Gaza, Libye… Ambiguïtés et détournements du droit international humanitaire

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Quelques rappels tout d’abord sur le droit international humanitaire… Il s’applique au sens strict aux conflits armés. Différents textes et traités préconisent certaines mesures, interdisent certains actes qui, s’ils sont commis, sont des infractions et, parmi elles, définissent des infractions graves ou crimes de guerre, voire contre l’humanité ou de génocide, dont les responsables devraient être poursuivis au niveau international s’ils ne le sont pas de manière adéquate dans leur pays, tout d’abord selon la « compétence universelle » des tribunaux nationaux dans les Conventions de Genève de 1949 et leur Protocole additionnel I de 1977 puis par la CPI, Cour pénale internationale, selon son Statut de 1998, dans les conditions et pour les crimes de guerre auxquels ces traités s’appliquent.

La compétence universelle serait aussi un droit des Etats selon certaines versions du « droit coutumier », notion incertaine supposée représenter le droit tel qu’il semble s’imposer au niveau international que tel ou tel Etat ait ou non ratifié tel ou tel traité.

De son côté, la Charte des Nations Unies interdit à tout autre Etat ou aux Nations Unies elles-mêmes en général d’intervenir dans les affaires intérieures d’un Etat, mais autorise le Conseil de sécurité à prendre toutes mesures qu’il estimerait utiles pour maintenir ou rétablir « la paix et la sécurité internationales ».

C’est sur cette base que des tribunaux spéciaux ont été créés depuis les années 1990 par le Conseil ou sous l’égide des Nations Unies et que le Conseil a envisagé (sans cependant les décider) des opérations militaires contre l’ex-Yougoslavie en 1998 ou l’Irak en 2003, et les a décidées entre autres en 1991 contre l’Irak puis dans sa résolution 1973 du 17 mars 2011 contre la Libye, dans laquelle il affirme, bien qu’il s’agisse a priori de problèmes internes, que la situation en Libye « reste une menace pour la paix et la sécurité internationales ».

Selon sa précédente résolution 1674 (2005) sur la « responsabilité de protéger », « le fait de prendre délibérément pour cible des civils et de commettre des violations systématiques, flagrantes et généralisées du droit international humanitaire et des droits de l’homme peut constituer une telle menace… ».

Que disent à cet égard le droit international et plus précisément le droit international humanitaire ? Il y a consensus aujourd’hui sur les principes suivants. Il y a crime contre l’humanité, y compris en dehors d’un conflit armé à proprement parler, s’il y a politique d’attaque systématique et généralisée contre une population civile. Sont par ailleurs de manière générale des crimes de guerre i) les attaques menées intentionnellement contre des populations civiles et ii) les attaques visant des objectifs militaires mais pouvant causer des pertes civiles ou « dommages collatéraux » trop graves et/ou disproportionnés.

Il n’y a cependant pas de consensus sur le sens à donner à ces principes. Le Protocole I de 1977 additionnel aux Conventions de Genève, qui n’a pas été ratifié par les Etats-Unis ou Israël et l’a été avec des réserves (au sens juridique) par les grands pays occidentaux européens, s’applique aux conflits entre Etats et aux « luttes des peuples contre la domination coloniale, l’occupation étrangère ou les régimes racistes ». Il définit comme crimes de guerre les attaques contre les populations civiles, en précisant que la présence de non civils isolés « ne prive pas la population de sa qualité civile », ainsi que les attaques « indiscriminées », ne pouvant pas viser de manière précise un objectif militaire déterminé, menées en sachant qu’elles vont causer « incidemment » des pertes civiles « excessives par rapport à l’avantage militaire direct et concret attendu ».

Le Statut de la CPI en 1998, qui contient des avancées dans d’autres domaines, est à cet égard en retrait sensible, sous l’influence occidentale, justifié selon ses rédacteurs par la recherche d’un consensus plus large. Il ne reprend pas les définitions de la population civile ou des attaques « indiscriminées » du Protocole, auquel il ne fait aucune référence, et définit comme crimes de guerre les attaques contre des populations civiles « en tant que telles » et, dans le cas de conflits armés entre Etats, celles menées en sachant qu’elles vont causer des dommages collatéraux « qui seraient manifestement » excessifs par rapport à « l’ensemble » de l’avantage militaire….

