La société israélienne et ses minorités sexuelles: du prisme de l’ouverture de la gay pride aux disparités d’acceptation de la différence

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Les organisateurs attendaient 100.000 manifestants. Ils ont gagné leur pari, une fois encore car au delà des dizaines de milliers de personnes qui ont défilé, vendredi 8 juin, dans les rues de Tel Aviv pour participer à la 14e Gay Pride, c’est surtout d’une couverture médiatique sans précédent dont ils ont bénéficié…

Preuve que l’événement est devenu incontournable dans la ville méditerranéenne israélienne classée l’année dernière, dans un sondage de la compagnie d’aviation American Airlines, destination touristique mondiale préférée des gays. Au delà des festivités qui ont duré une semaine et qui ont accueilli notamment le concert de Madonna dans ce cadre exclusif, ce fut le rendez vous de nombreux politiques qui défilèrent et certains pour la première fois comme Daniel Shapiro, l’ambassadeur américain en Israël ; mais également Ron Huldai, le maire de Tel Aviv, Sheli Yachimovich, femme leader du Parti travailliste ou encore Nitzan Horowitz, journaliste gay déclaré, député de la Knesset du parti de gauche Meretz. Le phénomène d’homo-libéralisation est relativement ancien en Israël et unique dans la région: dépénalisation de l’homosexualité dès 1988 (seulement 6 ans après la France), encouragement au coming-out dans l’armée pour éviter les crises existentielles personnelles, vie LGBT (« Lesbian, Gay, Bisexual, and Transsexual ») associative dynamique et historique, vivacité du cinéma de genre[1], etc. Pourtant, les disparités de traitement social entre hétérosexuels et minorités, tout comme celles au sein même du mouvement LGBT demeurent bien réelles.

Depuis une dizaine d’années, Tel Aviv s’est construite comme une ville gayfriendly au statut unique au sein d’Israël, très influencée par la culture occidentale, avec ses boîtes de nuit, ses bars « gay-friendly », ses saunas gays, sa plage de drague gay, et sa vie associative communautaire foisonnante. Au regard de son environnement politique immédiat, Tel Aviv rappelle la tolérance « occidentale » et fait donc figure d’exception dans la région mais aussi au sein même d’Israël. La Tel Aviv gay s’est  développée comme l’antithèse de Jérusalem : située à seulement 50 km de là, la pression religieuse y est là bas extrêmement prégnante et les juifs orthodoxes auteurs réguliers d’affrontements et d’incidents lors de chaque défilé de la « Marche des fiertés » locale. Le seul bar ouvertement gay, le Shushan Bar, fut incendié et fermé il y a quelques années. Depuis, un autre bar à ouvert à la place, et même s’il ne se revendique pas comme gay, attire une clientèle fidèle aux valeurs et aux couleurs bigarrées du précédent.

Cette libéralisation des mœurs s’explique notamment par le fait qu’Israël a toujours été une terre de passage, un refuge avec une très grande influence culturelle extérieure et une importante connexion avec l’Europe. La diaspora par ses va-et-vient n’y est pas pour rien dans le phénomène. Mais il s’agit de bien différencier les pratiques majoritaires de la minorité sexuelle de celles propres au « Milieu », c’est-à-dire de la communauté homosexuelle très libérée, qui se revendique et s’affiche à Tel Aviv. « Le ‘Milieu’ ne représente en effet qu’environ 10 % des homosexuels. Seul ce qui est assumé est visible, seul ce qui est visible est assumé. Comme dans toute démocratie, tout pays, et quelque soit l’ouverture offerte par la société à l’égard de ses minorités, il n’est pas toujours évident de trouver des individus représentatifs prêts à témoigner de leur vie et de leur condition sexuelle ou identitaire. Ceux du « milieu » qui s’affichent, sont « visibles » et parlent souvent pour les autres. La grande majorité silencieuse des homosexuels subit encore une forte pression sociale. C’est ainsi plus facile d’assumer son homosexualité quand on est issu d’un milieu progressiste de juifs ashkénazes, que d’un milieu ultra-orthodoxe de Jérusalem.

