La confessionnalisation de l’aide canadienne : un constat

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Les années 2008 à 2012 ont été une période charnière pour les organisations non gouvernementales (ONG) canadiennes. Nombreuses sont celles qui ont vu leur financement coupé ou leur financement augmenté de manière drastique et inexpliquée. Quels que soient leurs secteurs d’activités, humanitaires ou de développement, les ONG canadiennes ont également perdu la possibilité de dialoguer avec le gouvernement conservateur de Stephen Harper (1). Parallèlement, certains groupes évangélistes se sont fait remarquer pour leur influence dans l’entourage du premier ministre Harper (2).

Ces changements, rapportés par les ONG victimes du remaniement des fonds publiques, conjugués à un nombre de modifications dans l’architecture institutionnelle de l’aide (fermeture de Droits et Démocratie, ouverture d’un Bureau de la religion, rapatriement de l’agence canadienne de la coopération internationale (ACDI) sous la chape du Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI)) illustrent la nécessité d’en faire une analyse approfondie.

L’objectif de ce billet est double. Dans un premier temps, il importe de faire le constat de la confessionnalisation de l’aide canadienne pendant le règne du parti théo-conservateur de Stephen Harper en termes quantitatifs pour ensuite en comprendre le sens en termes qualitatifs ou interprétatifs. Ce billet se conclut par des prévisions tendancielles que pourrait avoir l’aide canadienne sous le nouveau gouvernement libéral de Justin Trudeau.

Une confessionnalisation de l’aide, mais dans quelle mesure ?

Pour mesurer la confessionnalisation de l’aide canadienne, nous avons suivi le financement du gouvernement fédéral octroyé à des ONG ayant des projets humanitaires ou de développement à l’international pour la période 2001 à 2014. Cette période est marquée par le passage d’un gouvernement libéral, de 2001 à 2006, à un gouvernement conservateur, de 2006 à 2015. Les 198 ONG étudiées ont été classées selon trois catégories, soit non religieuses (ONG), religieuses (ONGR), et religieuses ayant potentiellement des activités de prosélytisme (ONGRP). Ainsi nous pouvons comparer les tendances de l’aide des deux types d’administration (libérale et conservatrice) (3).

Cette méthodologie issue d’un précédent article nous avait permis d’illustrer un favoritisme dans le financement d’ONGR (incluant les ONGRP) au détriment d’ONG pendant la période théo-conservatrice. Outre le changement dans la répartition des fonds, cette étude n’identifiait pas la nature de ces changements survenus à l’intérieur de ces secteurs. Il est donc nécessaire d’évaluer de manière quantitative et qualitative la nature de ces changements intra-sectionnels. Ce billet s’attarde spécifiquement aux changements survenus à l’intérieur du groupe des ONGR dont les ONGRP font partie.

Les résultats obtenus démontrent deux tendances dans le choix de financement des ONGR. Premièrement, une part accrue du financement est dorénavant octroyée aux ONGRP (voir tableau ci-bas). En 2001, les fonds dans la catégorie des ONGR étaient répartis à 70,4 % aux ONGR et à 29,6 % aux ONGRP. Ces données sont restées relativement fixes jusqu’en 2006 où la part des ONGRP a augmenté de manière significative pour atteindre 61,3 % en 2014, là où la part des ONGR a diminué jusqu’à 38,7 %. Bien que ces montants représentent dans l’absolu une faible proportion de l’aide canadienne, ce renversement illustre un choix rationnel et calculé du gouvernement Harper et sera traité au point suivant.

Les montants attribués en 2011 aux ONG religieuses canadiennes

Les montants attribués en 2014 aux ONG religieuses canadiennes

Ensuite, parmi les ONGR, la même tendance que chez les ONG a été relevée : c’est un nombre réduit d’organisations qui se partagent désormais la majeure partie du financement. Si l’époque libérale signifiait qu’un grand nombre d’organisations se partageaient les fonds, la période conservatrice rompt avec cette tendance en octroyant davantage de gros montants à quelques organisations seulement au détriment de petites organisations.

Comment donner sens de ces résultats ?

Le premier constat implique une réduction du nombre de partenaires de l’ACDI en favorisant l’octroi de gros montants à quelques joueurs hautement favorisés. Ces changements n’ont toutefois pas été appliqués selon un niveau de réussite (passé ou futur) des projets des partenaires.

