La solidarité internationale à la frontière du post-développement

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Quelques réflexions sur la misère actuelle de l’« aide internationale », et sur la manière d’y mettre fin

La « solidarité internationale » du capitalisme avancé

Jeunes enfants en Tanzanie
©Franco Volpato

Il n’est sans doute pas exagéré d’affirmer qu’il y a actuellement un très large consensus pour reconnaître l’état critique dans lequel se trouvent l’action humanitaire de solidarité internationale en général et le secteur qu’on appelle habituellement « aide au développement » en particulier.

Un regard rapide sur la situation actuelle de cette dernière catégorie peut être assez instructif sur la nature de l’impasse dans laquelle l’humanitaire dans son ensemble se trouve de nos jours. Dans ce secteur, quasiment toutes les parties prenantes, les opérateurs de programmes et de projets, les observateurs et commentateurs, les professionnels comme les bénévoles, s’accordent pour déplorer, et parfois même critiquer de façon bien argumentée, les deux grandes tendances qui ont contribué à déstabiliser et fragiliser nombre d’organisations de solidarité internationale au cours des dernières décennies.

Il y a d’une part l’insuffisance du niveau des subsides publics, que les récentes fluctuations ne modifient pas vraiment beaucoup dans la masse et la durée ; dans le contexte des « politiques d’austérité » et des économies budgétaires généralisées – pas uniquement en Europe –, il y a peu de raisons de s’attendre à ce que cette crise du financement public du système de « solidarité internationale » provoque un quelconque élan de générosité des États ou des institutions interétatiques comme l’Union européenne, du moins à moyen terme.

Déjà avant la baisse des dernières années, Oxfam France avait calculé qu’au rythme de l’augmentation de l’aide publique au développement entre 1997 et 2011, le taux de 0,7 % du revenu national brut annuel consacré à l’APD, que les Nations Unies avaient fixé comme objectif aux nations les plus riches pour 2015, serait atteint autour de… 2062. À long terme, on le sait, nous serons tous morts : les pauvres des pays pauvres avant les autres, sans doute. Le niveau de l’APD est de toute façon si bas que l’augmentation de son montant en valeur constante de presque 70 % depuis 2000 la place à un niveau toujours ridicule face aux besoins reconnus.

Dans le système actuel de dépendance des pays du Sud global vis-à-vis des pays donateurs, chaque baisse des aides internationales coûte des vies, mais peu de propositions de sortie de l’impasse se font jour.

D’autre part, nombreux sont ceux qui constatent et regrettent le remplacement croissant de ce qu’on appelle l’« aide publique» par des relations commerciales. Cette approche est joliment désignée, en anglais, par la courte rime « trade, not aid » – les « bénéficiaires » de cette tendance y perdent leurs primes, apprécieront-ils la rime ?

Le Royaume-Uni, par exemple, annonçait en 2012, par la voix de sa secrétaire d’État au développement international, Justine Greening, que les versements au titre de l’aide bilatérale à l’Inde, le joyau le plus précieux parmi les anciennes colonies de la couronne britannique, cesseraient à partir de 2015, une fois les engagements pris pour cette année respectés et apurés. À la place de cette aide financière, le gouvernement de coalition actuel (conservateurs et libéraux) entend « recentrer » sa coopération avec l’Inde sur l’assistance technique et l’investissement dans des programmes et projets de lutte contre la pauvreté (l’expression « réduction de la pauvreté », dans le patois anglo-calqué de la solidarité internationale, s’est installée malgré son incompatibilité avec le français contemporain).

Mais il s’agira désormais de programmes et projets du secteur privé, et, comme le laisse entendre l’usage du terme « investissement », il s’agit essentiellement du secteur privé à but lucratif – ou de ses appendices telles les fondations d’entreprises. Le secteur financier étant, et depuis longtemps, aux commandes des destinées du Royaume-Uni, les programmes de « microcrédit » (qui peuvent générer, on le sait, des « macro-profits ») figurent évidemment en bonne place dans ces stratégies de… valorisation du capital.

Cette tendance ne se limite pas au Royaume-Uni, bien entendu, et le remplacement des relations d’aide par les échanges de types commerciaux font des progrès remarquables, notamment sous couvert d’« assistance technique » ou de « transferts de technologie » à titre onéreux ou ouvrant droit à des marchés.

