La médiatisation du «fait» humanitaire

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L’action humanitaire se décline sous deux temporalités. Le temps court de l’urgence, celui de l’assistance à population immédiatement en danger, de la catastrophe, et le temps long de l’action d’aide au développement, de prévention des crises par un soutien régulier.

La problématique de la relation aux médias n’est pas du tout la même en fonction de ces temporalités. Les médias sont gouvernés, depuis l’avènement de l’audiovisuel triomphant, par une logique de l’urgence, de la réactivité la plus immédiate, voire même si possible une logique du direct.

Mais la presse écrite est à son tour touchée, par l’adjonction de sites web à ses structures habituelles de rédaction qui bousculent sa temporalité propre, certes quotidienne mais pas en direct. Nul doute donc que la perspective la plus riche d’interactions et  la plus critique dans la relation entre action humanitaire et médias soit celle du temps court de l’urgence.

La problématique dans le cadre du temps long étant le plus souvent celle de la spirale du silence ou l’art d’essayer d’intéresser à son action des journalistes qui ont mieux « à faire » ou plus urgent.

Retenons donc ici, la perspective de l’urgence. Trois questions principales se posent alors.

– Quelles caractéristiques doit revêtir un événement humanitaire catastrophique  pour être digne d’intéresser les médias?

– Qui est à l’origine de la médiatisation : des journalistes eux-mêmes, des autorités politiques qui communiquent ou des organisations humanitaires alarmistes et agissantes? Ces deux premières questions étant évidemment très liées.

– Les efforts fournis par les humanitaires pour obtenir une médiatisation pervertissent-ils l’action humanitaire?

Ce qui fait événement dans une société est un phénomène qui est vécu comme rupture, autour duquel une recherche d’intelligibilité s’opère face aux difficultés à l’interpréter, au saisissement qu’il procure.

L’événement se caractérise par la rupture qu’il induit dans les modes de vie, les représentations sociales, par une rupture de l’intelligibilité. Si cette rupture est socialement reconnue et portée par des acteurs, il est très probable que les journalistes ne pourront l’ignorer et en viendront eux-mêmes à le traiter comme un événement au sens journalistique du terme cette fois, c’est-à-dire un fait remarquable, inédit, insolite, méritant à ce titre un traitement spécial le mettant en valeur, pouvant aller jusqu’à bouleverser l’ordre habituel et rôdé de présentation des faits et de construction du journal, ce qui en fait bien un événement médiatique. Travail qui pourra contribuer à accentuer l’interprétation événementielle des phénomènes qui circulent déjà dans l’espace public.

Tout le travail de certains acteurs sociaux motivés par une question humanitaire particulière sera dès lors d’arriver à construire leur cause, afin de faire rentrer un sujet précis dans l’arène publique et lui donner une visibilité médiatique, en montrant qu’il s’agit d’un événement.

Sur quels critères un tel travail peut-il reposer pour être efficient?

De la nécessité des émotions et d’une identification

Le facteur le plus évident de médiatisation a trait à l’intensité émotionnelle des faits. Le tragique de l’existence est un des ressorts les plus vieux du journalisme. Les drames humains, liés à des phénomènes naturels (catastrophes diverses), à des accidents techniques (explosions, pollutions), ou la volonté humaine (attentats, guerres) incitent les journalistes à s’y intéresser. Et plus le nombre de morts sera élevé, plus le fait sera jugé digne d’intérêt car susceptible de provoquer l’effroi et d’attirer la compassion.

Pour que le fait soit traité comme un événement, il faut que la violence des faits, leur brutalité ou le nombre des victimes dépasse l’ordinaire, à plus forte raison s’il s’agit d’un fait surgissant dans un pays lointain.

On retrouve ici la fameuse règle de proportionnalité, évoquée par les journalistes : le ratio morts/ distance kilométrique. Celui-ci implique que plus le lieu concerné est éloigné, plus le nombre de morts devra être élevé pour intéresser les rédactions. Il ne faut pas moins de centaines ou de milliers de victimes pour s’intéresser à un raz de marée, un tremblement de terre, une inondation, en Thaïlande, au Pakistan ou en Louisiane, quand on est journaliste européen. Mais cela ne suffit pas à en faire un événement.

Un événement correspond à un temps bref, à un phénomène jugé imprévisible et donc inattendu. Les cas cycliques de famine en Afrique – où des dizaines de milliers de personnes, notamment des enfants, meurent sûrement mais lentement,  sur plusieurs semaines ou plusieurs mois – se déroulent fréquemment dans une grande indifférence, sans couverture médiatique, car ils ont bien du mal à être associés à l’urgence, au renouvellement permanent de flux d’informations, ils sont davantage perçus comme un stock.

Quand les médias possèdent des images spectaculaires, inédites, incroyables, elles s’empressent de les diffuser et de présenter le fait comme un événement, de par la capacité même à en montrer des images. C’est particulièrement vrai du Tsunami de décembre 2004, où la présence de nombreux touristes équipés de caméras vidéos a permis de récolter des images du drame prises par les victimes elles-mêmes, avec donc un potentiel d’émotion et de saisissement décuplé.

