La menace géopolitique chiite : analyse d’une représentation saoudienne

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« Les chiites sont des demi-juifs cachés.»  Nayef ben Abdul-Aziz al Saoud[1]. (1933)

« Il faut expulser les chiites des pays musulmans… certains disent que les chiites sont musulmans parce qu’ils croient en dieu et en son prophète… mais je dis qu’ils sont hérétiques… ils sont les ennemis les plus vicieux des musulmans qui doivent être avertis de leurs complots, ils doivent être boycottés et expulsés afin que les musulmans se protègent du mal.» Abdullah ben Jabrain[2].

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Comprendre les rivalités sectaro-religieuses entre sunnites et chiites n’est pas chose aisée. Il convient toutefois ne pas négliger cet aspect qui influe par bien des égards sur la politique extérieure des États de la péninsule arabique, au premier rang desquels on peut compter l’Arabie Saoudite. Un bref rappel historique de la différence entre ces deux branches de l’islam semble nécessaire avant d’aborder la géographie actuelle du chiisme dans la région du golfe Arabo-Persique.

À la suite de la mort du prophète Mahomet en 632, de nombreuses luttes pour la succession ont abouti à une scission entre les fidèles. Ali ben abi Taleb[3], quatrième calife de l’islam, est reconnu comme premier successeur légitime par une communauté de fidèles qui deviendra les chiites. C’est avec Hassan et Hussein, tous deux fils de Ali, que commence pour les chiites la lignée des douze imams dont le premier est Ali et le dernier Muhammad, qui n’est pas mort mais aurait été occulté en 874. Là où à l’origine il n’ y avait qu’un point de séparation relevant de la généalogie, les imams successifs des chiites ont apporté des règles et des interprétations, qui ont transformé le chiisme en véritable religion dans la religion. Le chiisme s’insère dans une vue d’ensemble à trois étages avec les Kharidjites[4] comme exclus, tandis que les sunnites et chiites se livrent une rivalité de pouvoir au sein de la communauté de croyants. La violence des propos de certains dignitaires religieux s’explique par le fait que pour les sunnites, le chiisme est une hérésie.

De nos jours, la grande majorité des musulmans dans le monde sont sunnites, environ 85%, ce qui fait des chiites une minorité plutôt marginalisée géographiquement, puisque concentrée en grande partie en Iran. Ce pays compte environ 59 millions de chiites, soit 40% de l’ensemble des chiites duodécimains[5] dans le monde. Le poids des représentations est prépondérant lorsque l’on en vient à évoquer les relations actuelles entre sunnites et chiites dans la région du Golfe. Ainsi selon certaines rumeurs qui circulent dans la région, certains chiites se feraient tatouer sur la plante des pieds le nom des premiers califes reconnus par les sunnites, afin de pouvoir marcher dessus dans leur vie quotidienne. Il ne s’agit ici que d’une anecdote, toutefois celle-ci reflète bien les rancœurs qui sommeillent dans la région.  Des rancœurs également alimentées par la rivalité millénaire entre arabes et perses.

L’astronome et géographe danois Carsten Niebuhr (1733-1815), envoyé en Arabie par le roi Frédéric V du Danemark en 1762, décrivait des conflits récurrents entre Perses et Arabes «  Comme en général ils n’ont pas beaucoup à perdre en terre ferme, dès qu’une armée persane approche, tous les habitants des villes et villages s’embarquent sur de petits bâtiments, et se sauvent dans quelque île du golfe Persique, ou de ses environs, jusqu’à ce que les ennemis se soient retirés. Car ils sont persuadés que les Persans ne s’établiront jamais sur une côte où ils seraient harcelés par eux et par les autres arabes[6]. »

