Gérard Lecointe, de la reconquête de soi au combat pour la dignité

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Gérard Lecointe, 63 ans, n’aime pas le terme de « SDF », parce que « cela réduit l’homme à sa misère ». Après avoir vécu les épreuves de l’errance, allant jusqu’à vivre en forêt pour ne plus avoir à supporter le regard de l’autre, il est « sorti du néant » grâce à ATD Quart Monde. Engagé dans le mouvement, il s’est fait porte-parole de ceux à qui on ne la donne pas.

Gérard Lecointe
© Matthieu Millecamps

Une salle du local d’ATD Quart Monde à Ermont, près de Cergy Pontoise. Il est là, massif, ses grandes mains posées sur la table. On ne s’aperçoit pas d’abord des blessures que son parcours d’errances a laissé sur ce corps si imposant. Seuls ses yeux, cachés derrière d’épaisses lunettes, trahissent les épreuves qu’il a traversées.

Mais quand son regard plonge dans celui de son interlocuteur, c’est avec une rare intensité. Il ne juge pas, il jauge. A 63 ans, Gérard Lecointe, le jugement, il le laisse à d’autres. A ceux dont les mots, lorsqu’il les répète aujourd’hui, le font encore trembler de colère. « Alors l’épave, t’es encore là ? Dégage ! Tu pues ! Tu me dégoutes ! » On ne peut pas s’imaginer ce que ça fait d’entendre ça ». Il les a haï, ces juges, parce que le verdict de l’exclusion « c’est pire que les Assises ». Mais cette haine, il est parvenu à la surmonter. « Grâce à ATD, j’ai compris que cette haine me détruisait », glisse-t-il. Mais cette reconquête a pris du temps.

 Un « fou à Clavaux »

De ses premières années, il ne garde que quelques souvenirs. La maison, « un taudis » dans une cour où cinq familles se partagent un coin toilette. Ils sont neuf, avec les parents. Une mère croyante et effacée et un père taiseux, dur à l’ouvrage et fier, qui doit tout de même baisser les yeux lorsque « Monsieur » est en visite. « Monsieur », c’est le propriétaire des murs qui fait travailler tout le monde dans cette petite « cour des miracles ». Il y a l’école, aussi, avec le regard cruel des autres gamins. Et puis il y a l’église, où il est enfant de chœur et où le curé l’appelle « le petit Lecointe » ou, plus gravement, « mon pauvre garçon ».

La fin de l’enfance est brutale. Il a dix ans. Une voiture de l’assistance publique vient le chercher à la sortie de l’école. Il passe six mois dans une institution de l’Isère. « On nous appelait les fous, à Clavaux ». Mémoire douloureuse. « Quand je suis arrivé, on m’a mis sous le jet d’eau, avec d’autres gamins. Les jours là-bas, c’était l’enfer. Après, j’ai été placé dans une institution de frères catholiques, dans la Creuse. Je m’y sentais bien, protégé ». Ses parents ont un droit de visite, épisodique. « Lorsque ma mère venait, je disais, « ah ben, ça me fait une belle jambe !». Je n’avais pas envie de partir… Je n’ai compris que plus tard pourquoi elle s’essuyait le visage en repartant ».

A 17 ans, Gérard doit quitter l’institution. Il a l’impression d’être renvoyé à sa misère. « Mes parents vivaient dans le dénuement total. Je ne voulais pas être là. Je n’ai pas supporté ». A l’incompréhension se mêle la colère, et
même la violence.

 La fuite

Alors, il fuit. Il entame une errance qui va le conduire à l’écart des hommes, jusqu’à vivre dans les bois. « Je ne voulais voir personne. Mon monde à moi, c’était la nature, la solitude. La beauté de la forêt. C’était une protection,

personne ne me jugeait. » Il survie en chipant dans les jardins. Mais la « protection » que lui offre cette vie loin de tout et de tous est  relative : « La nuit, avec les morsures du froid, on n’est pas sûr d’être encore là le lendemain… » Il pense souvent au suicide, presque chaque jour. « Quand on est respecté de personne, et même pas de soi, on se demande pourquoi on vit ». Fervent catholique, il s’est fabriqué une petite croix en fil de fer, qu’il serre parfois contre lui pour aider à faire passer la nuit. « Quand je voyais l’aurore, je faisais une prière. C’est cette petite flamme qui m’a permis de survivre. »

 « Vidé de tout »

Un garde forestier, le ramasse un jour dans une châtaigneraie, le fait hospitaliser et lui trouve même un « emploi » dans une brasserie. Gérard est l’homme à tout faire, en échange d’un toit et d’un petit salaire. Mais il se fait licencier quand le patron découvre qu’il subtilise des bouteilles dans la réserve. Il trouve un poste dans un hôpital, à la plonge. Mais il ne parvient pas à gérer son maigre budget et se retrouve avec l’huissier à la porte. Quand, de nouveau, il perd son emploi, il « repart à la rue ». Cette fois, c’est « en ville » qu’il survit, mais toujours loin des autres, à l’écart.

Les mois et les années passent et l’état de santé de Gérard se dégrade. Son estime de soi aussi. Il fini par être hospitalisé de force. Il est à bout, « vidé de tout ». Il ne sait plus marcher, parviens à peine à dire son nom. « Quand on m’a ramassé, il étaient à trois pour me décrasser. Je n’ai pas honte de le dire ! Les gens à la rue, ce ne sont pas des gens malades. Ce sont des gens à qui on a pris toute dignité. Oui, la misère abîme ceux qui la vivent. Mais ce sont des êtres humains à qui il faut rendre l’honneur, le droit à la vie », raconte-t-il. Il lui faudra deux ans de rééducation pour remarcher à peu près normalement, mais sa prothèse à la hanche l’oblige encore à se déplacer en béquilles.

