«La justice universelle en question, justice de blancs contre les autres ?» de Sidiki Kaba (L’Harmattan)

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Par Gaël Grilhot

Du 31 mai au 11 juin 2010 s’est tenue à Kampala, en Ouganda, la Conférence de révision du Statut de Rome. Pour comprendre les enjeux de cette révision, il faut se rendre sur le site officiel de la Coalition française pour la Cour pénale internationale. Et pour aller plus loin, lire «La justice universelle en question, justice de blancs contre les autres ?», le dernier livre de Sidiki Kaba qui vient de paraitre aux Editions L’Harmattan. Epris de justice, aujourd’hui président du Centre Africain pour la Prévention des Conflits, Sidiki Kaba a été président de l’Organisation Nationale des droits de l’Homme au Sénégal, puis de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme.

C’est un endroit vide, «une grande bâtisse circulaire fictive» que l’on imagine facilement neutre et aseptisée, dans laquelle se trouvent plusieurs portes donnant accès à différentes salles d’audience. Dans cette atmosphère étrange, qui se rapproche volontiers pour l’auteur de la salle du «Procès», de Kafka, deux hommes discutent paisiblement mais avec intensité. Pour comprendre la teneur de leurs propos, il convient de s’approcher de ces portes, et d’y lire les inscriptions apposées : «Affaire Hassan Omar el Béchir», «Le Procès de Charles Taylor», «Saddam Hussein»…

S’il sera beaucoup question dans cet ouvrage de la mort, de la souffrance et de l’attente, il ne s’agit donc pas ici d’un ouvrage métaphysique, mais bien d’une interrogation sur la justice des Hommes. De celle qui s’applique aux pires crimes que ces derniers soient capables de commettre sur d’autres Hommes. Une justice qui a connu ces vingt dernières années une évolution considérable, mais qui n’est pas sans reproches, ni perfectibilité. Comment peut-elle traiter de tels actes en toute impartialité et indépendance ? Comment peut-elle, surtout, prétendre à l’universalité : telle est la teneur des propos lourds qui sont échangés ici, dans ce lieu étrange placé en dehors du temps et de l’espace, entre la vie et la mort, dans les limbes de la Justice internationale.

 

Dialogue socratique

 

Cette conversation, Sidiki Kaba la partage en effet avec son neveu, Bibi, décédé accidentellement, à l’âge de 33 ans au début de l’année 2008. Il avait lui aussi, comme son oncle et mentor, consacré une grande partie de sa courte existence à la défense du droit international et des droits de l’Homme, et à de nombreuses reprises, les deux hommes avaient échangé sur les nombreuses questions posées par l’établissement d’une Justice pénale internationale. De l’aveu même de l’auteur, ce livre se veut une poursuite de ces moments de réflexion intenses.

Le format étrange de ce livre tranche ainsi largement avec les manuels de droit international classiques. Une sorte de dialogue socratique vif et érudit entre un maître attentif et son disciple, exigeant et dubitatif, parfois légitimement révolté.

Avocat au barreau de Dakar, Sidiki Kaba a vu durant toute son existence de militant convaincu des droits de l’Homme, émerger cette irrésistible «volonté de répression des crimes internationaux».

Il a également observé ce débat se cristalliser  autour de deux positions antagonistes. Celle des «intégristes» de la Justice internationale «qui estiment qu’elle est une réponse adéquate, même si elle est imparfaite, à l’impunité» et celle des  «idéologues» qui la considèrent au contraire comme un «outil répressif que l’occident s’est octroyé pour «punir» les hommes d’Etat «récalcitrants» du Sud». Viennent enfin les «réalistes», qui certes «louent les fonctions préventive et dissuasive de la Justice internationale face aux violations massives du droit international humanitaire et des droits de l’Homme», mais «mettent en évidence leur doutes quant à l’indépendance réelle (…) de ces institutions».

Tour à tour, les deux interlocuteurs adoptent donc ces différentes positions, évitant tout manichéisme, et illustrant leurs propos par des cas pratiques, qui constituent, pour les plus importants d’entre eux, autant de têtes de chapitres. Et c’est là une des surprise les plus intéressantes de cet ouvrage, qui se dessine progressivement comme un avertissement plus que comme une leçon de droit.

Les incertitudes, et la qualité des interrogations posées peuvent en effet parfois interpeller le lecteur non averti. Car si plus personne ou presque ne nie la nécessité de pouvoir juger les crimes les plus graves commis à travers le monde, la Justice internationale est encore aujourd’hui considérée comme partiale – ou à tout le moins – dépendre de nombreux facteurs qui peuvent la freiner (intérêts géopolitiques, coût financier  et localisation des procès…).