À titre d’exemple, la ministre de la Coopération internationale de l’époque, Bev Oda, était même intervenue directement pour empêcher qu’un fonds soit octroyé à un projet en territoire occupé palestinien. Au-delà du scandale sur l’injustice faite à l’ONG qui, pourtant, avait d’excellents résultats d’efficacité de l’aide, cela démontre l’ampleur des ramifications du contrôle religieux du premier ministre Stephen Harper.

Les approches théoriques utilisées traditionnellement dans les analyses de l’aide suggèrent des variations gravitant autour de 5 à 10 %. Le renversement observé au sein des ONGR fait fi de cette prémisse et nécessite une interprétation différente. À la hauteur du changement survenu, il est peu probable que seule l’efficacité potentielle et future des projets sollicités par les ONGRP ait suffi à obtenir ces fonds, cela au détriment des projets des ONGR traditionnellement considérés comme réussis et efficaces.

Il est possible d’interpréter ce changement en fonction d’une recherche d’efficacité administrative de la part du gouvernement. Cette logique sous-tend qu’un nombre réduit de partenaires pour l’ACDI implique une réduction du travail de ses bureaucrates. Cet argument se bute toutefois à l’efficacité qu’avaient ces partenaires dans la réalisation de leurs projets.

En coupant les fonds subitement à certains de ses partenaires, l’ACDI a mis fin à plusieurs partenariats en cours à l’étranger, ce qui ne permet pas d’atteindre les résultats de réussite escomptés. Ces partenaires, tels que le Conseil canadien pour la coopération internationale ou l’Association canadienne de santé publique, avaient des positions ou des projets sur la santé reproductive des femmes, une problématique sensible pour le gouvernement théo-conservateur de Stephen Harper. Ces organisations, et plusieurs autres, ont vu leur financement réduit de 70 % en l’espace de moins de trois années.

Pour certains responsables d’ONGR, cette réorientation des fonds alloués à des ONGRP est sans surprise. En entretien privé, un directeur d’une ONGR basée à Montréal nous confiait ne pas être surpris de voir ses fonds coupés. Selon lui, le niveau de religiosité de son ONGR n’est pas suffisant pour décrocher les faveurs du gouvernement Harper. Refusant catégoriquement toute forme d’évangélisation ou de prosélytisme, et travaillant sur des questions de santé reproductive des femmes, notamment en Cisjordanie, il s’attendait à ce que ses projets ne puissent être renouvelés.

L’observation de ce responsable est cohérente avec les données obtenues. En effet, sans établir de relation directe entre un niveau de religiosité et l’obtention des fonds fédéraux, il est possible d’observer trois sous-tendances.

Primo, les ONGR les plus critiques des politiques du gouvernement Harper ont reçu moins de financement que celles restées muettes ou favorables aux politiques publiques ou étrangères. Secundo, les ONGR ayant des projets dans des pays limitrophes de l’État d’Israël ont également vu leur financement réduit. Tertio, les ONGR ayant des projets de santé reproductive des femmes ont elles aussi eu à composer avec les coupures des fonds.

D’un autre côté, les ONGRP, particulièrement celles ayant un niveau de religiosité affiché élevé avec un potentiel d’activisme religieux ou d’évangélisation, ont obtenu une augmentation notable de leur budget. À titre d’exemple, le Christian reformed world relief comitte of Canada (CRWRC or World Renew) ou le Mennonite Central Committe Canada (MCC) ont eu un bond dans leur revenu du gouvernement fédéral de 700 % et 800 % pendant la période Harper.

Au-delà de l’augmentation des fonds alloués à des ONGR pouvant avoir des activités de prosélytisme, une question de représentation fait également surface. Le Canada possède une liste d’organisations humanitaires, la Humanitarian Response Canada, qu’il privilégie et qui, implicitement, représente l’humanitaire canadien.

Cette liste contient un groupe d’organisations humanitaires jugées hautement efficaces et professionnelles, et devant être favorisées pour recevoir les dons du public et les fonds du gouvernement fédéral en cas de crise humanitaire. Le nombre de membres de ce groupe, autrefois intitulé PAGER, a pratiquement doublé entre 2010 et 2014. Le regroupement est passé d’une douzaine d’ONG membres à 33 organisations en date de février 2016. Le groupe est aujourd’hui composé de 17 membres non religieux et de 16 membres religieux.