Etre gay, lesbienne, bi ou transgenre en Israël n’est pas plus facile à vivre qu’en Europe. Mais peut être pas plus difficile non plus. La situation politique, les territoires, l’état d’urgence permanent depuis 60 ans, le blocus de Gaza, la situation sociale complexe, tout cela est bien loin des préoccupations de la communauté qui a aussi son propre agenda. Chacun son combat. Les Arabes israéliens existent bel et bien mais s’ils sont discriminés au quotidien, ils ne sont pas non plus les plus intégrés au « milieu » juif-ashkénaze-israélien mainstream. Lorsque l’on évoque l’ouverture de la société israélienne à l’égard de la communauté LGBT, certains accusent les progressistes de « pink washing » : il n’est évidemment pas question de nier les discriminations sociales globales dans la société israélienne, qui se répercutent à l’identique pour les Arabes, les Africains, et les non-juifs pour qui il est toujours plus difficile dans leurs communautés respectives, mais également dans leur intégration à la majorité, de vivre leur identité, sexualité comprise. Pourtant, l’évolution globale est encourageante, et ce paradoxalement à l’heure où la société israélienne s’enferme politiquement de plus en plus depuis dix ans : encerclement du pays par des murs, droite et extrême-droite au pouvoir, enracinement du religieux dans la vie politique et quotidienne, explosion des inégalités sociales, plus grosses manifestations que le pays ait connu avec la révolte des indignés de 2011.

Cette différence de traitement entre les strates socio-ethniques de la société israélienne se ressent largement quand l’on cherche à communiquer avec des éléments représentatifs de cette diversité. Les Arabes semblent invisibles voire absents. En réalité, il leur est plus difficile, une fois dans le placard, de témoigner. Et ce parce que l’homosexualité, même si pratiquée fortement, est peut être encore plus montrée du doigt que dans d’autres sociétés. Elle est pourtant pour beaucoup un « palliatif » à la difficile accession au corps féminin avant le mariage. Là encore, toute la différence est dans les mots ! Pratiquer des actes homosexuels ne signifie pas être…homosexuel. Les Juifs majoritaires témoignent eux plus aisément car ils ne sont au moins pas victimes de la double discrimination. Eux ne sont en effet pas en proie à ce que l’on pourrait appeler la « double peine ». Si beaucoup ont profité du souffle démocratique de ces vingt dernières années en Occident et donc en Israël pour afficher leur sexualité, les Israéliens sont encore beaucoup comme partout à ne pas assumer tout à fait leur identité dans des sphères sociales et socioprofessionnelles peu enclines au droit à la différence. Beaucoup considèrent comme ici que leur orientation sexuelle relève tout simplement du privé et ne tient donc pas à l’afficher.

Voici quelques personnes qui témoignent des complexités sociales et identitaires d’une société plurielle, des citoyens lambda, des militants, des politiques. C’est-à-dire six israéliens, Juifs, membres d’associations ou non, qui rendent compte de leur vie au quotidien.[2] Ils montrent assez bien que d’un modèle socialisant, des rêves et des idéaux d’une société ouverte à tous, Israël est devenu une réalité peut-être ouverte, mais tout de même largement discriminante, un pays quasi chantre de la sélection naturelle, communautaire…et ce ethniquement comme sexuellement, au détriment des minorités de la majorité hétérosexuelle, mais peut être plus encore de la majorité gay.

Adi assume en grande partie sa sexualité. « Je ne suis pas dans le placard mais je ne crois pas que mon identité gay saute aux yeux des gens. Je n’ai aucun problème à rencontrer d’autres gays et à m’afficher en tant que tel. Internet m’aide beaucoup d’ailleurs à me créer de nouveaux liens sociaux avec les autres homosexuels et je vis vraiment ma sexualité comme n’importe qui d’autre. »

L’homme a été marié deux fois et porte la kippa. Aujourd’hui il vit à Tel Aviv qu’il considère définitivement comme « le meilleur endroit pour les gays en Israël ». S’il souligne les endroits de fête et les clubs, il n’en oublie pas moins le rôle et la présence des associations qui lui ont permis d’assumer sa sexualité comme tout un chacun : « Les associations y sont très actives et la Municipalité a ouvert un centre gay très dynamique. A Jérusalem, il existe aussi l’Open House qui propose des programmes de sensibilisation très intéressants pour les jeunes gays. Et plus surprenant encore, il existe même aussi… une association religieuse gay appelée Havruta. » Adi lui ne trouve aucun problème pour sortir à Jérusalem et y rencontre des Juifs comme des Arabes relativement facilement. « J’ai de très bons amis-amants arabes et j’en suis fier même s’il est difficile pour eux de s’exposer». Au regard de sa vie, être gay ne semble pas être pour lui un vrai souci en Israël même s’il nuance : « A part peut être pour les juifs de la communauté ultra-orthodoxe, je pense que la société est très libérale et moderne et il est très facile de s’y socialiser sexuellement et identitairement parlant. » Une fois encore, Adi pense à ses coreligionnaires. En est-il de même pour les homosexuels arabes et éthiopiens par exemple ? Pas sûr. Il en va différemment pour les Russophones, qui pour un certain nombre ont apporté prostitution, corruption et trafics en tous genre en Israël et ont ainsi contribué à leur propre libération. Assumer son identité n’est en devenu que plus aisé.

