La situation des femmes en Inde

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Entre un Womanism renouvelé et une servitude acceptée

femme, Inde
© Linda B, New Delhi 2015

« De tous les maux dont l’homme s’est fait lui-même responsable, aucun n’est aussi dégradant, choquant ou brutal que son abus de la meilleure moitié de l’humanité ; le sexe féminin (pas le sexe faible) » Gandhi 1921.

Des femmes cheffes de famille

Au 1er février dernier, la Haute Cour de New Delhi, a validé un verdict historique (1) ! En effet, cet organe de juridiction a donné raison à la demande de la fille aînée d’une famille riche, suite au décès de son père (et n’ayant plus de frères ni oncles), de prendre le titre de « cheffe de famille » au détriment de son neveu se considérant comme le mâle vivant le plus âgé de la famille. Cette héritière peut maintenant jouir de la pleine autorité pour gérer la propriété et les affaires de la famille, le tribunal ayant décrété qu’il n’existait aucune raison valable justifiant qu’une femme ne puisse pas tenir ce rôle clé !

Pourtant en Inde, traditionnellement, cette position, supérieure à celle des autres membres de la famille, était confiée uniquement à l’aîné mâle, tradition appuyée par la loi indienne de 1956 qui régit le mariage et la succession (TAWA LARMA, 2004, p. 229) mais ensuite contestée par celle de 2005 qui garantit aux femmes des droits égaux en matière de succession (2).

Ainsi, en accordant ce droit égal de porter le titre de Karta (chef de famille) à l’aîné-e de la famille, indistinctement de son sexe, ce jugement met un terme à la tradition hindoue glorifiant le rôle du mâle aîné dans la fratrie.

Malgré l’espoir suscité par cette nouvelle, l’Inde est un pays dominé par les hommes, en nombre supérieur (faible sexe ratio), où les crimes contre les femmes sont monnaie courante ! Outre les viols collectifs portés à la une des journaux internationaux, d’autres crimes, nombreux, sont autant de stigmates de l’état du statut des femmes en Inde : décès liés à la dot, jets d’acide, crimes d’honneur, fœticides et infanticides féminins !

Les femmes indiennes : sous la trinité de la tutelle 

Depuis toujours en Inde, les femmes ont été considérées comme la propriété exclusive de leur père puis de leur mari, avec des autorités partagées via le frère ou le fils aîné, selon le statut marital de la femme. En effet, à la naissance, la fille est placée sous l’autorité de son père, au mariage, la jeune femme passe sous la tutelle de son mari, et la veuve enfin tombe sous la responsabilité de son fils. En fait, la structure familiale traditionnelle indienne prescrit aux femmes un rôle de fille, d’épouse et de mère (SAGLIO-YATZIMIRSKY, MARIUS-GNANOU, 2002, p.119).

Le dicton « éduquer sa fille, c’est comme arroser une plante dans le jardin de son voisin » résume bien la situation de dévalorisation d’être une femme en Inde, notamment après le mariage, entraînant frais pour la dot et une « inutilité » pour la famille. Comme le rappelle l’anthropologue-sociologue indianiste, Isabelle Milbert, une femme ne résiste à l’oppression que pour être belle-mère à son tour, car avec l’arrivée d’une belle-fille dans la maison, elle pourra pour la première fois s’affirmer face à une personne adulte sur laquelle elle aura une ascendance. Beaucoup de belles-mères, frustrées, abusent alors de cette autorité qu’elles partagent avec leurs fils.

Violences faites aux femmes et servitude acceptée

Il y a quelques années déjà que l’Inde se positionne comme le quatrième pays le plus dangereux au monde pour les femmes (classement par la Fondation Reuters). C’est un énième événement tragique, en décembre 2012, lié à ce que l’on appelle désormais l’« épidémie de viols », pour que les médias indiens, les hommes et les femmes de chaque foyer, et les politiques se saisissent sérieusement de la problématique des femmes et relancent le débat de l’application des lois censées les protéger.

Quelques lois votées hâtivement pour calmer les manifestants et des mesures de protection (création de la ligne directe en cas de harcèlement) voulaient donner le ton des politiques, mais tout le monde s’accorde à dire que c’est du peuple que les changements doivent venir. Un changement dans les mentalités.