Comme évoqué précédemment, il n’a jamais été réellement question d’une présence perse définitive sur la rive sud du golfe Arabo-Persique. Pratiquement toutefois, le roi Abdallah aurait confié à des responsables américains en 2009 ne pas avoir confiance en l’Iran. Aux mêmes interlocuteurs, il aurait raconté sa rencontre avec le chef de la diplomatie iranienne, Manouchehr Mottaki, à qui il aurait demandé de s’éloigner du Hamas palestinien. Le ministre iranien aurait répondu que les relations entre l’Iran et le Hamas s’effectuent sur la base d’un rapprochement entre musulmans. À cette affirmation le roi aurait répondu une phrase lapidaire «  Non, ce sont des Arabes, et vous, Perses, n’avez pas à vous ingérer dans les affaires arabes»

Ces propos peuvent induire en erreur, dans la mesure où la rivalité actuelle n’est plus une rivalité entre Perses et Arabes mais bien entre sunnites et chiites, cette dernière étant toutefois héritière de la première. La primauté religieuse que s’arroge le pouvoir saoudien, grâce à son monopole sur les deux principaux lieux saints de l’islam, augmente les rancœurs iraniennes. En 1986, la police saoudienne avait capturé des agents iraniens qui tentaient d’introduire des explosifs à la Mecque pour déstabiliser le régime des Saouds. Le 31 juillet 1987, bravant les interdictions de manifester, les pèlerins iraniens ont provoqué de violentes émeutes, entraînant la mort de 400 des leurs en 4 jours à peine[7]. Suite à ces évènements, l’ayatollah Khomeyni suggéra que l’organisation du pèlerinage soit retiré aux Saouds et confié à une instance internationale.

Cette rivalité religieuse est d’autant plus intéressante qu’elle ne présente pas les acteurs comme deux blocs homogènes se livrant une compétition à distance, mais plutôt comme une présence variable sur de nombreux territoires éloignés les uns des autres, constituant autant de points de friction à l’échelle régionale.

La présence chiite sur le pourtour du golfe Arabo-Persique est indéniable. Face à l’Iran, territoire perse et chiite font face une multitude de monarchies arabes à majorité sunnite, la plupart devant gérer la présence délicate de communauté chiite sur leur territoire. Ces minorités n’ont bien souvent aucun lien direct avec l’Iran, pourtant la crainte d’une manipulation iranienne sur ces populations est grande.

Le roi Abdallah de Jordanie avait formulé en 2004 la notion « de croissant chiite », identifiant un axe allant de l’Iran au Liban en passant par l’Irak et la Syrie. Aux vues de cet axe il apparaît évident que le roi jordanien prenait en considération un alignement chiite mais surtout politique des États concernés sur l’Iran. La Syrie, allié fidèle de l’Iran, le Hezbollah dépendant de son allié iranien, qui prend petit à petit le contrôle de la politique libanaise, et l’Irak qui avec une majorité chiite peut éventuellement constituer un allié politique. Lorsque l’on évoque la géographie du chiisme, il ne faut pas négliger un axe nord-sud épousant la forme du golfe Arabo-Persique. Cet axe avec des communautés chiites dispersées au Koweït, à Bahreïn, en Arabie Saoudite aux Émirats Arabes Unis, ainsi qu’au Qatar, représente un complément géographique à l’axe identifié par le roi jordanien.

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[1] Prince héritier et ministre de l’Intérieur d’Arabie Saoudite, demi-frère de l’actuel roi Abdallah.
[2] Membre influent de l’establishment religieux saoudien.
[3] À la fois le protégé, le cousin, le fils spirituel, le disciple et le gendre de Mahomet.
[4] C’est Ali qui donna ce nom à tout mouvement musulman contestataire.
[5]    Appellation qui désigne le groupe des chiites qui croient dans l’existence des douze imams. 80% des chiites dans le monde sont duodécimains et ils sont majoritaires parmi les écoles de pensées chiites.
[6] Source: Questions internationales: n° 46 – Les États du Golfe, prospérité et insécurité.
[7] Source: http://www.larousse.fr/archives/journaux_annee/1995/49/moyen-orient_le_retour_de_saddam_hussein

Romain Aby

Romain Aby

Romain Aby est doctorant à l’Institut Français de Géopolitique.

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