 « Je sortais du néant »

Pendant que son corps se reconstruit, doucement, Gérard Lecointe reprend aussi possession de sa vie. Un psychologue l’aide à se reconstruire. Et puis il retourne chez sa mère, qui vit seule depuis le décès de son père dans un HLM de Saint-Ouen-l’Aumône. Gérard l’occupe toujours. « Elle avait mis la taxe d’habitation à mon nom sans que je le sache. Je ne l’ai vu qu’ensuite, quand elle est partie… » C’était en 1987 et c’est le tournant de sa vie. A 38 ans, il signe son premier bail. « J’étais fier… J’ai plié le papier, je l’ai serré contre moi. J’ai dit « quoiqu’il arrive, mon loyer sera payé ». Si je devais perdre mon logement, je n’aurai plus de raison de vivre ».

Quelques mois plus tard, il fait ses premiers pas dans le mouvement ATD quart monde. Il se rend aux premières réunions à reculons. « Je me mettais toujours en arrière. Mais je m’y sentais à l’aise, tout le monde était dans la même situation. » Il faut d’abord le pousser pour qu’il intervienne dans les débats. Mais bientôt, il faut le freiner pour éviter qu’il ne monopolise la parole ! « C’est comme si je sortais du néant. J’avais en moi des choses que je pouvais exprimer, une connaissance à partager ». Gérard se met à animer les réunions de l’université populaire d’ATD. « On recevait d’anciens ministres, des médecins, des députés. On parlait de logement, de démocratie, de santé… On était reconnus ! »

 « Plus le droit de reculer »

« Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » En 1988, en lisant ces mots du père Joseph Wrésinski, le fondateur d’ATD, inscrit sur la dalle du Trocadéro, Gérard Lecointe dit avoir pleuré. Ce jour là, il s’est fait une promesse : « Aussi loin que je pourrai aller pour faire entendre la voix des plus démunis, j’irai ».

Et il y va, partout où il lui est possible de se rendre. A Caen, en 89, il intervient devant les 800 participants d’un colloque sur « Démocratie et pauvreté ». Il choisit de leur raconter une histoire. Celle d’un jeune homme, croisé à Paris, pied nu, à qui il propose de l’aide. Mais à la mairie, « on a été reçus comme des chiens. Une honte. Finalement, les flics ont appelé le Samu et le gars a été placé dans un foyer… Quand je l’ai vu, je me suis revu, à ne pas pouvoir avancer. Je n’avais pas le droit d’être indifférent. Et ils n’avaient pas le droit de nous recevoir comme cela. ». Les gens de la salle lui font une ovation. Gérard, qui voit ce jour là la mer pour la première fois, a « l’impression d’avoir fait passer le message ».

Après ça, « t’as plus le droit de reculer », assène-t-il. Réunions, débats, colloques, il enchaîne. A Strasbourg et Bruxelles devant des députés européens ou à Paris pour débattre avec des juges ou des journalistes. On le voit et l’entend partout. En 2002, rattrapé par de lourds problèmes de santé, il ne délaisse la parole à contre cœur que pour passer à l’écriture. L’envie de dire, encore, et d’être le porte-voix des oubliés. De Pierre en Pierre *, sorti en 2009, raconte ses errances, sa reconquête de lui-même. « C’était un soulagement de dire tout ça, même si l’écriture est difficile. Je voulais que les gens comprennent ». Il s’engage aussi dans son quartier, en donnant le coup de main aux familles dirigées vers lui par ceux qui le connaissent.

« Aujourd’hui, j’accompagne, mais dans l’anonymat », explique Gérard qui dit être passé du rôle de « militant » à celui de « citoyen engagé ». « Je sais d’où je viens, et je sais où j’en suis. Je sais pourquoi j’avance : aider ceuxqui sont plus malheureux que moi. On n’a pas le droit de juger. On n’a pas le droit de combattre pour se mettre en valeur. On doit le faire pour les autres. »

 (*) De Pierre et Pierre. Récit d’une venue au monde. Gérard Lecointe. Les éditions Quart Monde, Paris 2009.

« Les politiques ne voient pas dans quelle angoisse vit le peuple »

 Gérard Lecointe observe de très loin le débat politique. Et s’il a participé activement à l’interpellation d’élus au travers des travaux menés au sein de l’université populaire d’ATD, il entretient une méfiance forte à l’égard des « politiques ». Cependant, il « pose une question, une seule » à ceux qui briguent les suffrages : « On ne cesse de nous dire que la France compte parmi les pays les plus riches du monde. Je veux bien. Mais je veux que l’on m’explique pourquoi nous sommes incapables de trouver de vraies solutions pour ceux qui sont dans la détresse. Ils ne devraient pas avoir peur d’aller à la rencontre des gens, qu’ils voient, sur les marchés, comment certains ne vont acheter que deux pommes de terre, faute d’argent. Comment d’autres vont faire les poubelles. Je crois que les politiques ne voient pas dans quelle angoisse vit le peuple. » Et pour lui qui considère que « la dignité et la fierté viennent par le travail » et que « lorsque l’on est au chômage, on se dit que l’on ne vaut rien » l’une des solutions réside dans la formation : « Il faut absolument faire des efforts, en direction des jeunes, mais aussi des plus anciens ».

 

Matthieu Millecamps

Matthieu Millecamps

Matthieu Millecamps est journaliste.