En Inde et ailleurs, la violence contre les femmes est un mal gangrenant la société. Pas seulement dans les régions reculées, mais même dans les villes, les femmes sont les premières victimes. Elles sont les cibles de violences physiques et mentales. Les formes de violence à l’égard des femmes sont variées, elles vont du harcèlement moral des belles-familles à l’agression sexuelle.

C’est pourquoi le gouvernement indien a listé ces différentes formes dans les nombreux actes qui vont du fait d’être attouchée dans les transports en commun à celui d’être privée de nourriture par sa belle-famille. Néanmoins, les militants continuent le combat pour que les autres formes de violences, dites invisibles, soient reconnues, tel que l’accès équitable à l’éducation ou la question de l’accès aux toilettes.

Dans ce pays, chaque heure, une femme est violée, et toutes les 93 minutes, une femme est brûlée à mort à cause de problème de dot. En juillet 2012, un journal anglais The Guardian titrait à sa une « Why India is so bad to his women » (3) après cet horrible drame d’agression d’une jeune fille à la sortie d’un pub par une bande de 18 garçons, dans une ville d’un État réputé pour être en avance sur les autres concernant le droit des femmes (Guwahati, en Assam, au Nord-est de l’Inde).

Ce même article rappelle que d’après l’International Centre for Research on Women (2010), 400 000 femmes sont violées chaque année et que 45 % des filles sont mariées avant l’âge de 18 ans en Inde. Paradoxalement, quelques mois plus tôt, en avril 2012, l’un des grands quotidiens du pays, The Times of India, publiait les résultats du rapport de l’UNICEF « Bilan sur les adolescents 2012 », et annonce avec fracas que 52 % des adolescentes de 15 à 19 ans du pays (contre 57 % des garçons du même âge) (4) pensent qu’il est justifiable qu’un homme frappe sa femme, alors qu’une loi sur la violence domestique « groundbreakingly » avait été adoptée sept ans plus tôt, interdisant toutes les formes de violence contre les femmes et les filles.

Un sondage de 370 spécialistes du genre regroupés par TrustLaw (5), un site d’information pour la lutte contre la corruption et le droit des femmes, a voté pour l’Inde en tant que pire pays pour être une femme dans le monde. C’est une région du monde où l’égalité des sexes est en théorie en marche puisque « la constitution indienne est favorable aux femmes » (M. NUSSBAUM, 2008, page 46), mais loin d’être une pratique !

On le sait, l’acceptation, la justification et le silence autour de la violence domestique rendent les filles et les femmes plus vulnérables aux abus. Pourtant, dans cette étude, les groupes d’âge filles et femmes, respectivement âgées de 15 à 19 ans et de 45 à 49 ans, sont tout autant enclins à la justification de la violence conjugale.

D’après le NCRBI (National Crime Records Bureau of India) rattaché au ministère de l’Intérieur du gouvernement indien, à New Delhi, une hausse de 7,1 % a été enregistrée concernant les crimes contre les femmes de 2010 à 2011.

Le pays des femmes manquantes

Avec un sexe ratio faible s’exprimant par 92,5 femmes pour 100 hommes, l’Inde est le pays par excellence où la théorie du « nombre de femmes manquantes » d’A. Sen (1998), se vérifie alors que dans le reste du monde, ce sont les femmes qui dominent dans les statistiques démographiques (en moyenne 105 femmes pour 100 hommes). Ces « 40 millions de femmes manquantes » en Inde sont des filles éliminées par sélection, en faveur d’un garçon, avant leur naissance ou après, assassinées ou délaissées.

Ce déséquilibre est loin d’être endigué puisque le recensement de 2011 en Inde a révélé une différence notable et croissante entre le nombre de filles et de garçons âgés de 0-6 ans. Une chanson populaire, toujours d’actualité en Inde, illustre par certaines de ses paroles la préférence pour un enfant mâle et encore plus, le caractère punitif de la naissance d’une fille : « Pourquoi es-tu venue au monde, ma fille, quand un garçon je voulais ? Va donc à la mer remplir ton seau, puisses-tu y tomber et t’y noyer ».