La notion d’ « ensemble » de l’avantage militaire peut conduire à différentes interprétations dont celle des grands pays occidentaux européens déjà dans une réserve lors de leur ratification du Protocole, selon laquelle l’avantage militaire doit désigner celui de l’ensemble de l’attaque et non des parties isolées ou particulières de l’attaque », donnant au mot attaque le sens d’un ensemble plus ou moins étendu d’opérations militaires. Il n’y a pas de règle dans le Statut sur les dommages collatéraux pour les conflits internes à un pays.

Quant au droit coutumier, ses règles sont peu claires même si on peut penser qu’il tend à atténuer les différences entre les différents conflits armés. Il en existe plusieurs versions actuellement, dont celle du CICR en 2005. Le Statut de la CPI, sans changement lors de sa révision en juin 2010, se présente d’ailleurs aussi comme tel  en affirmant définir « le cadre établi du droit international » en la matière.

Gaza, rapport Goldstone (2009) et position
récente (2011) du  juge Goldstone

On a beaucoup dit que le juge s’est « renié » en 2011dans son article du Washington Post. C’est en partie le cas mais la situation est plus complexe. Le rapport en fait n’est pas le jugement d’un tribunal, même s’il suggère fortement qu’il y aurait eu de la part d’Israël des crimes de guerre, voire contre l’humanité lors de l’attaque Plomb durci de décembre 2008-janvier 2009, en se référant en particulier à de nombreux cas où il y aurait eu attaques délibérées contre la population civile. Cela dit, il mettait dans sa conclusion sur le même plan Israël et les groupes armés palestiniens dont les tirs de roquettes vers des zones civiles en Israël auraient aussi été des crimes de guerre, voire contre l’humanité, et il proposait tout d’abord des enquêtes sérieuses de la part d’Israël et du Hamas, ou à défaut de résultats adéquats, la saisine de la CPI par le Conseil de sécurité (d’autres pistes sont aussi suggérées, mais de manière subsidiaire : compétence universelle ou action éventuelle de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la base de sa résolution 377 qui lui permet d’agir en dehors du Conseil de sécurité dans certains cas, résolution déjà utilisée pour demander à la Cour internationale de justice des Nations Unies un avis consultatif sur le mur en Cisjordanie occupée).

Le juge considère aujourd’hui que les enquêtes d’Israël ont largement eu lieu et ont abouti ou pourraient aboutir à des mises en cause (de subalternes) dans des cas d’attaques délibérées contre des civils, mais il pense aujourd’hui qu’il n’y a pas eu intention des dirigeants d’attaquer les civils en tant que tels…, et il semble reprendre la thèse d’Israël, qui est aussi à peu près celle des pays occidentaux, à propos des « dommages collatéraux » : les pertes civiles ont certes été très regrettables mais non « manifestement » excessives par rapport à l’ « ensemble » de l’avantage militaire attendu de Plomb durci, à savoir assurer la sécurité d’Israël en détruisant l’ « organisation terroriste du Hamas », en mettant l’accent sur les crimes palestiniens contre les zones civiles en Israël qui auraient été à l’origine de l’attaque.

Qu’en est-il ? On peut penser que les dirigeants israéliens souhaitaient attaquer les civils « en tant que tels », mais il est difficile de l’affirmer et de le prouver et donc de poursuivre les dirigeants israéliens sur cette base. Ce qui semble clair en revanche est que les ordres étaient de bombarder en y « mettant le paquet », et tant pis pour les « dommages collatéraux », dès lors qu’une présence ennemie même isolée était soupçonnée ou qu’un objectif civil était selon Israël susceptible de contribuer à la résistance palestinienne. Crime de guerre ? Certainement oui selon le Protocole, grande ambiguïté selon le Statut de la CPI.

Le rapport Goldstone suggérait par ailleurs aussi que les Conventions de Genève de 1949, ratifiées par tous les Etats, pourraient s’appliquer. Les Conventions protègent les civils « au pouvoir d’une partie au conflit ou d’une puissance occupante », mais ne protègent pas les populations contre les effets des hostilités en cours de conflit. Cependant, selon cette approche, Gaza serait toujours au pouvoir d’Israël via le blocus, et « territoire occupé »  sur le plan juridique, malgré une administration palestinienne avec des pouvoirs restreints.