Plus que cette tendance elle-même, ce qui est vraiment nouveau en fait est la victoire quasi totale de celle-ci dans les champs de la doctrine et la pratique de l’aide publique, dont le recul concomitant, en valeur absolue, est amorcé depuis quelques années maintenant. Cette victoire est en réalité celle des analystes et économistes libéraux, surtout anglo-saxons, qui vitupèrent depuis longtemps la structuration et l’organisation de la prétendue « aide au développement ».

Dans le champ spécialisé de l’économie du développement, l’économiste d’origine austro-hongroise Peter Bauer fut l’un des premiers à donner l’assaut contre les conceptions étatistes, dirigistes et interventionnistes du développement des pays du « Tiers-Monde ». Toute sa vie, il a combattu l’orthodoxie qui prévalait jusqu’aux années 80 et dont l’économiste et futur prix Nobel d’économie Gunnar Myrdal avait formulé dès 1956 l’une des grandes lignes directrices : « Les conseillers spéciaux des pays sous-développés qui ont pris le temps et la peine de se pencher sur le problème […] recommandent tous la planification centralisée comme première condition du développement. »

C’est donc en opposition à tous les « socialismes », réels ou imaginaires, que Bauer a défendu et illustré les vertus du libéralisme. L’expression de son credo libéral qui a connu le plus fort écho est sans doute un ouvrage de 1991 intitulé The Development Frontier (La frontière du développement, non traduit en français à ma connaissance).

Un quart de siècle plus tard, il est aisé de constater que les libéraux ont gagné cette bataille des mots, des idées et des pratiques, et à quel point leurs mots, idées et pratiques ont colonisé le secteur du développement et de l’aide au développement. Quand les relations marchandes auront totalement remplacé l’aide publique, les libéraux auront remporté la dernière bataille et gagné la guerre du développement.

Mais cette opposition entre « régulationnistes » et libéraux cache bien plus qu’elle ne révèle le problème du développement. Pour bien voir quel est le véritable problème, il est plus important de désigner clairement ici, plus que ce qui les divise les deux camps, ce qui met d’accord : le dogme de la légitime et nécessaire poursuite du développement.

Car de même que les économistes favorables à la planification voyaient dans cette dernière la voie à suivre pour développer les pays « en retard de développement », les libéraux critiquaient l’interventionnisme, en principe et en action, pour prendre la défense de la même quête, de la même perception de la réalité, du même mythe : celui du développement.

Les deux grands discours développementistes, l’interventionniste et le libéral, se sont donc succédé et entre-répondu, au cours d’une soixantaine d’années, principalement sur les modes de l’accusation mutuelle et de la vitupération réciproque, mais leur désaccord a porté surtout sur le choix des méthodes et des procédés. Le développement est et reste le socle commun et indépassable de leur pensée.

Échec des méthodes ou du modèle ?

Le livre phare de Bauer, The development Frontier, a lui-même ouvert la voie à un sous-genre de la littérature développementiste, celui de la déploration des échecs, nombreux et patents, des politiques de développement et des principes de l’aide au développement qui ont fait florès depuis les années 1990.

On y recommande aussi, sous couvert de pragmatisme plus qu’en se référant à une idéologie, une approche plus « modeste » et plus « subtile », engageant moins d’agences et moins d’experts, bref encore moins d’État. En 2003, un auteur étatsunien, ancien professionnel du ‘development assistance’, également docteur en anthropologie de l’université de Chicago, Thomas Dichter, publiait un ouvrage intitulé (en anglais) Malgré les bonnes intentions et sous-titré Pourquoi l’aide au développement au Tiers-Monde a échoué. Dichter, outre qu’il cite fréquemment et abondamment La frontière du développement de Bauer, a un curriculum vitae impressionnant qui apporte à son discours le crédit qu’on reconnaît généralement aux experts : il a dirigé et évalué des projets menés par des « organisations non gouvernementales », dirigé un programme du Peace Corps, et a été consultant pour des agences internationales telles que USAID, le PNUD, et la Banque mondiale.

Fort de son expérience et de cette reconnaissance, il est devenu l’un des critiques les plus virulents de ce qu’il appelle le « secteur international de l’assistance à la pauvreté ». Son constat est sans appel : les efforts déployés pour s’attaquer à la pauvreté de par le monde ont été généralement bien intentionnés mais en grande partie inefficace, et ce pour différentes raisons : la recherche de l’autoperpétuation des organisations en jeu dans ce secteur d’activité d’une part ; d’autre part les efforts et le temps nécessaires à ces organisations pour créer l’illusion de leur propre efficacité (la fameuse « communication ») ; mais aussi le rôle des financements, qui, en prenant le dessus sur les idées et le militantisme, ont renforcé la tendance à élaborer des programmes et projets limités dans le temps, tournés vers l’intervention directe, ce qui a contribué à produire des effets de dépendance chez les « bénéficiaires ».