Ce « manque de femmes » au pays de la « vache sacrée » entraîne l’évident postulat de l’avortement sélectif

Une mère de deux filles, acceptant cette « fatalité » et s’épuisant à la tâche pour préparer leurs dots
Une mère de deux filles, acceptant cette « fatalité » et s’épuisant à la tâche pour préparer leurs dots ©Linda B, New Delhi 2015

 

des fœtus féminins et de l’infanticide des filles mais aussi de maltraitance et/ou d’abandon des filles qui ont survécu. En effet, les filles reçoivent moins de soins médicaux et de nourriture et sont plus sujettes aux corvées éreintantes.

Souvent la préférence pour les fils est en lien avec la crainte d’avoir à payer une dot qui représente un fardeau financier que les familles préfèrent éviter. Selon une étude de 2011 par la revue The Lancet (6), c’est 12 millions de filles avortées au cours des trois dernières décennies. Car « après des siècles d’infanticide des petites filles, l’arrivée de l’échographie et de l’avortement a accéléré leur élimination « silencieuse » » (Bénédicte Manier, 2006).

On ne s’étonne pas alors que des cliniques, souvent clandestines, arborent des slogans aussi surprenants qu’interdits : « Mieux vaut investir maintenant 5.000 roupies dans un avortement que débourser plus tard 500.000 roupies pour une dot. »

Ce différentiel numérique hommes/femmes entraîne de nombreuses conséquences sur la situation des femmes. Cette carence de femmes signifie un manque de possibilité et de choix d’épouses et donc un célibat forcé et prolongé des hommes, entraînant frustrations et colère, d’où une nette augmentation de la prostitution, des violences sexuelles et du trafic de femmes. Dans certaines familles, on en arrive même à la polyandrie, le partage d’une épouse entre plusieurs frères.

Le taux de mortalité maternelle que l’on estime à 405/1000 est l’un des plus élevés au monde. Ce taux est un indicateur du statut global des femmes. Il traduit aussi le terme d’une vie de discrimination sexuelle, de négligence et de dénuement (Rina Sen Gupta, 2003, p.222). La plupart des mères enceintes ne reçoivent pas les trois visites prénatales préconisées par l’IISP (Institut indien de santé publique). Un cinquième des enfants indiens naissent avec un poids en dessous de la moyenne, et 70 % des moins de 5 ans sont anémiques.

Ces taux élevés de mortalité maternelle et de mauvaise santé des nouveau-nés sont en lien avec l’âge précoce des grossesses des mères. Dans l’immense majorité des cas, les mariages sont arrangés par les parents au plus tôt pour les filles, dès l’âge pubère.

Pourtant l’interdiction de la Dot a plus d’un demi-siècle, mais la DD-Dowry Death (assassinat de l’épouse qui n’a pas rapporté une dot satisfaisante ou complète) reste d’actualité.

Quant au mariage précoce des filles, il devrait naturellement s’endiguer avec le faible sexe ratio donc la rareté des femmes, qui les rend plus « précieuses », mais, selon le démographe C. Z. Guilmoto (2011), on devrait plutôt s’inquiéter, car « le récent processus de masculinisation démographique va sévèrement déséquilibrer le marché du mariage dans le futur ».

Vers un Womanism à l’indienne 

Pour les femmes du Sud, c’est bien souvent au travers de leurs combats contre la pauvreté, pour l’éducation de leurs filles, pour le droit des sans terres, pour préserver leur environnement, etc., qu’elles deviennent féministes, sans l’avoir recherché en amont, ni en le revendiquant politiquement pendant leurs luttes. Simplement en luttant pour leur survie.

Depuis la fin des années 70, le mouvement des femmes en Inde, occasionné suite au viol collectif de la jeune Mathura dans un commissariat de police, s’organise et lutte pour changer les mœurs, mais d’abord et surtout permettre d’instaurer des lois sociales de protection des femmes, comme l’abolition du système de la dot, des mesures contre le viol, ainsi que des changements sur des décrets particuliers concernant les crimes commis envers les femmes, notamment par leurs belles-familles.

