La justice pénale internationale face aux crimes de masse

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La justice pénale internationale face aux crimes de masseLa justice pénale internationale face aux crimes de masse. Approches critiques, sous la direction de Raphaëlle Nollez-Goldbach et de Julie Saada, Paris, Editions Pédone, juin 2014. 

Avec les contributions de Judith BUTLER, Isabelle DELPLA, Simon FOREMAN, André GUICHAOUA, Joseph KRULIC, Sandrine LEFRANC, Martine LEIBOVICI, Zarir MERAT, Mark OSIEL, François SERRES, introduction de RAPHAËLLE NOLLEZ-GOLDBACH et Julie SAADA, préface d’Antoine GARAPON.

 

Extrait de l’introduction de l’ouvrage

D’institution récente, la justice pénale internationale est tendue entre des idéaux formulés bien avant sa création, des exigences présentes et des critiques récurrentes. Les attentes à l’égard de cette justice sont particulièrement fortes dès lors qu’il s’agit de sanctionner des crimes caractérisés par leur démesure, par la violation grave des valeurs de la communauté internationale et par l’atteinte qu’ils portent au lien social et politique.

La justice pénale internationale devrait punir les criminels, définir des réparations, mais aussi réconcilier les parties, contribuer à une refondation du lien social et politique, promouvoir des institutions propres à un État de droit et, enfin, avoir un rôle de dissuasion et de prévention. Ces objectifs qui dépassent la seule exigence de lutte contre l’impunité sont-ils atteints ? Peut-on seulement évaluer les juridictions internationales à l’aune de ces exigences ? Les réponses aux crimes de masse doivent-elles être exclusivement judiciaires ?

À l’heure des bilans, plus d’une décennie après l’entrée en vigueur de la Cour Pénale Internationale et alors que la fermeture des premiers Tribunaux pénaux internationaux est prévue pour la fin 2014, cet ouvrage examine un certain nombre de réponses juridiques et extra-juridiques apportées aux crimes de masse, les politiques de justice mises en œuvre, ainsi que les tensions et les paradoxes d’une justice pénale internationale en constante évolution. Croisant les approches de spécialistes du droit – chercheurs et praticiens –, de philosophes et de sociologues, il examine de manière plurielle le développement et les usages d’une justice dont les enjeux sont décisifs tant pour la pratique juridique que pour la pensée politique et philosophique.

Le fil de l’ouvrage suit l’ordre historique d’entrée en fonctionnement des différentes juridictions analysées. Les deux premières contributions (Martine Leibovici, Judith Butler) examinent, à partir du procès de Nuremberg et du procès Eichmann, des questions liées aux conditions de possibilité d’une justice pénale internationale, à ses effets en matière de connaissance du passé criminel et aux conséquences que l’on peut en tirer pour la théorie politique normative. Sont ensuite appréhendées, sous forme de bilan critique cette fois-ci, les juridictions ad hoc mises en place dans les années 1990 : le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (Joseph Krulic, Isabelle Delpla) et le Tribunal pénal pour le Rwanda – incluant les formes spécifiques de justice que sont les gacaca (André Guichaoua, Zarir Merat). La CPI, considérée du point de vue de ses objectifs, de ses enjeux et de ses limites, fait l’objet de deux contributions (Simon Foreman, François Serres). Enfin, sont abordés de manière critique les processus non judiciaires et extra-juridiques mis en place après les crimes de masse (Sandrine Lefranc, Mark Osiel).

La création de la première juridiction pénale internationale a posé non seulement la question de la légitimité du droit à juger des crimes d’une telle ampleur, mais encore sa capacité à le faire, tant les catégories pénales ordinaires – telle que la proportionnalité entre le crime et sa sanction – sont apparues dérisoires. Si l’une des fonctions du procès pénal est de sanctionner les criminels en les condamnant à une peine proportionnée au crime, comment juger ceux de Nuremberg ? Quelle peine et quelle réparation est-il possible d’imaginer ? Hannah Arendt affirmait en 1946 dans une lettre à Karl Jaspers que la monstruosité des crimes fait qu’ils ne peuvent être absorbés juridiquement – leur faute dépasse et détruit tous les ordres juridiques. Karl Jaspers, au contraire, entendait défendre le Tribunal de Nuremberg précisément parce que ce dernier visait à définir des responsabilités individuelles.

