à Mogadiscio ou au Puntland ne se conçoit pas sans son gang attitré. Dans ce contexte, le journaliste Stephen Smith avait raison de dire, entre autres, que l’expérience de l’interminable effondrement du régime de Siad Barre en Somalie, dans les années 90, était une « guerre perdue de l’humanitaire ». De nombreux journalistes et ONG, décimés par les miliciens, avaient alors choisi de s’abriter derrière des hommes en armes, nourrissant un conflit qu’ils étaient censés relater ou panser. La couverture médiatique de cette guerre n’a pas échappé à cette logique. Englués dans leur dilemme, les journalistes, alliés de circonstances des combattants, ont perdu leur sécurité et leur mobilité en voulant préserver celles-ci. Sans même que l’on ait à évoquer l’idée d’une couleur distinctive, la simple identité de journaliste ne protège donc en rien un correspondant de guerre.

Mais que dit le droit ? Aussi paradoxal ou dérisoire que cela puisse paraître, des règles humanitaires internationales existent. Elles viennent s’ajouter à une somme de traités, conventions et protocoles signés par tous, ou quasiment, censés protéger les civils, et donc également les journalistes, pris entre les feux d’une guerre. Mais, comme beaucoup de textes signés par des chefs d’Etat dont la signature n’a plus, à force d’être reniée, de valeur réelle, cette règle n’est quasiment jamais respectée.

La protection des droits de l’homme, la défense de la liberté de la presse, l’urgence humanitaire, toutes ces causes sont donc fondées et justes, pour peu que l’on considère la rationalité comme ayant une valeur suprême. Mais, en plus d’être confrontées à un effritement mondialisé de cette dernière, se brisant peu à peu sous les coups de boutoir des mysticismes ou de la realpolitik, elles se heurtent également à leurs propres contradictions. Alors, pourquoi nous priverions-nous d’en débattre, de mettre un peu de lumière dans ce brouillard, d’affirmer qu’il ne s’agit pas seulement de soulager nos consciences, mais également de ne pas céder à l’oppression?

Léonard Vincent

Léonard Vincent

Léonard Vincent est journaliste, ancien responsable du bureau Afrique de RSF.
Il est l’auteur du récit « Les Erythréens » paru en janvier 2012 aux éditions Rivages.

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