Ces mouvements ont permis, dans la foulée (1971 et 1976), de légaliser l’avortement (mais seulement en cas de viol et/ou raison médicale) et de permettre l’égalité des salaires homme-femme. Cependant, les luttes sont longues, et c’est près de trente ans plus tard, en 2005 seulement, qu’une loi portant sur l’interdiction de toute forme de violences à l’égard des femmes « Groungbreakingly » est votée en Inde.

Les luttes pour les droits des femmes en Inde n’ont pas cette presque uniformité de celles que nous connaissons en Occident : acquérir un droit d’égalité. À l’instar de Vandana Shiva, cette femme du Sud qui est à elle seule le visage féministe des luttes pour l’environnement, et d’une mondialisation moins productrice d’inégalité.

En effet, le féminisme en Inde est comme ce qu’a été le féminisme noir américain, soutenant que le sexisme, l’oppression des classes, et le racisme sont inextricablement liés. Tant et si bien, que Collectif Combahee River (7) avait réussi à faire valoir aux États-Unis d’Amérique, en 1977, que la libération des femmes noires impliquait la liberté pour tous les peuples, car elle exigerait la fin du racisme, du sexisme et de l’oppression des classes.

La théorie du womanism d’Alice Walker, quant à elle, a souligné que les femmes noires ont connu une nature différente et plus intense de l’oppression de celle des femmes blanches, se basant sur l’idée que les femmes de couleur subissent des oppressions plurielles à l’opposé des femmes « blanches » dites à vision ethnocentrique et de milieux bourgeois de bonne conscience.

L’analyse d’Alice Walker est valable pour la plupart des femmes du Sud, à la fois victimes de traditions culturelles séculaires qui ne sont pas en leur faveur, d’une histoire coloniale et de tous les maux de la société moderne. Et bien que les femmes du tiers-monde aient été engagées dans le mouvement féministe global, les féministes indiennes Chandra Mohanty Talpade (auteure de l’ouvrage Under Western Eyes) et la journaliste-écrivaine Sarojini Sahoo (8) exhortent à la prise en compte d’un féminisme autochtone du Sud.

Même combat pour Martha C. Nussbaum (9), qui lance la même invitation dès la préface de son ouvrage Femmes et développement humain : l’approche des capabilités (2008).

Par ailleurs, le processus ségrégatif envers les femmes se conjugue à une temporalité continue dans les Suds. En Inde, par exemple, la situation d’exclusion et d’injustice est vécue de la naissance (et même avant) jusqu’à la mort. En effet, des féministes locales ont forgé le dicton que les femmes indiennes sont discriminées « from the womb to the tomb » – dès avant la naissance (dans le ventre) et jusqu’à la mort (la tombe). Expression rendue célèbre par une étude éponyme, en Inde du Nord, en 2014 par M. Kaur.

Un profil de militantes en mutation

Depuis des décennies, en Inde, mais de façon plus accrue à l’heure de la mondialisation, les femmes de toutes sphères socio-économiques s’organisent pour défendre leurs droits à l’instar de mouvements de la société civile, érigés en ONG et/ou en groupes informels, certains plus médiatiques que d’autres. Ces militantes n’ont pas froid aux yeux, allant jusqu’à défier des commissariats de police et se venger des bourreaux à coups de bâtons.

Satpat Pal, la chef du « Gang en saris roses » est régulièrement invitée dans les débats français et internationaux, devenant par là même l’emblème de la femme indienne, pauvre, rebelle, et mondialisée ! Laquelle, d’une certaine façon, fait revivre le mythe de Phoolan Devi, la reine des bandits, passant de la prison au parlement. Et sur ces traces des milliers de jeunes filles qui s’émancipent accompagnées ou même devancées par leurs camarades masculins, à l’image de ceux qui ont défilé pour réclamer justice après les drames des viols collectifs en décembre 2012.

Souvent, les militantes pour les droits des femmes sont issues, elles-mêmes, de situations sociales et économiques très inférieures à la moyenne. Elles sont cette masse de pauvres qui luttent pour le minimum vital : eau, accès à la santé, etc., et qui finissent par prendre la tête de la réclamation des droits fondamentaux (éco-socio- et culturels) en faveur de toutes les femmes !