L’un des apports importants du Tribunal de Nuremberg au plan juridique a d’ailleurs été, outre la définition du crime contre l’humanité, d’affirmer la responsabilité individuelle au plan international. Si cet échange, que retrace Martine Leibovici dans sa contribution, s’inscrit dans une critique de la notion de responsabilité collective, un autre argument qui s’oppose au recours à une juridiction pénale est formulé par Karl Jaspers lorsque s’annonce le procès Eichmann : les actes de ce dernier concernent les fondements mêmes de l’humanité, que l’on ne peut exprimer dans les catégories juridiques.

La contribution de Martine Leibovici montre cependant que c’est précisément par le droit, à travers la place inédite accordée aux témoins, que la parole a pu être donnée aux victimes survivantes et qu’une vérité historique a été formulée, élaborée et diffusée à partir d’un certain type de récit tenu sur la scène pénale. Dans le cas du procès Eichmann, Martine Leibovici souligne en outre que les objectifs poursuivis par la construction de la vérité concernant un passé criminel diffèrent selon qu’ils sont déterminés par la justice (juger les actes de l’accusé) ou par l’Etat (narrer l’histoire du peuple juif pour construire la nation israélienne).

A cette tension s’ajoute, selon Martine Leibovici, celle qui porte sur l’attention accordée au criminel et aux témoins : ces derniers occupent désormais, avec le procès Eichmann, une place centrale liée à la volonté de faire du procès un lieu de narration historique.

Il n’en reste pas moins qu’au-delà de l’articulation entre le droit, le témoignage individuel et la construction du récit historique, la première juridiction pénale internationale que fût le tribunal de Nuremberg n’a pas été centrée sur les crimes d’extermination massive dont la Seconde Guerre mondiale a été le point culminant ; c’est bien davantage le procès Eichmann, tenu à Jérusalem en 1961, qui a pour la première fois examiné la responsabilité pénale d’un organisateur de la Solution finale et reformulé, après Nuremberg et les autres procès tenus en Allemagne et au Japon, la question de l’articulation entre la responsabilité pénale individuelle et son inscription dans une chaîne plus vaste de responsabilités administrative et politique.

Par delà la question philosophique d’ontologie sociale qu’implique alors l’usage des catégories juridiques, la contribution de Judith Butler entend soulever un des enjeux politiques au sens large posé par la question du génocide et le type de lien social qui est à considérer non pas seulement du point de vue de la responsabilité des criminels, mais plus largement dans toute relation politique. Si les crimes d’extermination de populations, qualifiés de crimes de génocide et de crimes contre l’humanité par le droit ou que l’on peut aussi, comme le fait Mark Osiel, examiner sous l’angle des « crimes de masse », consistent à choisir avec qui l’on veut cohabiter sur terre, alors tout Etat qui repose sur une conception homogène de la nation est voué à expulser ceux qui n’appartiennent pas à la nation et donc à produire des sans-Etat.

Selon Judith Butler, cette conséquence anti-démocratique de l’Etat-nation implique a contrario que, pour être légitime, tout Etat doit accepter et protéger l’hétérogénéité de sa population et plus généralement la pluralité comme constitutive du politique. Pour le dire autrement, la cohabitation forme une condition de la vie politique, en ce sens qu’elle est la condition non choisie de toutes les décisions politiques et celle que toutes les décisions politiques doivent respecter sous peine de risquer de devenir génocidaires. Tel est, dans l’optique de Judith Butler, l’un des enjeux normatifs qui doivent être dégagés de la pénalisation des crimes de masse.

La question est alors de savoir en quel sens la justice pénale internationale permet de penser le politique, aussi bien de manière descriptive que normative, et comment elle peut articuler des enjeux internationaux et locaux. On attend du procès pénal portant sur des crimes internationaux qu’il châtie les coupables et définisse des mesures de réparations, mais aussi qu’il réconcilie les parties, contribue à une refondation du lien social et des institutions propres à un Etat de droit, et enfin ait un rôle de dissuasion et de prévention.

Les juridictions pénales internationales ont pour mission de contribuer à la restauration et au maintien de la paix, à faire cesser les violations du droit humanitaire et à en réparer effectivement les effets, à écarter les obstacles à la coopération entre les parties, bref, à établir un modèle de résolution des conflits par la force du droit plutôt que par le droit de la force. Aux fonctions classiques rétributives, dissuasives et préventives attribuées au procès pénal en droit interne et transposées en droit international, s’ajoute ainsi un objectif plus large de construction ou de reconstruction d’un Etat de droit, du lien social et des institutions politiques.