A contrario, et faute de « police» à leur disposition, «les juridictions pénales internationales ont besoin de la force de coercition des Etats (…). Ce défaut de coopération peut être paralysant et source d’inertie, voire d’inefficacité pour la justice». Et la volonté plus ou moins appuyée, avec laquelle cette coercition s’exerce, est là encore source de nombreuses suspicions.

Sidiki Kaba analyse ainsi avec justesse l’émergence de la Cour pénale internationale et des différentes juridictions suprationales ou mixtes, tout en n’évitant pas de souligner les faiblesses ou les manquements de ces institutions, où le rôle des procureurs et des magistrats demeurent très important pour leur crédibilité.

 

« Justice de Blancs ? »

 

Comme il l’écrivait déjà dans une tribune publiée dans Jeune Afrique en décembre 2008, à l’occasion du 60ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le risque est grand en effet de voir se profiler un «deux poids, deux mesures» dans les dossiers traités par la justice internationale.

Une des critiques les plus sévères auxquelles sont soumises nombre de ces juridictions, et à laquelle l’auteur a décidé de s’attaquer ici. Jean-Pierre Bemba : en procès ; Charles Taylor : en procès ; Omar El-Béchir : sous mandat d’arrêt… La liste est longue de ces dictateurs et tortionnaires Africains qui ont fait – ou font encore – l’actualité des chroniques judiciaires internationales. Mais la présence dans les prétoires de ces nombreux tortionnaires et de chefs de guerre du continent a paradoxalement renforcé cette idée de plus en plus répandue aujourd’hui de Justice impérialiste et «néo-colonialiste».

A travers les échanges avec son neveu, Sidiki Kaba revient longuement sur cette notion de « Justice de blancs», objet d’une «manipulation» évidente de la part de certains responsables africains. Ainsi dans l’affaire El Béchir, ces mêmes chefs d’Etats ont, par «réflexe syndical» défendu un de leurs pairs en refusant d’appliquer le mandat d’arrêt prononcé par la Cour. Une posture d’autant plus dénoncée par l’auteur, que la plupart des arguments avancés peuvent aisément être battus en brèche («sacralisation de la souveraineté», «faiblesse des justices nationales»…).

Et de rappeler non sans raison que si beaucoup de tortionnaires jugés proviennent du continent, les crimes, eux aussi, y ont également été commis, et, surtout, que les centaines de milliers de victimes, qui ont été pillées, violées, torturées, sont elles aussi très souvent africaines.

Mais si Sidiki Kaba ne se prive pas de mettre au jour la «duplicité» de ces mêmes chefs d’Etats – nombre d’entre eux ont appelé la naissance de la CPI de leurs voeux, et ont été à l’origine de sa saisine dans nombre de ces affaires -, certains arguments portent, néanmoins, et sont largement utilisés pour instiller le doute dans une bonne partie de la population africaine.

Comme par exemple la façon dont les nations les plus puissantes protègent aujourd’hui encore leurs propres ressortissants. Pourquoi a-t-on «fragmenté » le jugement d’Hissein Habré, si ce n’est en effet pour éviter que ne soient jugés les responsables internationaux qui l’ont supporté lorsqu’il commettait par exemple ses massacres à l’encontre de la population kurde ? Comment peut-on parler de justice internationale, alors que les criminels de guerre américains, qui ont pratiqué de façon systématique la torture à Guantanamo et Abu Ghraib, paraissent aujourd’hui encore intouchables ?

Ce «triomphe du libérateur», qui favorise une «justice partielle et partiale» (comme cela a été le cas dans le procès Saddam Hussein), autant que l’impunité des ressortissants dont s’auto-garantissent les puissances occidentales répugnent les deux protagonistes de cet ouvrage, et sont autant de freins et de dangers réels pour la légitimité de cette toute jeune Justice internationale.

D’autant que les institutions créées ont souvent dû adapter leurs actions en fonction de budgets dont elles étaient  dotées – ce qui a là encore parfois renforcé les soupçons sur leur relative indépendance. L’auteur insiste dès lors sur la responsabilité énorme des magistrats de ces juridictions, dont le rôle à jouer dans la crédibilité des juridictions qu’ils représentent est primordial.

Par l’arme du financement ou de la localisation des procès, la Justice Pénale Internationale risque en effet, avertit l’auteur, de devenir pour certains Etats, un «outil diplomatique». Et Sidiki Kaba de fustiger ainsi «le cynisme et la compromission» de certains d’entre eux, qui «cherchent par tous les moyens (…) tantôt brutaux, tantôt subtils, (à) brider les juridictions, qu’ils ne conçoivent, en leur for intérieur que comme un instrument à la solde de leurs intérêts égoïstes».