Elles sont aussi accompagnées voire portées, ou « infantilisées/manipulées » diront d’autres, par des femmes de milieux plus aisés, un peu comme une occupation de bonne conscience, un « charity » anglo-saxon hérité. Parfois, c’est certainement un combat mené en apparence pour les femmes pauvres, mais qui sert leurs propres conditions, impossibles à dénoncer sur la scène publique.

Cependant, via la mutation économique du pays, engendrant quelques changements sociaux, d’autres profils de femmes font entendre leurs voix. Ce sont des femmes à la tête de banques, d’industries pharmaceutiques, des artistes, etc. qui prennent indirectement le leadership de ces combats.

Comme le montre Dominique Hoeltgen (2010), ces femmes font de leur renommée et réussite, un argument d’égalité, elles imposent une discrimination positive au recrutement, privilégiant les femmes. Puis, plus engagées, elles ouvrent des écoles, des centres d’accueil de femmes, des orphelinats, font construire des routes, etc. montent des projets en parallèle à leur vocation principale.

Il est indéniable que les femmes indiennes peuvent exceller dans toutes les divisions du travail, les retrouvant là où on ne les attendait plus : la politique, l’agronomie, la mode, le sport, la technologie, le journalisme, la littérature, l’espace (10), etc. D’ailleurs, en nombre absolu, l’Inde compte le plus grand nombre au monde de femmes éduquées et qualifiées et de femmes qui travaillent. On y trouve plus de femmes médecins, chirurgiens, scientifiques et professeurs, que les États-Unis.

Des femmes, emblèmes politiques !

Dans la vie politique, les femmes indiennes sont très actives. Lakshami Vijay Pandit a été la première femme indienne à occuper un poste dans le gouvernement, ouvrant ainsi la voie à d’autres femmes. Le nom le plus célèbre reste celui d’Indira Gandhi, l’une des premières (11) femmes au monde à une fonction régalienne des plus prisées : premier ministre.

Indira Gandhi a su communiquer par une représentation d’elle-même dans une trinité de valeurs composées par l’image de la mère, celle la déesse Durga (pas des moindres puisque de l’une des incarnations féminines des plus populaires, guerrière et maternelle à la fois) et celle de la nation elle-même.

En effet, « La fille de Nehru se présente comme la mère des Indiens pour la première fois en 1967. Elle déclare ainsi durant sa campagne : « Votre fardeau est comparativement léger, parce que vos familles sont limitées et viables. Mais mon fardeau à moi est multiple, parce que des millions de membres de ma famille sont pauvres et que je dois m’occuper d’eux ». Ce faisant, Indira Gandhi s’inscrit dans une certaine tradition indienne, selon laquelle « le détenteur du pouvoir se comporte envers ses sujets comme un père ou une mère (ma-bap). Cette image lui permet de présenter son activité politique dans le registre du service aux autres, et de rendre son autorité plus acceptable dans la mesure où celle-ci n’est supposée être motivée que par le sens du devoir maternel » (TAWA LAMA REWAL S., 2004).

Cette figure nationale n’a pas seulement marqué la politique du pays de son vivant, sa dynastie familiale, politisée, est aussi à l’effigie d’une femme, Sonia Gandhi, à la tête du Congrès national indien. D’autres femmes ont fait leur place dans la politique de l’Inde, dont Shiela Dixit, Uma Bharti, Jayalalitha, Vasundhra Raje, et Mamata Banerjee.

Cependant l’Inde est majoritairement rurale, et les masses d’électeurs le sont aussi. Ainsi en raison des mœurs conservatives des villages, donc de la masse d’électeurs, la parité dans l’occupation des postes politiques est difficilement envisageable, comme le souligne la directrice du Centre for Social Research (CSR), Ranjana Kumari, qui déplore que les « les villageois se préoccupent beaucoup plus du développement de l’infrastructure que de la situation des femmes ».