Il mentionne aussi le carriérisme des professionnels du secteur, et les effets délétères de la bureaucratisation bien connue au sein de celui-ci.

Selon lui, ces facteurs ont fait que les initiatives d’assistance au développement se sont graduellement détachées de l’expérience du terrain, des leçons importantes qu’il a été possible de retirer de cette expérience au cours du demi-siècle et plus d’aide aux pays « sous-développés » puis « en voie de développement », pays qui sont souvent passés d’une étiquette à l’autre pour des raisons de ’political correctness’ mais sont aussi souvent restés au même stade de non développement.

De façon plus générale, d’après Dichter, la technicisation croissante de ce secteur au fil des dernières décennies a aussi focalisé l’attention de toutes les parties prenantes sur les méthodes, la gestion, l’obtention de fonds et la communication afférente, et a ainsi dévalué l’intérêt pour les importantes leçons que recèle l’histoire mondiale depuis la révolution industrielle. Pour Dichter, ce qui compte, c’est ce qui fonctionne, et les institutions et les pratiques actuelles du secteur du développement ne fonctionnent pas. Il faut donc, selon lui, qu’advienne un changement radical.

De nombreux ouvrages pourraient ainsi être ajoutés à la liste des constats de l’échec des « bonnes intentions ». Ils sont souvent le fait d’auteurs influencés par le libéralisme de Bauer ou de ses épigones, habituellement proches des républicains nord-américains ou des conservateurs britanniques et de la droite libérale européenne, et de nos jours de leurs adversaires politiques aussi.

Quelles que soient l’origine idéologique et l’orientation politique de ces constats, il n’en reste pas moins qu’ils visent juste en ce qui concerne certaines des raisons de cet échec : s’ils oublient – étrangement ? – le rôle éminent des sociétés multinationales et la spoliation coloniale des pays actuellement développés (du point de vue capitaliste), leurs arguments « fonctionnels » sont malheureusement très familiers à tous ceux qui connaissent l’organisation de l’aide au développement et de la solidarité internationale. Tous ces défauts fatals de l’« aide au développement » doivent nous obliger à penser à ce qui pourrait être et qui n’est pas.

La nécessaire mais difficile émergence d’un autre paradigme

Imaginer ce qui pourrait remplacer l’organisation actuelle de la solidarité internationale reste difficile, très difficile. Le débat actuel, enfermé dans la seule problématique des méthodes au sein du paradigme unique du développement, non seulement n’aboutit souvent à rien – ou très peu – de mieux ou de bien nouveau en termes de méthodes ou de pratiques, mais de plus il occulte la nécessité urgente qu’il y a de trouver une autre voie vers la satisfaction des besoins des populations en souffrance, une autre pratique de l’aide, un autre sens au mot « solidarité ».

Car la déploration a ses limites, et la critique n’est rien si elle n’aboutit à une vision qui puisse conduire au changement. Le problème n’est pas qu’il n’y a pas assez d’aide au développement, et qu’en plus, son organisation et ses méthodes sont bancales. C’est plutôt que ce genre d’activités n’est pas ce qui pourrait amener à un véritable changement social durable et à la satisfaction des besoins des communautés et des personnes en question.

En gros, les animateurs de la solidarité internationale, en promouvant l’expérience du « développement » du Nord au statut de modèle, tentent de faire commettre aux pays du « Sud » global les mêmes erreurs historiques que celles qui ont mené à la catastrophe actuelle du développement des pays avancés.

Point n’est besoin de faire ici la liste des périls qui nous menacent aujourd’hui à cause des erreurs du passé (l’air, l’eau, la nourriture en portent les traces que nous savons). Parfois même les travailleurs de la solidarité font, en fait, semblant de faire la promotion de ce modèle, avec, apparemment, les meilleures intentions du monde ; mais ils font semblant sans grande conviction parce qu’ils savent bien au fond que le développement à l’occidentale n’est ni souhaitable ni même possible dans les autres mondes.