David, à près de quarante ans, est plutôt du genre à rencontrer ses amants via Internet et clairement pour le sexe. « Je ne me rend pas dans les bars car l’âge est  un critère déterminant dans le processus de séduction et la population y est souvent très jeune ». Comme souvent partout ailleurs dans le milieu. Alors il fréquente des lieux moins orthonormés comme les plages ou les bois. Quand on lui pose la question d’éventuelles relations ou contacts avec les Arabes, il répond : « J’en fréquente beaucoup dans le cadre de mon activité professionnelle et j’en côtoie certains en dehors aussi pour d’autres distractions ».

Pour Oren, la vie à la ville est tout autre. Il se considère encore « dans le placard » mais « tente quand même de rencontrer d’autres hommes grâce à Internet qui offre un relatif anonymat. ». Un peu contrit, il nous explique qu’il ne fréquente pas la vie gay à Tel Aviv et Jérusalem même s’il sait que « l’on s’y amuse sûrement beaucoup. » Il lui est arrivé un jour d’avoir une histoire avec un Arabe, mais il n’a pas peur de nous avouer que cette relation était plus d’ordre politique et symbolique que physique. Ce sont des choses qui arrivent. Pour lui, « la société israélienne est très conservatrice et dédiée aux valeurs familiales traditionnelles. » même s’il est prêt à reconnaître qu’il lui serait sûrement possible d’assumer sa gaytitude en Israël sans trop de problèmes. « La religion est un poison dans une ville comme la ville sainte » et le peu d’espaces constatés et consacrés aux gays ne doit pas masquer l’activité importante des associations également présentes à Jérusalem.

Tal est transgenre et assumée. Elle est beaucoup moins optimiste qu’Oren sur la capacité d’accordéon de la société israélienne. « Il y a eu des actes de violence encore récemment et ce dans plusieurs villes à l’encontre de la communauté LGBT. Récemment, deux gays ont été attaqués dans le centre-ville de Tel-Aviv. En réalité, la municipalité est gay-friendly et ça en dérange plus d’un. En effet, la ville promeut des voyages gay, organise des conférences sur les commerces gays, etc. » Et Jérusalem ? « La municipalité est homophobe et le milieu associatif LGBT y est plus actif. Je préfère ce milieu là mais malheureusement c’est à Tel Aviv que tout se passe ». En conclusion, Tal n’en démord pas : « C’est encore un problème d’être gay en Israël. Nous n’avons pas les mêmes droits que tout le monde et l’homophobie y est encore largement répandue. Mais peut être pas plus que dans certaines parties de l’Europe ou des Etats-Unis. » Tal a le mérite d’apporter la nuance : en deux mots comme trois, les plus acceptés sont les juifs gays, les moins reconnus ceux que l’on ne voit pas, surtout les Arabes. Et au milieu naviguent les marges de la marge, en Israël comme ailleurs, transgenres en tête.

Eran a 47 ans et vit à Tel Aviv. Juriste spécialiste des droits de l’homme, elle a défendu plusieurs associations de la communauté LGBT. Aujourd’hui, elle est conseiller juridique pour les affaires LGBT au Parti Meretz et s’est présentée comme candidate aux élections municipales de Tel-Aviv en 2008. Eran a un passif : « En 2005, j’ai gagné le Prix de la Personnalité de la Communauté pour mon activité de conseillère juridique dans le milieu LGBT ». Depuis, elle continue son combat et assume sa vie privée plus que jamais. Les quatorze ans passés avec son compagnon Yuki lui font dire que « Israël est globalement un paradis pour les gays, en dehors des questions légales en débat mais qui touchent tous les pays occidentaux et pour lesquelles nombre d’associations oeuvrent au quotidien ». Pour elle, « il n’y a pas de différence en termes de droits économiques (pensions, impôts) entre Israël et la Belgique par exemple où elle a vécu, même si le mariage homosexuel dans le second cas est reconnu. C’est le fruit de vingt ans de lutte active dans l’Etat hébreu ».