La plupart des membres du Parlement indien sont des hommes âgés. La participation des femmes n’est pas représentative. Alors que la réservation de sièges pour les femmes dans les instances locales est effective, leur nombre au parlement est un peu plus de 10 %. L’Inde se classe ainsi au 110e rang dans la liste des 145 pays à faire des efforts de parité. Pire encore, six législateurs en Inde sont sous le coup d’accusations de viol, deux députés et 36 représentants (députés provinciaux et fédéraux) ont commis des crimes contre les femmes.

Avec l’arrivée au pouvoir du parti nationaliste hindou, les femmes doivent lutter contre le traditionalisme qui refait surface et qui aimerait confiner les femmes dans des fonctions « naturelles » de reproduction et gestion du foyer, les excluant du monde du travail et encore plus de la sphère politique.

Des lois et des voix

L’évolution du statut des femmes dans ce pays est en relation directe avec les politiques séculaires de protection de la femme qui dès la fin du 19e siècle avaient instauré des lois en ce sens (1829 : interdiction de la pratique de la Sati, 1856 : Widow Remarriage Act – loi sur le remariage des veuves-, 1870 : interdiction de l’infanticide (filles) et obligation d’enregistrement des naissances, 1891 : Interdiction du mariage des filles de moins 12 ans… 1961 : interdiction de la Dot).

Mais, à l’exemple du Dowry Prohibition Act de 1961, qui a un caractère d’obligation nationale, interdisant la pratique de la dot, de nombreuses lois n’ont jusqu’à présent pas eu d’impact notable sur les pratiques qu’elles sont censées enrayer.

Ainsi même si de nombreuses lois tentent de protéger les femmes, et que certaines ont même été complétées et améliorées (12), des associations de défense des droits humains accusent l’Etat de ne pas traduire la législation en politique répressive conséquente.

Du coup, les violences envers les femmes sont toujours d’actualité. Même si on s’accorde à dire que le nombre de cas de harcèlement et de viols n’est pas plus important, aujourd’hui en Inde, mais traduit le fait que les femmes seraient plus disposées à en parler, à faire face à leurs bourreaux et à se dresser contre les conventions sociétales qui invitent au silence pour éviter que l’affaire n’entache la renommée des familles, autant du côté du coupable que de la victime.

Dans un article sous forme d’entretien (13), la célèbre féministe indienne, Sarojini Sahoo, souligne aussi cette assertion que les femmes prennent plus la parole aujourd’hui pour à la fois dénoncer et réclamer leurs droits : « après ce crime (14), de nombreuses femmes ont osé porter plainte pour les violences qu’elles auraient elles-mêmes subies. Les femmes se sont emparées de cette affaire pour donner de la voix contre les agressions à caractère sexuel. Elles ne se taisent plus, elles ont retrouvé le courage. Il faut considérer cela comme un signe encourageant pour l’ensemble de la société ».

Parmi les actions emblématiques de terrain, nous choisissons d’en présenter une ici « Meri Shakti, Meri Beti », laquelle a fait l’objet d’interviews en Inde et d’une invitation en France de l’effigie de la campagne, Madame Ranjana Kumari, en mars 2015.

La campagne Meri Shakti Meri Beti  (Ma Force, Ma fille)

Le dernier recensement indien (2011) a mis à nu le fait que le nombre de filles dans le pays est en baisse à un rythme rapide (914 filles : 1000 garçons). Pour lutter contre ce mal qui gangrène la société indienne et qui entraîne les conséquences que nous avons abordées ci-dessous, le Centre for Social Research (CSR) se penche depuis longtemps sur la question du fœticide féminin.

Fondé en 1983, ce centre est une organisation non gouvernementale sans but lucratif, basée à New Delhi. Sa mission est de garantir les droits fondamentaux des femmes et des filles en Inde et d’accroître la compréhension des questions sociales dans une perspective de genre.

Depuis 2012, le CSR milite avec le slogan « Meri Meri Beti Shakti » (Ma Force Ma fille). Dans le cadre des activités du projet, de nombreuses campagnes de sensibilisation dans les écoles, collèges et d’autres établissements d’enseignement, des rassemblements, des manifestations, des audits sociaux et médicaux ont été effectués.