L’attaque Plomb durci aurait ainsi eu lieu contre une population civile au pouvoir d’Israël, en l’absence de conflit armé à proprement parler malgré les tirs de roquettes palestiniens. Cette thèse est cependant controversée, y compris par des juristes qui ne sont pas nécessairement favorables à Israël, et elle est abandonnée aujourd’hui par le juge

A ce propos, le rapport considérait aussi les tirs de roquettes palestiniens comme des crimes de guerre, voire contre l’humanité et, sans mettre directement en cause le Hamas, lui demandait des enquêtes sérieuses et des poursuites contre les responsables. Le juge considère aujourd’hui qu’elles n’ont pas eu lieu. Ces tirs sont-ils des crimes de guerre ? Plutôt oui selon le Protocole dans la mesure où il s’agit de tirs indiscriminés au sens du Protocole, même s’ils n’ont fait que peu de victimes.

Cela dit, si les palestiniens, en particulier s’ils s’appuient sur le Statut de la CPI, peuvent dire qu’il ne s’agissait pas d’attaque contre une population civile « en tant que telle » mais de tirs au hasard vers un territoire occupé par l’ennemi sans intention spécifique d’atteindre les civils, et que, en tout état de cause, qu’ils n’ont pas été menés « en sachant » qu’ils causeraient des pertes civiles excessives (ou manifestement excessives) par rapport à (l’ensemble de) l’avantage militaire direct et concret attendu, qui était d’ouvrir un front posant problème pour Israël dans le cadre de la résistance palestinienne contre l’occupation.

Le cas de la Libye

La Charte de l’ONU interdit, nous l’avons rappelé, les interventions militaires, y compris des Nations Unies, sauf en cas de menace contre la paix et la sécurité internationales. Pour les pays occidentaux ou, sous leur influence (et droit de veto), pour le Conseil de sécurité, ce n’était évidemment pas le cas à Gaza, cas pour lequel la résolution 1674 sur la responsabilité de protéger n’avait donc pas lieu selon eux de s’appliquer à l’encontre d’Israël, mais il s’agissait bien entendu d’une politique délibérée d’attaques systématiques et généralisées contre les populations civiles de la part du gouvernement libyen, justifiant l’intervention militaire « pour protéger les civils » selon la résolution 1973.

Et, selon ces mêmes pays, il fallait attaquer dans ce but et détruire l’armée gouvernementale et le pouvoir libyens…au prix très probablement d’autres pertes civiles et en écartant toute possibilité de dialogue et toute possibilité de cessez-le-feu.

Il y a eu plus précisément trois phases différentes dans le conflit en Libye. Au départ, des manifestations qui ont été violemment réprimées par le pouvoir en place, y compris par des tirs à balles réelles contre des manifestants non armés. puis une guerre civile (conflit armé interne) entre le pouvoir et des opposants armés sous la direction plus ou moins claire d’un « Comité de transition », guerre d’abord à l’avantage des opposants puis du pouvoir, enfin, lorsque les opposants étaient sur le point d’être vaincus, intervention armée principalement occidentale s’appuyant sur la résolution 1973 du Conseil de sécurité (adoptée par 10 voix, France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Colombie, Afrique du Sud, Liban, Portugal, Nigeria, Bosnie, Gabon, avec cinq abstentions : Russie, Chine, Inde, Brésil et Allemagne).

Ces événements appellent les questions suivantes. Tout d’abord, dans la phase initiale, on peut considérer que les tirs contre les manifestants sont dans la plupart des cas des crimes et on souhaiterait que les responsables ne restent pas impunis. On verra si tel sera le cas en Tunisie et en Egypte après les changements de gouvernements (cela semble en partie le cas en Egypte avec l’arrestation de l’ancien président Moubarak).

Ce sera très certainement le cas en Libye si les opposants actuels prennent le pouvoir. S’agit-il pour autant de crimes contre l’humanité au sens rappelé plus haut, seul cas où, dans l’état actuel du droit, la « communauté internationale » peut le cas échéant agir ? On peut en douter.

