Etats-Unis : face au chantage patriotique

0
74

«Le patriotisme est le dernier refuge des vauriens», avait fameusement déclaré l’essayiste britannique Samuel Johnson en 1775. Sa phrase résonne aujourd’hui dans les débats qui agitent la scène politique américaine.

Au cours des deux dernières années, en effet, une machine de bruit ultraconservatrice a réussi à créer une ambiance de stigmatisation qui rappelle les agissements du sénateur républicain Joe McCarthy, au début des années 1950.

Contrairement à l’époque de la chasse aux sorcières, ce ne sont ni l’Etat ni le Congrès qui traquent en premier les personnes « coupables d’activités anti-américaines », mais bien un réseau extrêmement dense d’individus et d’institutions privées qui disposent d’une force de frappe médiatique impressionnante.

Toute personne qui ne défend pas, au garde vous, la nuque raidie par le serment d’obéissance, les points de vue les plus chauvins voire les plus bellicistes, se voit immédiatement et brutalement accusée d’activités subversives et de trahison.

Dans une enquête inquiétante, le magazine Time a récemment décrit la faction la plus hallucinée de cette forme exacerbée du « patriotisme » américain. Dans de nombreux Etats du Midwest et du Sud, des milices, proches de milieux nativistes et racistes, clament que la Maison Blanche a été infiltrée par des « forces cosmopolites qui veulent détruire l’Amérique ». Protégées par le Deuxième amendement de la Constitution sur le port d’armes, elles se préparent à une guerre de civilisation contre les ennemis de la Nation.

Ces groupuscules ne sont que la frange la plus extrême d’un phénomène beaucoup plus large qui sape le discours démocratique américain. Sur Fox News, devenue la première chaîne d’information en continu du pays, sur les sites ultraconservateurs et dans les talk shows populistes, la modération et la raison sont mises hors la loi et les rumeurs se répandent comme une marée noire dans le Golfe du Mexique.

Soumis à ce tir de barrage de la désinformation, un nombre significatif de citoyens américains sont persuadés que Barack Obama n’est pas américain, qu’il complote contre son propre pays et qu’il est musulman.

Les Etats-Unis sont particulièrement exposés au risque du chauvinisme. L’exceptionnalisme, ce sentiment d’avoir été choisi par la Providence pour guider le reste du monde vers la rédemption, cimente un sentiment national qui, à droite de la droite, exclut le doute sur les intentions «trois fois saintes et souverainement aimables» de l’Amérique.

Les partisans du recours à la force et de l’unilatéralisme sur la scène internationale en ont fait une de leurs ruses les plus efficaces. Malheur à ceux qui contestent le droit des Etats-Unis d’intervenir où ils le veulent et comme ils le veulent. La guerre en Irak avait déjà offert l’un des exemples les plus achevés de ce stratagème du chantage patriotique. Pour s’en convaincre, il faut revoir l’émission Buying the War, diffusée en 2007 sur la chaîne PBS (Public Broadcasting System). Bill Moyers, l’une des icônes du journalisme d’excellence, y soulignait la manipulation du patriotisme organisée par l’administration Bush et ses hallebardiers médiatiques.

«Vous êtes avec nous ou contre nous», avait alors prévenu le porte-parole de la Maison Blanche. Intimidés, la plupart des médias s’étaient alignés, craignant d’être mis à l’index par le pouvoir ou pointés du doigt par la plèbe. «Si vous nagez à contrecourant, notait un journaliste, ils lâchent les piranhas dans le fleuve».

Au sein de la grande presse, seuls quelques journalistes, comme l’équipe de Knight-Ridder, ou Walter Pincus au Washington Post, avaient fait leur travail, tenant tête à la «police patriotique», selon l’expression du patron de CNN, Walter Isaacson. La plupart avaient accepté la muselière que leur tendait le pouvoir, en dépit de tous les « fanions rouges » qui flottaient dans leur ligne d’horizon: les invraisemblances dans le discours officiel, les doutes exprimés par des personnalités politiques de l’Establishment, comme Ted Kennedy, les mises en garde des revues de réflexion, comme la New York Review of Books.
La leçon de la «vente de la guerre d’Irak» a-t-elle été apprise ?

Les médias américains sont-ils aujourd’hui à la hauteur de leur prétention d’agir comme un Quatrième pouvoir indépendant, garant des principes que proclame la Constitution des Etats-Unis ?

Certes, un an après l’invasion, nombre de grands médias, en premier lieu le New York Times, reconnurent leurs défaillances et publièrent de longues et sévères analyses sur leur timidité et leur suivisme face au pouvoir. Mais une autre question se pose aujourd’hui. La presse américaine a-t-elle vraiment la capacité, dans des conflits aussi troubles et aussi dangereux que l’Irak et l’Afghanistan, de collecter assez de faits pour contrer les discours officiels et «mettre la plume dans la plaie» ?

Les révélations sur la guerre en Irak contenues dans les centaines de milliers de documents obtenus par Wikileaks sont venues rappeler qu’en dépit d’un réel sursaut d’indépendance, la presse américaine n’a réussi à refléter qu’une partie seulement de la réalité de l’occupation et du conflit. Elle a failli ainsi à sa fonction de «chien de garde» censé surveiller avec l’arme de l’information les actions du pouvoir.

Dans cette ambiance chargée, créée par la machine de bruit républicaine et par les critiques de la Maison Blanche à l’encontre de «ceux qui mettent en danger la sécurité des troupes», le New York Times, comme il l’avait fait à l’époque des Dossiers du Pentagone lors de la guerre du Vietnam, a pris un risque réel en relayant les dossiers de Wikileaks.

Les dénonciations des «félonies de la presse libérale» vont redoubler d’intensité. Au risque de faire oublier au public américain, dérouté par la crise économique et l’enlisement militaire, que ce sont les manipulations de l’information par les autorités et surtout les violations du droit de la guerre par l’armée, les private contractors et les alliés locaux des Etats-Unis, qui constituent la première et la plus grave des trahisons du «rêve américain».

Voir ou revoir « Buying the War », diffusé en 2007 sur PBS

Jean-Paul Marthoz

Jean-Paul Marthoz

Jean-Paul Marthoz, chroniqueur de politique internationale au journal Le Soir (Bruxelles), professeur de journalisme international à l’Université catholique de Louvain, auteur notamment de : « La liberté sinon rien », et de  » Mes Amériques de Bastogne à Bagdad ».

Jean-Paul Marthoz

Derniers articles parJean-Paul Marthoz (voir tous)