La démographie juive est-elle encore vraiment menacée en Israël ?

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Mythes et réalités de l’immigration

S’il est un sujet sensible avec la question de la sécurité en Israël, c’est bien la problématique de la démographie. Parce que l’Etat d’Israël s’est depuis sa création défini comme un « Etat juif et démocratique », la nécessité d’une majorité juive a toujours entraîné bon nombre de politiques favorables à l’émigration en Israël longtemps entretenues par la crainte d’un raz-de-marée des naissances arabes.

Aujourd’hui on compte 7,6 millions d’Israéliens, dont 75% de Juifs et 20% d’Arabes. Peut-on imaginer comme on l’a longtemps cru qu’un jour la dynamique s’inverse ? Pas si sûr si l’on en croit la dernière enquête du démographe Youssef Courbage, intitulée « L’étonnant renversement des démographies israélienne et palestinienne 1948-2008 », parue dans l’ouvrage coordonné par Dominique Vidal, Palestine Israël, un Etat deux Etats ?(1) L’immigration et la constitution même de la société israélienne actuelle sont le fruit d’une histoire complexe et d’une idéologisation forte de la part des politiques israéliennes depuis un siècle.

La question de l’immigration en Israël est intéressante pour au moins quatre raisons : le jeune âge du pays (bientôt 63 ans), l’étroitesse de ce dernier et son « encerclement » géographique symbolique et réel, l’importation en Orient d’un modèle social européen et la question de l‘adaptation à son environnement, la question de la cohérence voire de la cohésion de tant de segments socio-ethniques si différents de par leur origine, leur religion, et leur culture. Si le solde migratoire est aujourd’hui proche de zéro, il n’en a pas été ainsi de tout temps. En effet, les raisons des migrations en direction de la Palestine puis d’Israël reflètent l’orientation politique prise par les responsables politiques successifs face à une conjoncture souvent défavorable.

Des pogroms en Russie, au génocide en Europe, en passant par l’antisémitisme et la « menace démographique » arabe, il faut peupler la terre d’Israël.  A un tel rythme d’immigration, la société israélienne trop hétérogène est au bord de l’implosion: peuplement d’un foyer juif de la fin du 19e siècle à la création de l’Etat en 1948(2), immigration mythique des Juifs qui arrivent dans un pays neuf sacralisé et qui fait rêver, poursuite permanente de l’aliyah des Juifs du monde entier en terre d’Israël grâce à la loi du retour, immigration économique essentiellement non juive après l’effondrement du bloc soviétique (1.200.000 russophones débarquent en Israël d’ex-URSS et d’Ukraine, la plupart sans culture juive) et les famines en Ethiopie (l’arrivée des Falashmuras, descendants mythiques du Roi Salomon et de la reine de Saba). Aujourd’hui, ces derniers vivent  une vraie crise identitaire et font partie des couches les plus défavorisées de la population.

Avec l’intifada de 1988, il a fallu remplacer les 200.000 Palestiniens qui venaient travailler chaque jour en Israël et qui représentaient alors un danger pour la sécurité de l’Etat. Yithzak Rabin, premier Ministre, orchestrera le remplacement des ouvriers palestiniens par l’arrivée massive d’africains sub-sahariens, de Thaïlandais, qui n’ont rien de juifs mais qui deviendront une main d’œuvre malléable et bon marché. Aujourd’hui, devant la transformation de l’économie qui passe du secondaire au tertiaire, cette main d’œuvre ne correspond plus aux besoins du pays et le gouvernement est dans une toute autre logique : traquer l’immigration clandestine estimée à 150.000 individus à la fin 2010. Cela concerne des Soudanais, des étrangers passant par le Sinaï, et beaucoup d’Erythréens. Cette immigration clandestine équivalente à 10% de la population active est aujourd’hui la plus élevée des pays de l’OCDE.

Tous ces tiraillements – intégration de millions d’individus en si peu de temps, multiethnicité nationale extrême, paupérisation des immigrés – sont à confronter aujourd’hui à la politique antisociale du pays, contre laquelle des centaines de milliers d’Israéliens protestent depuis juillet dernier. Peut-on encore ajouter la crainte que la majorité juive du pays disparaisse petit à petit ? Courbage conteste. Il tend à montrer que les taux de natalité chez les Juifs ultra-orthodoxes comme chez les Russes laïques se maintiennent face aux taux de natalité arabe et poursuivent leur ascension à 2-3% de croissance par an.

En réalité, les taux côté juif comme arabe en Israël semblent se stabiliser à trois enfants par femme et maintiendraient les équilibres actuels pour des décennies. Si la résistance côté arabe s’est longtemps traduite par l’accélération des natalités comme levier politique, notamment après 1967, il en est tout autrement aujourd’hui : « La fécondité des palestiniennes qui faisait leur fierté et représentait un gage pour l’avenir a bel et bien reculé ». Elle pourrait donc passer de 4 enfants par femmes dans les années 1980 à 2,5 d’ici 2048(3). Courbage conclut cette enrichissante enquête par des projections qui confirment bien cette tendance en Israël-Palestine : en 2030, il y aurait 80,7% de Juifs et 19,3% d’Arabes dans l’ensemble d’Israël. En 2048, 79,5% de Juifs et 20,5% d’Arabes.

Les raisons sont nombreuses que ce soit la transition démographique, le fait que le peuple palestinien est parmi les plus diplômés du Moyen-Orient, ou encore la situation politique qui décourage la natalité. Courbage le dit d’ailleurs : ces prévisions ne valent que dans le « scénario de l’immobilisme politique » actuel. Alors comment prévoir les changements politiques dans 20, 30, 40 ans ?

 

(1) Actes Sud, Paris, 2011.
(2) 25.000 Juifs en 1881 en Palestine, 70.000 en 1917, 200.000 en 1924, 380.000 en 1939.
(3) Chiffres des Nations unies, graphique 1 de l’étude de Courbage

Notes : Pour l’article de Lara Stemple (2009), « Male Rape and Human Rights », Hastings Law Journal, vol. 60, issue 3, p. 605-646, voici l’URL qui fonctionne.

Sébastien Boussois

Sébastien Boussois

Sébastien BOUSSOIS est docteur en sciences politiques, spécialiste de la question israélo-palestinienne et enseignant en relations internationales. Collaborateur scientifique du REPI (Université Libre de Bruxelles) et du Centre Jacques Berque (Rabat), il est par ailleurs fondateur et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et senior advisor à l’Institut Medea (Bruxelles).