Un fait étranger devient aussi un événement médiatique quand il fait écho aux préoccupations supposées du public national. Les médias occidentaux ont considéré le Tsunami de décembre 2004 d’autant plus comme un événement – et ce plusieurs semaines durant – que de nombreux occidentaux étaient présents et comptaient au rang des victimes et disparus, ce qui facilita le processus d’identification aux victimes chez les publics.

Comment ne pas voir que si les dizaines de milliers de victimes n’avaient été qu’ asiatiques, les médias occidentaux n’auraient pas appliqué si fortement et durablement une lecture événementielle à ce fait. La preuve peut en être apportée par le tremblement de terre survenu au Pakistan le 8 octobre 2005 qui a fait plus de 70 000 morts et 2,8 millions de sans abris.

Le tsunami a été en tête de la couverture des trois grands JT américains pendant trois semaines, avec 155 minutes la première puis la deuxième semaine. Un mois et demi plus tard, le sujet figurait encore dans les dix premiers thèmes abordés.

En regard, le tremblement de terre pakistanais, pourtant dramatique dans ses conséquences, a peu suscité l’intérêt. Il a été considéré comme un événement, arrivant en tête des JT américains la semaine de son apparition, mais avec seulement 58 minutes d’antenne. Dès la deuxième semaine, il arrivait en septième position et avait disparu la troisième.

Les ONG comme agents propagateurs de la médiatisation

La lecture événementielle tient également à l’existence d’acteurs à même de se mobiliser et de construire une cause ou, au contraire, à ne pas faire advenir des événements.

On doit tenir compte du rôle des acteurs inter- ou transnationaux dans leur potentiel de mobilisation des journalistes, de créations d’événements médiatiques pour attirer l’attention sur des faits.

Plusieurs famines en Afrique sont passées inaperçues de par le monde, contrairement à celle d’Ethiopie en 1984-1985, puisqu’un chanteur engagé, Bob Geldof, a su, via un concert mobilisant 45 stars du rock britannique et irlandais (le Band Aid), attirer l’attention des médias sur le sort d’un peuple oublié.

Une autre dimension à réunir est toute bonnement la capacité à aller sur le terrain pour couvrir l’événement, et l’on connaît bien des dictateurs qui s’emploient à minimiser un problème touchant leur pays (comme le président du Niger en 2005) et/ou qui usent de tout leur pouvoir de dissuasion et de coercition pour empêcher les journalistes de travailler, comme dans la Tchétchénie détruite par l’armée russe de V. Poutine. Les ONG savent très bien organiser des voyages de presse, emportant avec leurs équipes quelques journalistes pour témoigner, en suscitant jusqu’à l’idée même d’aller investiguer sur ce sujet. C’est ainsi que des journalistes se sont trouvés embastillés lors de la piteuse aventure humanitaire tchadienne des « humanitaires » de l’arche de Zoé.

De façon plus large, les ONG peuvent être à l’origine de campagne de presse, via leurs propres campagnes de communication, en usant de tactiques d’agit-prop pour créer des images chocs, des événements à même de sortir les rédactions de leur torpeur. On songe par exemple à la réalisation de montagnes de chaussures usagées réalisées à l’appel de Handicap international afin de relancer l’intérêt médiatique de sa campagne de bannissement des mines antipersonnelles qui font tant d’estropiés dans le monde.

L’humanitaire au risque de la communication

Le recours à des coups médiatiques n’est pas sans poser de douloureux problèmes éthiques, dont un Rony Braumann par exemple, s’est largement fait l’écho.

Le jeu médiatique favorisant le vedettariat et les coups d’éclat, on voit bien le risque d’une forte personnalisation de l’action et la réduction apparente de l’action humanitaire à quelques coups de gueule ou actes symboliques.

L’activisme médiatique d’un Bernard Kouchner en est le modèle. Le risque de confusion entre la nécessité stratégique de se livrer à ce jeu médiatique et l’envie d’autopromotion personnelle (y compris à des fins politiques) est alors réel.

Par ailleurs, la volonté d’attirer l’attention lors des crises, pour développer l’appel de fonds et la sensibilisation à la cause, peut introduire des logiques de concurrence entre les crises immédiates et les crises du temps long, l’investissement communicationnel étant plus fort dans le premier cas que dans le second, ou pire encore, les premières créant un écran de fumée rendant moins visibles encore les secondes.

De plus, une stratégie de « coups » induit dans l’opinion publique une réponse en termes de mobilisations sporadiques, compassionnelles, éphémères – dont le Téléthon serait l’archétype – au risque de diminuer l’engagement plus durable, dans un militantisme ou compagnonnage durable avec les associations.

Enfin, on sait que les campagnes de communication peuvent coûter fort cher, et la question du montant des sommes reçues qui sont consummées pour la communication se pose avec acuité. A quel seuil est-il économiquement rentable et moralement acceptable de recourir à un marketing important (affichage, mailing, services de communication professionnel…) pour une organisation à but non lucratif vivant de dons faits pour servir une cause et non une structure de récolte d’argent.

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier

Arnaud Mercier est Professeur Information & Communication, Directeur de la Licence professionnelle Journalisme et médias numériques à l’Université Paul Verlaine Metz