Yuki, 33 ans, est diplômé en conseil et communication. Militant du Meretz depuis l’âge de 15 ans, c’est là qu’il y a rencontré Eran : « Pour moi, c’est la gauche qui a toujours représenté la liberté en termes de droits de l’homme et notamment de droits des gays. » En 2000, il fonde le Conseil politique pour la communauté LGBT, une sorte de lobby pour faire reconnaître les droits des gays à la Knesset en matière de santé, d’éducation, de culture, etc. « M’engager dans la politique a été pour moi un bon moyen d’assumer ma sexualité et surtout ma compréhension des minorités en Israël. Ce qui manque largement à beaucoup de ses citoyens, à propos des Arabes notamment. »

Problème : où est la gauche en Israël ? Où est le Meretz ? « Depuis l’échec des négociations de Camp David en juillet 2000, le camp de la paix et la gauche ont sombré dans un trou noir. Le vote des Israéliens pour une droite dure, nationaliste et anti-arabe est le choix de l’intolérance. » Quelle influence peuvent donc avoir Eran et Yuki ? Mineure. Et ce n’est certainement pas le gouvernement de Benjamin Netanyahou qui se positionnera en faveur du mariage gay, de l’homoparentalité, et de la reconnaissance des droits des transgenres.

Clivage hétéros-gays, clivages gays juifs- gays arabes, mais aussi clivages gays-lesbiennes et transsexuels. Car au delà des disparités sociales et ethniques au sein même de la société israélienne, les droits des gays qui sont aux dires de nos témoins largement en bonne voie, il existe pourtant de grandes disparités entre les « genres » même. Pnina par exemple, 28 ans, diplômée en linguistique et enseignante à l’Université hébraïque de Jérusalem, assume son côté BDSM[3], sa bisexualité et… son féminisme : « Ces trois termes constituent mon identité personnelle et politique. Bien sûr que c’est de l’ordre de la vie privée mais je revendique mes activités intimes entre la transgression physique individuelle et les limites symboliques comme pleinement politiques. » Et de poursuivre non sans un certain courage : « Mon identité sexuelle non normative est pratiquée dans un espace qui reste social et surtout en réaction à l’hétéronormativité. Voilà une sous-culture où le sexe entre deux femmes est encore largement discriminé. Il reste encore beaucoup à faire pour la culture BDSM et notamment auprès… des gays classiques ! ».

Il y a trois ans, elle a dirigé l’organisation du premier char BDSM lors de la Marche des Fiertés de Tel-Aviv. Elle se souvient encore de ses propres difficultés à se faire une place au sein même du défilé LGBT où elle ressentait encore fortement le regard critique des autres, étant notamment accusée d’ « envahir » l’espace gay du défilé. Elle concluait : « Nous sommes donc encore bien loin de faire accepter à toute une société une sous-culture qui peine encore déjà se faire admettre au sein même d’une communauté qui devrait naturellement être plus clémente à son égard et ouverte…à la différence. La société israélienne en est-elle capable ? Peut-elle finalement s’ouvrir à toutes ses variantes ? Une société qui a du assimiler tant d’individus en soixante années n’est-elle pas condamnée finalement à privilégier encore et toujours le plus fort  et la majorité, y compris la majorité de la minorité pour survivre? Il y a encore beaucoup de chemin pour qu’Israël reconnaisse tous les Israéliens, quels qu’ils soient : gays, hétéros, bisexuels, transgenres, ou encore minorités sexuelles arabes, africaines etc. Il n’y a pas que la Gay pride dans la vie ! »

 

[1] Notamment Yossi et Jagger et la Bulle d’Eytan Fox, et Tu n’aimeras point  d’Haïm Tabakman.
[2] Un grand merci à Adi, pour ses précieux contacts et ses amis qui m’ont permis d’entrer en contact avec les interviewés de cet article. Les entretiens ont été effectués entre 2010 et 2012.
[3] Bondage, domination, sadisme, masochisme.

Sébastien Boussois

Sébastien Boussois

Sébastien BOUSSOIS est docteur en sciences politiques, spécialiste de la question israélo-palestinienne et enseignant en relations internationales. Collaborateur scientifique du REPI (Université Libre de Bruxelles) et du Centre Jacques Berque (Rabat), il est par ailleurs fondateur et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et senior advisor à l’Institut Medea (Bruxelles).