Ces modes de pensée et d’action ont plus que prouvé leur inefficacité pour résoudre le prétendu « problème du sous-développement », ils ont montré leur nocivité essentielle : non seulement ils ne proposent pas de voie de sortie de la situation actuelle, mais, de plus, étant formulés et dirigés par les grands organismes de financement de l’action « solidaire », par les fondations philanthropiques à visée défiscalisante, les efforts de ce type (quels que soit les discours de justification) n’ont aucun intérêt objectif à l’autonomisation globale et définitive des instances nationales, et encore moins des organisations régionales ou des acteurs locaux.

C’est tout le contraire qui est vrai bien sûr : les fondations d’entreprises, par exemple, ne comptent pas aller sur le terrain ou aider à l’action aujourd’hui dans le but de se retirer un jour prochain : elles mettent leurs pieds dans les portes des marchés médicaux/sanitaires, d’équipement électrique, etc. (cocher la case appropriée), potentiels espaces de leur… « développement à l’international ».

Les grandes fondations françaises peuvent fournir quelques exemples instructifs, et pour une expression monstrueuse et terriblement significative de cette tendance, on se tournera vers la fondation des époux Gates (qui s’est récemment illustrée en finançant la création d’une banane transgénique piratant les gènes d’une banane traditionnelle de Papouasie-Nouvelle-Guinée, à des fins commerciales bien entendu).

Plus grave encore peut-être, l’imposition d’un mode d’action fragmentaire, conçu par « programmes » et opéré par « projets », est au cœur de ce modèle d’« aide », donc au cœur du malentendu. L’adoption universelle ce mode de conception et de mise en œuvre a permis de reconduire le modèle de domination néocoloniale/impérialiste du Nord sur le Sud en ne l’affectant pas ou très peu, en cohabitant avec lui – il n’y a pas de contestation efficace possible lorsque la majorité des organisations adoptent une posture faussement « apolitique ».

Mais surtout cette attitude a empêché et empêche toujours l’émergence d’une conscience globale de ces problèmes et de leur véritable nature en insistant sur la recherche de l’efficacité, sur tous les aspects organisationnels, la communication, les bilans financiers plutôt que sur les buts et objectifs qui correspondraient à un changement de la situation structurelle. Ainsi le fragmentaire désorganisant s’est opposé au mouvement de masse organisé. La mise en avant par les autorités de ce modèle et sa diffusion ultérieure (on n’ose dire son succès) ont suivi la vague de contestation dans le Tiers-Monde de la première génération postcoloniale (par exemple, Sankara, Lumumba, Niyerere et d’autres, pour l’Afrique).

La fragmentation est un choix pris au sommet de la pyramide des décisions qui a eu des conséquences incontournables ; nous vivons maintenant à l’ère des conséquences et nous voyons que pendant que les grandes organisations mènent l’orchestre, les petites associations dansent le pas de la « solidarité internationale ». Il ne s’agit pas, encore une fois, de préjuger des bonnes intentions, ni même des effets des actions qui en résultent : ils ont le mérite d’être bien réels et estimables, mais ils sont terriblement limités au regard des besoins, et poussent dans un sens que l’histoire a déjà condamné.

Il faut donc sortir de l’alternative « Bauer ou Myrdal », libéralisme ou interventionnisme, plus d’« acteurs » ou moins d’« agences », etc., dans laquelle on enferme l’imagination et le débat. Ces oppositions binaires doivent être dépassées si une issue est vraiment souhaitée.

Après les constats – authentiques mais très convenus et vraiment pas nouveaux du tout – de l’inadaptation de nombreux programmes et projets, de leur manque d’efficacité, de la prégnance de la vision développementiste des acteurs et bailleurs du Nord, de la nécessité de l’« interculturel », et bien d’autres encore, il va bien falloir se diriger vers la recherche d’un nouveau modèle de solidarité et d’aide. Mais pas de l’aide au développement tel qu’on l’entend habituellement.

Aujourd’hui, les populations souffrant des conséquences du développement inégal n’ont pas besoin que l’action de solidarité internationale en fasse plus dans la mauvaise direction, mais plutôt qu’elle change radicalement d’organisation, d’orientation et de paradigme.

Vers l’âge adulte de la « solidarité internationale » ?

Même les esprits les plus fidélisés par leur éducation, leur formation ou leurs convictions au modèle actuel se rendent compte que les pays d’économie capitaliste sous-développée ne vont pas « rattraper » les niveaux de vie des économies plus avancées dans le désastre actuel ; ils n’en ont pas les moyens, ni en termes de ressources matérielles ou humaines, ni en termes de structuration étatique ou de « société civile ».