Mais c’est précisément sur la base de ces objectifs très vastes que les différentes juridictions pénales jugeant les crimes internationaux sont constamment critiquées. Et si l’on ne voit dans les procès, comme le souligne Isabelle Delpla dans sa contribution, que des enjeux de politique internationale, de rivalités étatiques, des importations impérialistes, des instruments de domination ou un tremplin pour des carrières de juristes internationalistes, cette justice n’est qu’une illusion d’idéalistes confortablement installés à La Haye ou dans des universités ouest-européennes, loin de la réalité des guerres et des après-guerres.

Soulignant que les attentes formulées à l’égard du TPIY ne pourraient pas être tenues même dans un Etat pacifié et démocratique, Isabelle Delpla soutient que le droit international – loin d’être cet effet lointain du pacte social tel qu’il est présenté dans les théories contractualistes – s’inscrit au cœur du lien social en Bosnie. Plutôt que d’identifier, comme on le fait fréquemment, appropriation de la justice internationale et processus de démocratisation libérale et de se focaliser sur l’exemplarité des procès pénaux dans les processus transitionnels, Isabelle Delpla souligne l’importance des autres demandes de justice, le rôle des associations de victimes, l’héritage juridique national et international propre à la Bosnie. Sa contribution montre ainsi le rôle de l’international et de ses normes dans la constitution d’une société et d’un Etat – celui de la Bosnie – afin de souligner, dans une optique cosmopolitique, l’immanence de l’international à la communauté politique et les effets de cette immanence.

Si la Bosnie offre un domaine d’exploration pour la théorie politique normative, les crimes dont elle a été le lieu ont aussi été l’occasion d’une création institutionnelle : celui d’un tribunal pénal ad hoc, le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie. Avec le Tribunal pénal pour le Rwanda, cette juridiction forme un cadre nouveau d’analyse des rapports entre l’international et le local, mais aussi entre les ambitions de la justice pénale internationale et la réalité des rapports de pouvoir.

La contribution de Joseph Krulic souligne le caractère novateur au plan juridique et institutionnel du TPIY, né lors du processus d’éclatement de la Yougoslavie et dans le conflit qui l’a accompagné. Si l’on a reproché à ce Tribunal de n’avoir pas su empêcher les massacres qu’il prétendait prévenir, comme celui de Srebrenica en juillet 1995, Joseph Krulic montre la manière dont a été créé le TPIY, les innovations juridiques dont il a été l’occasion, les jugements qu’il a rendus mais aussi les difficultés qu’il a rencontrées. Nuremberg avait esquissé une justice pénale internationale. Il revient au TPIY, selon lui, de l’avoir fait renaître et de l’avoir institutionnalisée, la dotant de normes sans précédent. Issu d’une volonté de lutter contre l’impunité, le TPIY a ainsi, 20 ans après sa création, jugé la grande majorité des procès qui se sont tenus dans l’histoire de la justice internationale.

Le Rwanda a lui aussi connu, depuis la fin de la guerre et du génocide de 1994, des politiques actives en matière de répression des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité commis envers des ressortissants rwandais.
La volonté de juger ces crimes a donné naissance à deux types d’institutions : le TPIR et les juridictions gacaca – ces dernières réactivant des formes de justice traditionnelles et locales.

Les contributions d’André Guichaoua et de Zarir Merat portent respectivement sur chacune de ces juridictions. Elles soutiennent, pour l’une, que les procédures judiciaires nationales engagées au Rwanda en vertu d’une urgence de justice proclamée et leur place centrale dans les débats politiques nationaux et internationaux ont mené à une répression politique et à une justice expéditive ; pour l’autre, que les juridictions gacaca, créées en 2001, ont été associées à de très nombreuses violations des droits de l’homme comme des règles élémentaires d’un procès équitable.

Relevant aussi le caractère autoritaire du contexte politique, Zarir Merat montre les conséquences de la partialité des juges non-professionnels et d’une justice de vainqueurs exercée par un parti monopolistique, alors même que les objectifs de ces juridictions étaient d’œuvrer à l’établissement de la vérité, à la lutte contre l’impunité, à l’accélération des procès et à la réconciliation nationale.