Pour les périodes suivantes, y a-t-il vraiment eu, de la part du pouvoir libyen, politique d’attaques contre les populations civiles « en tant que telles », ce qui ne semble pas confirmé à ce jour, ou y a-t-il plutôt, eu des combats et des attaques du pouvoir libyen contre des objectifs militaires, à savoir les insurgés armés (que le droit international humanitaire n’interdit pas d’attaquer), avec des pertes importantes pour les insurgés et probablement aussi de graves pertes civiles incidentes ?

Alors que cela a été le cas à une échelle bien plus grande pour les différentes guerres des pays occidentaux de 1945 à nos jours, ces pays font semblant de découvrir que, dans le cas de conflits ayant lieu dans des conditions d’inégalité militaire et où la distinction entre civils et combattants n’est pas toujours tranchée (les combattants sont très souvent dans les villes), la partie la plus faible militairement, à savoir les insurgés dans la deuxième phase en Libye, subit beaucoup plus de pertes avec aussi de graves pertes civiles incidentes et ils trouvent alors cela inadmissible.

On entend aussi dire que les insurgés en armes seraient pour la plupart des « civils » (qui auraient pris les armes pour défendre leur liberté). Les pays occidentaux font là aussi semblant d’oublier que tel est aussi le cas dans toutes les guerres qu’ils mènent contre des mouvements de guérilla luttant contre l’occupation occidentale. En tout état de cause, ces « civils » ne sont pas protégés à ce jour par le droit international humanitaire dès le moment où ils ont pris les armes.

Quand il s’agit des crimes commis par les pays occidentaux ou leurs alliés, en Irak (avec plusieurs centaines de milliers de victimes civiles, on se souvient entre autres de la destruction de la ville de Fallouja), en Afghanistan,  Gaza etc. il n’y a apparemment jamais selon le Conseil de sécurité, attaques contre les populations en tant que telles, et les dommages collatéraux ne sont jamais considérés par ce Conseil manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire attendu (qui inclurait la destruction de l’ennemi, voire du « terrorisme international »), pour reprendre ici les termes du Statut de la CPI. Quand il s’agit de la Libye, il est difficile pour les pays occidentaux de s’appuyer sur les dommages collatéraux, dès le moment où ils ont volontairement affaibli, à leur profit, le droit international humanitaire à cet égard dans le Statut de la CPI et où les règles dans le cas de conflits internes restent pour le moins très ambiguës. Ils décident alors qu’il y a « évidemment » en Libye attaques systématiques et généralisées contre les populations civiles en tant que telles… dont les responsables sont « évidemment » les dirigeants.

Situation analogue en Côte d’Ivoire où, bien entendu, l’ancien président Gbagbo est directement responsable des crimes qui ont pu être commis par ses partisans mais où, bien entendu, ce n’est pas le cas pour les crimes, qui semblent encore plus graves, commis par les partisans du nouveau président Ouattara qui a pris le pouvoir grâce à l’intervention militaire française (sous couvert de l’ONU…).

Conclusion

On ne peut que dénoncer la manière dont les pays occidentaux ont tout d’abord affaibli le droit international humanitaire, puis le détournent, et souhaiter, ce qui est peu réaliste à ce jour, que l’opinion internationale puisse imposer un vrai droit international humanitaire, dans la ligne du Protocole I de 1977, et une vraie justice internationale, s’appliquant également à tous et permettant à la fois de rendre les guerres moins inhumaines et de rendre les agressions et crimes des pays les plus puissants plus difficiles, en limitant fortement l’emploi de leurs moyens militaires,… par exemple en interdisant de manière générale les bombardements aériens ou  les « armes lourdes », comme le préconisent les résolutions récentes du Conseil de sécurité… mais de la manière sélective que l’on sait.

A défaut peut-on parler d’un vrai droit international humanitaire réellement, et doit-on parler de justice ou d’injustice internationale ?

 

 

 

Daniel Lagot

Daniel Lagot

Daniel Lagot, président de l’ADIF, Association pour la défense du droit international humanitaire, France