 

«Le temps passe. Des victimes trépassent»

 

Lors de son parcours de juriste et de responsable d’organisations nationale et internationale de défense des droits de l’Homme*, Sidiki kaba s’est particulièrement impliqué dans certains de ces dossiers judiciaires complexes, tels ceux du jugement  Hissène Habré ou des crimes commis en République centrafricaine lors de la tentative de coup d’Etat de 2002-2003.

Durant de (trop) longues années, l’auteur a suivi de près et partagé avec les victimes les nombreux moments de déception ou d’attente interminable, mais aussi les rares victoires, si importantes pour les victimes et leurs familles. L’intensité de ces instants passés au coeur de la souffrance est d’ailleurs rendue ici avec justesse («quand aux victimes (…) elles étaient submergées par le poids d’une angoissante attente du verdict, tant la justice sénégalaise les avait souvent déçues ces dernières années»), de même que leurs nombreuses déceptions et exaspérations.

Ces scènes humanisent ces processus incroyablement complexes, dans lesquels les noms de magistrats et avocats, le rebondissement de procédures, parfois interminables, le disputent aux négociations géopolitiques parfois difficiles. Au point parfois de créer quelques longueurs dans le texte. Mais l’auteur prend bien garde à nous rappeler qu’il ne s’agit pas ici de simples querelles de juristes, et prend le parti de revenir souvent sur la réalité crue des crimes commis. Des descriptions insoutenables de viols, de tortures et d’assassinats qui lui ont été rapportées par les survivants, au cours des nombreuses missions qu’il a pu effectuer, et qui l’ont profondément marqué. Des situations insupportables encore aggravées par l’incroyable lenteur des procédures, sur lesquelles reviennent tour à tour les deux protagonistes. Celle-ci ajoute bien sûr aux souffrances, et nombreux sont ceux qui abandonnent en cours de route, ou meurent tout simplement, sans avoir pu obtenir justice ni réparation. «Le temps passe. Des victimes trépassent, souligne ainsi Sidiki Kaba. (…) D’autres, vaincus par la maladie, pourraient suivre. Les preuves disparaissent et dépérissent. Le temps est l’ennemi des victimes et l’allié des bourreaux. Le temps de la justice doit arriver.»

 

Vers une justice universelle

 

Mais au-delà du droit à la justice et à la réparation, dont doivent pouvoir bénéficier ces victimes, l’intérêt de telles juridictions est peut-être ailleurs, et la conversation revient à de nombreuses reprises sur les effets bénéfiques que peuvent avoir certaines de ces affaires sur le développement d’une justice nationale plus indépendante de l’Exécutif. Cela a particulièrement été le cas au Chili, où la déception de voir l’ancien général Pinochet mourir sans avoir pu être jugé pour les crimes commis, a largement été compensé par le fait que «la justice chilienne a pu sévir contre des centaines de militaires et de civils» et en finir ainsi avec des lois sur l’impunité intolérables. Tout comme au Pérou, où avec le dossier Fujimori, les juridictions nationales ont montré qu’elles pouvaient «remplir la mission de justice avec la rigueur et la compétence requises». Cet effet pédagogique est probablement la conséquence la plus intéressante de l’émergence de cette Justice pénale internationale.

En en critiquant les défauts, Sidiki Kaba renforce paradoxalement une justice internationale qu’il appelle de ses voeux à élargir ses champs de compétence et son indépendance. Une de ses vertus principales de celle-ci étant, comme il le rappelle souvent d’avoir fait en sorte que la «peur a changé de camp». «Les chefs d’Etat, qui avaient (…) les mains tâchées de sang, ont brutalement réalisé leur vulnérabilité. Ils ont perdu le sommeil, hantés qu’ils sont par les fantômes des morts (…) Ils ont aussi perdu leur tranquillité».

Cette lucidité appréciable sur les défauts de ces nouvelles juridictions ne met enfin que mieux en lumière la force de l’utopie qui anime l’auteur. Celle de voire un jour triompher une Justice pénale universelle, capable de couvrir les crimes les plus graves déjà cités, mais aussi les crimes économiques, sociaux et culturels, ou même environnementaux. De nouvelles portes à ouvrir vers de nouvelles salles d’audience inconnues, et qui susciteront certainement autant de conversations imaginaires entre le vieux juriste de la Téranga et son neveu, disparu trop tôt…

 

«La justice universelle en question, justice de blancs contre les autres ?» de Sidiki Kaba, Editions L’Harmattan (mai 2010).

Gaël Grilhot, journaliste, rédacteur en chef de Grotius.fr

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Gaël Grilhot est journaliste indépendant.

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