Le bilan de ces différents tribunaux est ainsi contrasté. Il n’en reste pas moins que ces juridictions au caractère limité – quant à leur objet, à la période examinée (compétence temporelle) et à l’espace géographique des crimes (compétence territoriale) – ont aussi favorisé la création, alors même qu’elles étaient encore en vigueur, d’une juridiction internationale permanente : la Cour pénale internationale.

Nous avons déjà souligné son caractère intrinsèquement paradoxal : celui de lutter contre l’impunité au moyen d’une juridiction internationale permanente, mais à laquelle les Etats sont tenus principalement sur une base volontariste. Cette limite a été vigoureusement critiquée, de même que celle de constituer une justice des plus puissants – critique paradoxalement assortie d’une dénonciation de la faiblesse de cette juridiction, qui dépend de la volonté ou non de collaborer des Etats et se trouve dépendante des rapports de pouvoir nationaux et internationaux.

La contribution de Simon Foreman pointe un certain nombre de difficultés rencontrées par cette première juridiction permanente. La CPI souffre ainsi de limites concernant ses moyens financiers, alloués par les Etats, alors même que ces derniers déploient d’importants moyens militaires qui semblent légitimer le recours à la force plutôt qu’à la justice dans le règlement des différends.

Si la dépendance de cette juridiction à l’égard des Etats se joue notamment dans la volonté de ces derniers de ratifier ou non le Statut de Rome, de coopérer ou non à l’arrestation et à l’extradition des personnes soupçonnées des crimes les plus graves, ainsi que dans les élections des juges – dont Simon Foreman souligne qu’elles constituent des enjeux diplomatiques et géopolitiques –, il n’en reste pas moins que cette Cour internationale n’a pas vocation à être un organe exclusif au plan pénal : le principe de subsidiarité qui régit l’action de la CPI obéit à l’idée que la répression des crimes qui touchent l’ensemble de la communauté internationale incombe d’abord aux Etats et vise à inciter ces derniers à se doter de lois réprimant efficacement et équitablement les crimes de masse.

De création récente, après plus d’un demi-siècle d’attente de Nuremberg à La Haye, au long d’un siècle meurtrier, la CPI reste difficile à évaluer tant il faudrait aussi, de manière contrefactuelle, intégrer à son bilan les crimes qu’elle aurait contribué à éviter. L’accusation adressée à la justice pénale internationale d’être l’arme des pays puissants contre ceux du Sud – des poursuites ayant pourtant été engagées en Argentine contre les crimes du franquisme ou au Sénégal contre les crimes d’Hissène Habré au Tchad – reste malvenue, souligne Simon Foreman, alors que les situations examinées par la CPI dans la région des Grands Lacs ont pour enjeu l’un des conflits les plus meurtriers depuis la Seconde Guerre mondiale.

S’il est trop tôt pour dresser un bilan de la CPI – surtout s’il est fait à partir d’idéaux inatteignables et de critiques issues d’Etats dont des responsables sont susceptibles d’être inquiétés, comme le rappelle Simon Foreman –, la Cour rencontre cependant un certain nombre de difficultés. La contribution de François Serres expose celles auxquelles sont confrontés les avocats de la défense.

Si la CPI est souvent pensée comme devant œuvrer à la réconciliation, cet objectif ne peut être atteint que si le respect des droits de la défense des personnes accusées est assuré. Or, l’avocat de la défense, exposé à de nouvelles procédures pénales internationales, à des crimes hors du commun et à des accusés souvent désignés d’avance comme coupables, rencontre nombre de difficultés. Il est notamment confronté à l’absence d’égalité des armes face à l’accusation, en raison de la faiblesse des moyens d’investigation et de coopération dont il dispose. L’avocat de la défense est également placé face à des dilemmes moraux que François Serres expose à partir de sa propre expérience.

Les critiques adressées à la justice pénale internationale ont également pour corollaire la défense d’un modèle alternatif ou complémentaire de justice après les crimes de masse : celui de la justice réparatrice, souvent inscrite dans un processus transitionnel. La justice transitionnelle désigne l’ensemble des procédures légales qui interviennent à la fin d’un conflit ou d’une crise politique majeure et qui ont pour but, au-delà de la seule cessation des violences, de juger les violations systématiques des droits de l’homme.