Pour le Centre for Social Research, il s’agit d’un programme d’action lancé au bénéfice de la lutte pour les droits des filles et contre le fœticide/infanticide féminin, notamment dans l’Haryana, où le sexe ratio est l’un des plus bas du pays. Le titre « Meri Beti Meri Shakti » a été repris en février 2014, à échelle nationale par l’ONG Plan Internationale (antenne Inde) et popularisée par le biais de l’incontournable acteur de Bollywood, Amitabh Batchan, dans le cadre de l’appel participatif mondial de lutte contre les violences faites aux filles « Because I’m a girl » (Parce que je suis une fille). La campagne a été illustrée par un livre éponyme qui retrace les témoignages de différentes personnalités (42 au total) s’exprimant sur leur bonheur d’être parent d’une ou plusieurs fille-s, qui est autant une cause de célébration et de joie que la naissance d’un garçon.

La directrice du centre de recherche, Ranjana Kumari (15), est l’un de ces nouveaux visages de militante incontournable dans le mouvement des femmes en Inde. Armée d’un doctorat en sciences politiques de l’Université Jawaharlal Nehru (Delhi), elle milite depuis de nombreuses années dans les mouvements féministes. Ardente défenseure de la réservation de sièges pour les femmes au Parlement, le Dr Ranjana Kumari a activement fait campagne pour cette parité depuis plus d’une décennie. Elle est également impliquée dans la recherche, le plaidoyer, le lobbying, la mobilisation citoyenne pour la protection des droits humains des femmes.

Conclusion

Finalement, le sort des femmes de l’Inde médiévale à aujourd’hui pourrait se résumer dans les mots du grand poète Rabindranath Tagore : « O Seigneur ! Pourquoi n’avez-vous pas donné aux femmes le droit de conquérir leur destin ? Pourquoi ont-elles besoin d’attendre la tête baissée, en bordure de route, avec patience et fatiguée, espérant un miracle dans l’avenir ? »

L’Inde est le pays au monde qui a le plus de lois, certaines précoloniales, protégeant les femmes. Lois dont la conclusion des plus visibles reste l’héritage mental d’une des premières femmes au monde au plus haut niveau du pouvoir : Indira Gandhi.

Pour les femmes non célèbres, c’est l’accès à une activité rémunératrice qui permet d’atteindre une certaine autonomisation, notamment en ralentissant voire en entravant les prévisions de maternité, souvent induites et imposées par les belles-familles, ce qui leur permet finalement une plus grande participation dans la gouvernance familiale, puis à échelle de la famille.

Le statut des femmes dans l’Inde moderne est une sorte de paradoxe. Si d’une part, elles sont visibles au sommet de l’échelle du succès, d’autre part, elles restent muettes par rapport aux souffrances et violences infligées sur elles, notamment par les membres de leur propre famille. Aujourd’hui, les femmes sont sorties du champ sécurisé, balisé et d’enclave de leurs maisons et exigent les mêmes droits que leurs homologues masculins !

 

(1) Une femme peut devenir cheffe de famille 

(2) Amendement de 2005 à la loi sur le mariage et la succession 

(3) Why India is so bad to his women

(4) Ces chiffres sont mis en relief avec ceux du Bangladesh qui affiche 41 % d’acquiescement des jeunes filles contre le double au Népal (80 %).

(5) Géré par la Fondation Thomson Reuters.

(6) Etude The Lancet publiée en 2011

(7) C’est lors d’une réunion de la NBFO (National Black Feminist Organization) à New York que Barbara Smith et d’autres membres décident de créer ce collectif à Boston : Le Combahee River Collective. Une organisation féministe lesbienne radicale, active de 1974 à 1980 à Boston, connue pour sa « Déclaration du Combahee River Collective » (1977), un des textes clés du féminisme noir.

(8) Écrivaine féministe, Sarojini Sahoo est une figure de la littérature contemporaine indienne. La Simone de Beauvoir indienne, comme on la surnomme, a reçu plusieurs distinctions dont le prix de l’Académie Sahitya d’Orissa. En 2010, elle est citée par le magazine anglais « Calcutta Kindle » comme l’une des 25 femmes les plus exceptionnelles de l’Inde, comptant parmi les figures emblématiques telles que Mira Nair, Sonia Gandhi, et d’autres.

