Haïti : du rimmel dans les décombres…

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Le 14 janvier dernier, un jour et demi après le tremblement de terre en Haïti, un avion français décolle des Antilles pour Port-au-Prince. Secours (pompiers, médecins, urgentistes, gendarmes) et journalistes entament une cohabitation en terrain dévasté. Récit subjectif d’un envoyé spécial de RFI…

Assise en tailleur entre un tas de gravats et un tas de tentes, une jeune présentatrice de télévision s’applique à se maquiller les  cils au rimmel. Le direct est imminent, et derrière elle des gendarmes français s’amusent de la situation, aussi absurde que tout le reste autour. Les jardins de la Résidence de l’ambassadeur de France, sur les hauteurs de Port-au-Prince, sont devenus par défaut le quartier général d’une cohabitation forcée, jour et nuit, imposée par les circonstances.

Journalistes, gendarmes, pompiers, médecins, civils et militaires, tous embarqués des Antilles à bord du même Airbus République française. Ni frères, ni confrères, mais dans la même galère.

Douze heures après le séisme, sous les néons de la base militaire de Fort-de-France, les premières informations en provenance de Port-au- Prince sont déjà catastrophiques. Ambiance fin de monde. Un SMS tombe : «l’armée semble très inquiète concernant les conditions sécuritaires sur place …».

Rien pourtant, rien ne confirmera l’alarmisme des premières heures. Un journaliste lance: «sur place, il faut rester grouper». Un autre renchérit : «faut rester coller au cul des gendarmes.» Inutile pourtant de loucher sur les rations militaires, on remplit ses poches de barres de céréales. Les reporters sont prévenus : «l’armée vous transporte. Mais sur place, vous vous débrouillez.»

Ni bienvenu, ni malvenu, le journaliste est un boulet nécessaire. On collera au cul des pompiers, et de leurs chiens, partis le premier jour fouiller les décombres de l’immeuble de la Minustah, la Mission des Nations-Unies pour la stabilisation en Haïti. Zone interdite, barbelés. Casques bleus brésiliens inflexibles. Pompiers français bienveillants. On passe. Le chaos ambiant atteint l’organisation française.

Pas d’interlocuteur officiel désigné pour pointer les bilans. La nuit tombée, on interroge les pompiers revenus des ruines. Couverts de poussière, sales, et souvent vaincus. Pas de sauvetage aujourd’hui, pas de miracle. Mais ils repartiront demain.

«Vous ne vous intéressez qu’aux pompiers, pourquoi vous ne parlez pas de nous ?», me demande Etienne, gendarme mobile mais cantonné à l’ambassade. Contrôle des passeports, rondes de nuit solitaires. Dans la communauté des secours, voici les mal-aimés.

Etienne croise un collègue et lui montre l’envoyé spécial de M6 préparer son intervention devant la caméra : «Viens, on va passer dans le 6-Minutes !» Cinq secondes de célébrité plus tard, Etienne me parle de sa vie, de sa femme, et de sa fille, qu’il ne voit pas grandir –«pour 30 euros de plus par jour, ça vaut pas le coup.» Devoir de réserve, mais besoin de parler. Etienne est un grand muet bavard cet après-midi-là. Besoin de parler.

D’autres rapports s’imposent, et pas seulement parce qu’il faut partager un seau d’eau tiède pour se débarbouiller. L’urgence, la tension, ces sourires échangés en guise d’encouragement, et cette foutue odeur de la mort, tout cela relègue les convenances. Interview d’un pompier en slip ; d’un médecin urgentiste en chaussettes ; qui enlève ses chaussettes sous votre micro…

Et alors ? L’intimité ne veut sûrement plus dire grand-chose quand tout autour tout est nu, ou mort.Quand la journée s’achève, les hommes sont éreintés, leurs yeux torturés, mais ils sont disponibles. Il faut témoigner.

Des amputations, de la chirurgie lourde, des choses pas belles à dire et qu’on dit quand même. Raconter le pire, et le meilleur aussi : ce jour-là, à l’hôpital, parmi tous les corps mutilés, une femme est arrivée. Elle était enceinte. Une petite fille est née à Port-au-Prince. «C’est si beau, la vie, si fragile», lâche au micro Clément, sapeur-pompier du Var, premier séisme, et premiers morts. Il a 20 ans, et il sait pourquoi il est là.

Le journaliste aussi, on le lui rappelle et on l’arrête dans la rue pour le remercier de son «travail». Mais parfois il doute.Des cris, des gémissements. Des survivants, à l’ombre de quelques manguiers. Le sol a tremblé, et le jardin de l’hôpital général est devenu un immense dortoir en terre battue où le repos semble interdit.

Une salle d’attente pour corps en souffrance, une salle de soin sans soins. On vous demande de l’aide, mais vous n’êtes pas médecin. Journaliste -ce témoin confortablement extérieur-, vous ne savez plus très bien. Décharger une caisse de médicaments, réclamer ne serait-ce qu’un seul comprimé de paracétamol pour une petite fille hurlant de douleur. Vous demandez, vous insistez, mais non, vous n’êtes pas médecin.

Vous ne sauverez pas de vie, même si vous êtes Anderson Cooper, le reporter-vedette de CNN, un enfant sous le bras, sa caméra sous l’autre. Voyeur, mais pas acteur. Et quand la souffrance est trop grande, le journaliste range son micro et remet ses lunettes de soleil. Le rimmel, parfois ça coule.


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La rédaction de Grotius International.

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