Monde arabe : « La société civile sans État c’est la loi de la jungle et le retour aux appartenances traditionnelles et confessionnelles… »

0
47

Sarah Ben Néfissa (1) est chercheure à  l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). Sociologue du politique, spécialiste de l’Egypte  et du monde arabe. Elle répond aux questions de Djamel Misraoui… 

Grotius International : Les pays arabes du pourtour méditerranéen connaissent depuis plusieurs mois la naissance d’une société civile plurielle et ouverte. Quelles sont les raisons ou les facteurs qui ont favorisé cette naissance ?

S. Ben Néfissa : En réalité l’émergence de ces sociétés civiles était perceptible depuis des années. Mais il est possible de dire que la chute des dictateurs aussi bien en Tunisie qu’en Egypte, a permis un plein épanouissement des société civiles. Très rapidement les sociétés de la région ont compris que l’expression politique ritualisée autour du vote et des partis politiques est loin d’être suffisante. Il est possible de s’exprimer également par le mouvement social, par les médias, par l’expression artistique etc.  Si avant la chute des dictateurs, les sociétés civiles en Egypte et en Tunisie tentaient de remettre en cause l’autoritarisme, aujourd’hui il s’agit de compléter les insuffisances de la démocratie représentative. Cette dernière a donné des succès importants aux courants islamistes mais ces derniers gèrent des pays dans le cadre de sociétés qui ont changé à cause notamment des événements fondateurs que sont les chutes des dictateurs sous la pression de la rue.

G.I : En tant que chercheure comment vous définissez ce nouveau modèle de mobilisation collective et de protestation sociale qu’a connu les différents pays arabes depuis 2011?

S. Ben Néfissa : En fait, il me semble qu’il n’y a pas à proprement de « nouveau » modèle de mouvements sociaux qu’il importe de définir. En réalité sous l’impact de la mondialisation sur les sociétés et du fait de la remise du pouvoir de contrôle des Etats sur les sociétés, il y a une sorte d’hybridation des formes de l’action collective dans le monde comme j’ai pu le défendre dans l’introduction du numéro de la revue tiers-monde, consacrée aux protestations et révolutions dans les pays de la  région. Les émeutes ne sont plus spécifiques aux pays du  Tiers Monde, on peut les observer dans les pays occidentaux et les mouvements sociaux (anciens et nouveaux) ne sont plus spécifiques aux pays occidentaux mais on peut les observer dans les pays  en voie de développement et notamment les pays arabes. Les deux révolutions que la Tunisie et l’Egypte ont connues sont typiques de ce que l’on pourrait désigner comme des révolutions de  la mondialisation… C’est pour cela que le modèle  de la place Tahrir a été imité un peu partout.

G.I: L’arrivée des partis islamistes au pouvoir en Égypte, en Tunisie ou ailleurs a-t-elle encouragé l’émergence de cette société civile qui pourra jouer un rôle important dans la construction d’une conscience collective et une citoyenneté active.

S. Ben Néfissa : En réalité l’arrivée des partis islamistes au pouvoir se heurte à des changements profonds dans les comportements sociaux. Les citoyens n’ont plus peur de parler, de critiquer et de descendre dans la rue même si une majorité d’entre eux a voté pour les islamistes. En Egypte, le verrouillage juridique autoritaire des médias, des manifestations, des syndicats et des associations etc. ne peut pas s’opposer à un espace public libéré par les citoyens qui ont payé le prix fort de cette libération en termes de morts et de blessés lors des affrontements multiples ces deux dernières années. Par rapport  à votre question je dirai qu’il y a déjà une citoyenneté active et malheureusement on constate que les forces islamistes ne semblent  pas véritablement disposées à l’accepter.

G.I : Quels sont les vrais enjeux de la société civile arabe et quel avenir pour les solidarités traditionnelles et de la solidarité confessionnelle? 

S. Ben Néfissa : Deux enjeux me semblent fondamentaux : la liberté individuelle et la démocratie  et en même temps une justice sociale construite autour d’un appareil d’Etat important capable d’assurer la  sécurité  et l’équité. La société civile sans Etat c’est la loi de la jungle et le retour aux appartenances traditionnelles et confessionnelles. Une des contradictions du paysage politique actuel est le fait que les forces islamistes au pouvoir sont dans une logique néolibérale extrême et de remise en cause de l’Etat alors même que les sociétés de la région sont très attachées à l’Etat et sont demandeuses d’Etat !  Il ne faut jamais oublier que M. Bouazizi s’est suicidé devant le gouvernorat de Sidi Bouzid.

 

(1) Sarah Ben Néfissa est chercheure à  l’Institut de Recherche pour le Développement. Sociologue du politique, spécialiste de l’Egypte  et du monde arabe. Elle a travaillé notamment sur les  Organisations de la société civile comme espace alternatif d’expression politique, sur les formes institutionnalisées de l’action politique principalement les partis politiques et le vote et enfin sur les  relations entre les mouvements sociaux et les médias. A lire: «Mobilisations et révolutions dans les pays de la méditerranée arabe à l’heure de l’hybridation du politique. Egypte, Liban, Maroc, Tunisie» (Revue Tiers Monde, Hors Série 2011, pp 5-26).