Si un équilibre ressort à première vue, les expertises varient grandement. Le groupe non religieux est composé en grande partie de filiales d’ONG internationales telles que Save the Children, Oxfam, Médecins du Monde, Care, Action contre la Faim. S’ajoutent le ministère des Affaires étrangères du Canada, la Croix Rouge canadienne et Unicef Canada.

L’arrivée d’ONGR avec des antécédents de réussites humanitaires plus discrets fait état de ce favoritisme ayant eu lieu pendant la période Harper. Les Health Partners International of Canada, le World Renew et le Samaritan’s Purse font partie de ces nouveaux membres suscitant l’intérêt des chercheurs. De plus, on retrouve dans la nouvelle liste le CRWRC et le MCC cités plus haut pour le bond dans leur revenu fédéral.

Éléments de conclusion

En établissant une relation entre les montants totaux des fonds alloués à des ONGR ou des ONGRP et l’enveloppe budgétaire totale de l’aide canadienne, il est difficile de parler de confessionnalisation de l’humanitaire canadien. Toutefois, les résultats démontrés dans ce billet illustrent une tendance forte de favoritisme des ONGRP. Il faudra cependant attendre la fin du mandat du gouvernement Trudeau pour évaluer si cette tendance est liée au gouvernement Harper ou à d’autres facteurs inconnus.

Les derniers efforts du gouvernement Harper en matière de restructuration des institutions publiques ont mené, en outre, à une opacité en ce qui touche l’accès à l’information. Jusqu’en 2012, les données financières des organismes de charité (les ONG) étaient publiques jusqu’en date de 2001, les rapports annuels n’étant pas numérisés auparavant. Depuis 2014, le gouvernement canadien limite l’accès aux données aux cinq dernières années. Ainsi, en 2016, il n’est possible de reculer qu’en 2011, ce qui empêche de toute évidence toute analyse comparative future (4).

Avec l’arrivée au pouvoir du parti libéral de Justin Trudeau, certains changements sont à prévoir dans l’architecture de l’aide canadienne. Le premier ministre Trudeau a déjà rompu avec la tradition Harper en prenant une position ferme lors de la COP21 et il est possible qu’il rapproche la politique étrangère du Canada vers ses valeurs pré-Harper, soit de maintien de la paix et de coopération.

Pour les ONG, les ONGR et les ONGRP, le nouveau gouvernement libéral implique que les fonds fédéraux alloués pour des projets d’aide au développement ou d’aide humanitaire seront davantage octroyés sur des principes d’efficacité de l’aide que sur des alignements théologiques ou idéologiques. La valorisation de la coopération et du dialogue au sein du gouvernement Trudeau réduit également les probabilités d’une intervention directe du ministre des Affaires étrangères dans le choix de financement de projet ou d’organisation partenaire.

 

Notes méthodologiques

Ce billet s’inscrit dans un champ de la science politique de l’analyse de la politique étrangère. Ce faisant, il répond à un défi majeur, celui de la catégorisation du phénomène social qu’est le prosélytisme. Bien que trois codeurs aient utilisé une grille d’analyse sculptée à partir de concepts scientifiques définis pour en créer une nomenclature, les interprétations d’une ONG prosélytiste diffèrent toujours. C’est pourquoi nous soulignons que cette catégorisation a été effectuée avec les informations disponibles sur les sites internet des ONGR étudiées et n’affirme en aucun cas qu’elles ont réellement des activités de prosélytismes. D’ailleurs, certaines ont modifié ces sections au lendemain de la publication de notre précédent article.

 

 

(1) Sur la relation entre les ONG et le gouvernement canadien

(2) Pour en savoir davantage sur l’influence de la droite religieuse sur le gouvernement canadien, voir Marci McDonald, 2010. The Armageddon factor: the rise of Christian nationalism in Canada. Toronto, Random House Canada.

(3) Voir: Audet, François, Francis Paquette, Stéfanie Bergeron. Religious Non-Governmental Organizations and Canadian International Aid from 2001-2010: A preliminary study. Canadian Journal of Development Studies. P.1-30. June 2013.

(4) Ce billet a été possible puisqu’une portion des données a été collectée en 2012.

 

Françis Paquette

Françis Paquette

Francis Paquette, coordonateur à l’Observatoire Canadien sur les Crises et l’Action Humanitaire (OCCAH). Francis Paquette était au Japon lors du séisme.

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