(9) Martha C. Nussbaum est une philosophe américaine, professeur à l’université de Chicago.

(10) Les femmes indiennes ont non seulement fait leur place sur « terre », mais elles ont aussi gravé leur nom dans le ciel : Kalpana Chawla fut la première astronaute femme indienne à avoir visité la station spatiale internationale. Sur ses traces, une autre femme d’origine indienne, Sunita William, devenue la deuxième femme à être membre de l’équipage de la station spatiale internationale.

(11) En fait, elle est la deuxième femme, dans le monde, à être élue démocratiquement à la tête d’un gouvernement.

(12) Par exemple, dès 1983, la loi 498a a été insérée dans le code pénal indien par amendement, et précise que la « cruauté » et les mauvais traitements infligés aux femmes, par ses parents, son conjoint ou sa belle-famille sont punissables d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans et également passible d’une amende.  Le mot « cruauté » induit alors la question du harcèlement (notamment à visée de Dot) et des risques de suicide :

  • Tout acte délibéré susceptible de conduire la femme à se suicider, ou de causer un dommage grave ou de danger pour sa vie ou sa santé mentale ou physique ;
  • Le harcèlement de la femme en vue de faire pression sur elle ou toute personne liée à elle afin de répondre à toute demande illégale pour tout bien ou valeur.

Cette mesure est complétée par la Domestic Violence Act (2005/2006) qui vise à la protection des femmes contre la violence domestique. Aux fins de cette loi, la violence domestique inclut la demande de la dot : « tout acte, omission ou de commission ou de la conduite de l’intimé constitue la violence domestique dans ces cas :

  • porte atteinte ou blesse ou met en danger la santé, la sécurité, la vie ou le bien-être, que ce soit physique ou mental, de la personne lésée ou tend à le faire et comprend causant abus physique, abus sexuel, violence verbale et psychologique et économique abusive, ou
  • harcèle, préjudices, blesse ou met en danger la personne lésée en vue de la contraindre ou de toute autre personne liée à elle de répondre à toute demande illégal pour toute dot ou d’autres biens ou valeur, ou
  • a pour effet de menacer la personne lésée ou toute personne liée à elle par une conduite visée à l’alinéa(a) ou de l’alinéa(b), ou (d) blesse ou cause des dommages autrement, qu’elle soit physique ou mentale, à la partie lésée personne.

Cette loi autorise les tribunaux d’émettre des « ordonnances de protection » sur la plainte d’une femme contre ses parents masculins. Les ordonnances de protection peuvent comprendre les ordonnances sur le mari et les autres, une compensation monétaire, et les ordonnances de résidence. La violation de ces ordonnances de protection entraîne des sanctions pénales (y compris l’emprisonnement). Cependant cette loi est accusée d’être devenue « briseuse de famille ». En effet, cette loi contre la violence familiale permet de réclamer une pension suite à un divorce, entraînant l’idée que les demandes ne sont pas toutes de bonne foi.

(13) « La femme indienne n’a aucune identité propre », entretien réalisé par Lina Sankari.

(14) En référence à « l’affaire du viol collectif de New Delhi » (le viol par six hommes, dans un autobus de la capitale, de Jyoti Singh, une étudiante en kinésithérapie de 23 ans) de décembre 2012 qui a ému et soulevé le pays.

(15) Mais aussi présidente du Women Power Connect (qui est la seule organisation de plaidoyer axée sur les questions de genre en Inde) et la Secrétaire Générale nationale du Mahila Dakshata Samiti (une organisation qui lutte pour la dignité des femmes en Inde, fédérant une centaine d’associations). Elle a été conseillère principale auprès du Ministère du Travail du gouvernement indien et coordinatrice du Forum sud-asiatique des politiques d’autonomisation des femmes.

Linda Bouifrou

Linda Bouifrou

Bouifrou Linda est géographe, chargée de mission en Coopération et Solidarité Internationale.

Linda Bouifrou

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