Cette justice peut inclure, outre des poursuites pénales, le recours à des dispositifs extra-judiciaires relevant de ce qu’on appelle la justice réparatrice, comme les Commissions de vérité (visant à accompagner ou à se substituer aux poursuites judiciaires), des mesures de réparation et de compensation, ainsi qu’un ensemble de politiques de justice incluant des mesures d’amnistie, des excuses publiques, des politiques de mémoire, ou encore des processus globaux de reconstruction étatique, administrative et sociale.

Ainsi, les poursuites judiciaires concernant des crimes d’une gravité exceptionnelle peuvent (ou non) s’inscrire dans un processus de justice transitionnelle ; elles peuvent aussi être complétées par des processus relevant de la justice réparatrice – dont le modèle est constitué par les différentes et nombreuses Commissions de vérité mises en place depuis les années 1980.

La justice réparatrice a fait l’objet d’un grand nombre d’arguments en sa faveur : elle permettrait de mieux établir la vérité historique sur le passé criminel ; de mieux déterminer le degré de participation des agents incriminés au sein de chaînes de responsabilités politique, militaire et administrative qui sont mises à jour de manière plus vaste que dans le procès pénal – la possibilité d’une amnistie conditionnelle favorisant les récits des personnes jugées ; d’accorder une place plus grande aux victimes et ainsi de favoriser les effets cathartiques de ces scènes non-judiciaires, tout en promouvant l’inclusion des victimes et des coupables – ce qui reviendrait à créer les modalités d’une démocratie délibérative et à favoriser la raison publique, et plus généralement un ethos démocratique.

Les contributions de Sandrine Lefranc et de Mark Osiel s’insèrent dans cette réflexion. L’une critique cette vision idéalisée de la justice réparatrice, tandis que l’autre souligne l’importance des processus non juridiques dans les réponses aux atrocités commises.

Questionnant l’engouement pour les Commissions de vérité, Sandrine Lefranc fait apparaître les présupposés liés à l’expression publique de la souffrance des victimes et à ses effets supposés cathartiques, pour montrer la manière dont les émotions sont codifiées et construites par le dispositif extrajudiciaire lui-même. Cet impensé des études sur la justice transitionnelle repose sur le postulat d’une analogie entre les souffrances et la mémoire individuelles, ainsi que sur le façonnement d’un grand récit national qui permettrait de reconstruire un lien social plus inclusif – superposant dans le même mouvement expérience psychique et itinéraire de citoyenneté.

Si cette idéalisation des usages de la justice réparatrice au sein de la justice transitionnelle ne permet pas de produire les effets sociaux escomptés, l’analyse de Mark Osiel montre que les demandes morales peuvent être plus fortes et plus efficaces que les processus juridiques engagés en réponse à des atrocités. Remarquant que ces réponses morales et politiques ne sont pas sujettes à une codification juridique ou à leur juridicisation, au point où il serait même contre-productif de les transformer en normes du droit international, Mark Osiel expose et discute les effets de ces différentes réponses.

La question est alors de savoir si elles doivent être encouragées ou bien si elles constituent des entraves au développement de la justice pénale internationale concernant les crimes les plus graves. Somme toute, et pour reprendre les termes d’Antoine Garapon dans la préface de cet ouvrage, l’essor de la justice pénale internationale peut être compris comme une tentative de répondre par le droit à des crimes dont la gravité surpasse tout ordre juridique, en transformant le droit lui-même et en le déployant dans des institutions nouvelles. Si le droit ne peut à lui seul ni éviter les crimes ni assurer une transition politique – au risque par ailleurs d’être réduit à un simple instrument – qui devrait idéalement être celle d’un Etat de droit démocratique, il offre cependant un ensemble de normes et d’institutions incontournables à l’échelle mondiale, de même qu’il constitue, en partie, le langage du politique.

Raphaëlle Nollez-Goldbach, Julie Saada

Raphaëlle Nollez-Goldbach, Julie Saada

.Raphaëlle NOLLEZ-GOLDBACH est chargée de recherche en droit au CNRS.
. Julie SAADA est maître de conférences en philosophie à l’Université d’Artois et à Sciences Po Paris.

Raphaëlle Nollez-Goldbach, Julie Saada

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