Il faudra bien le comprendre : cela ne va jamais arriver. Le « développement » des pays dits « pauvres » (même si certains sont en fait très riches) n’adviendra pas, pas selon le modèle occidental en vigueur en tout cas. La Chine est un exemple terrifiant du « succès » de ce genre de projet. C’est l’acceptation de ce constat par les milieux professionnel et bénévole du secteur et leur capacité à en tirer les conséquences fondamentales qui conditionnent le passage à l’âge adulte de la « solidarité internationale ».

Sinon il faudra garder les guillemets autour de cette expression comme pour toute illusion bien connue, toute tromperie sur la marchandise. Marx disait du gauchisme qu’il était à la révolution ce que la masturbation était à l’acte sexuel. Est-ce la même différence qui existe entre les pratiques actuelles et une véritable action de solidarité internationale que certains appellent de leurs vœux ? On voit en tout cas que le rapport entre les organisations du Nord et leurs bénéficiaires du Sud n’est pas vraiment très fécond…

Depuis longtemps déjà, d’autres voix plaident pour une autre voie. Par exemple, en 1992, un groupe de penseurs et observateurs du développement et de l’aide internationale publient le Development Dictionnary : A Guide to Knowledge as Power (en français Le dictionnaire du développement : un guide du savoir comme pouvoir, non traduit à ma connaissance) un ouvrage coordonné par Wolfgang Sachs, figure de l’écologie politique allemande et  internationale. Ils y formulent une critique radicale du paradigme dominant et de la pensée unique qui conditionne son acceptation par la majorité, initiés ou non aux délices du développement et de l’aide internationale.

Dans la même veine, Wolfgang Sachs et Gustavo Esteva ont publié en 2003 en français Des ruines du développement (le Serpent à plumes éd.). Il ressort entre autres de ces analyses que la pauvreté est essentiellement soit le résultat réel de la spoliation coloniale, soit celui de l’exploitation néocoloniale, soit une construction mentale issue de la volonté d’assimiler au modèle « développé » des univers très différents de celui de l’Occident et de ses annexes. Cela veut dire qu’il y a plusieurs pauvretés, et non pas « la » pauvreté, et qu’il faut tenir compte de ce constat.

Cette école critique plurielle et pluraliste (y coexistent Ivan Illich, Majid Ramehna, Vandana Shiva, Gilbert Rist, Gustavo Esteva, Bernard Hours, Serge Latouche par exemple) est assez bien connue, et les visions alternatives qui en découlent font l’objet de discussions passionnées depuis longtemps.

Mais, concrètement, dans le domaine de la solidarité internationale, les débats, les efforts d’amélioration de l’existant et les formations professionnelles se tournent surtout (certes pas exclusivement, mais presque) vers la recherche d’une efficacité de type technicien, productif et managérial : comment bien formuler son programme, savoir gérer son projet, optimiser ses ressources humaines, avoir une meilleure communication pour lever plus de fonds, devenir plus indépendants des bailleurs publics, maîtriser un bilan financier, mettre l’interculturel au cœur de l’aide au développement, aider le « développement alternatif » ou « durable », intégrer la nécessité de l’action partenariale, etc.

Cette approche de « bon élève du développement capitaliste », qui calque son fonctionnement, son mode de pensée, ses objectifs et son évaluation des résultats sur ceux de l’entreprise capitaliste et de l’espace productif marchand, conserve évidemment l’essentiel des buts et objectifs de la vision développementiste et ne prennent sens qu’à l’intérieur de celle-ci.

Quelques pistes…

Partant de là, plusieurs directions qui ont été esquissées par cette critique radicale restent à explorer, ou à poursuivre pour celles qui ont déjà été adoptées. On peut en citer quelques-unes pour disséminer ces idées, et éventuellement pour alimenter de futurs débats au sein de la communauté de la solidarité internationale :

– la « contre-urbanisation », soit la lutte contre l’exode rural et la croissance des villes, la reconquête des campagnes comme source de subsistance et de structuration communautaire autour du partage équitable des ressources ;

– la lutte contre les processus de production d’inégalités en général, et pas seulement la pauvreté extrême (la « pauvreté pitoyable » selon Sachs et Esteva) ; on sait que l’aide au développement jusqu’à nos jours a accompagné, et parfois favorisé, un accroissement des inégalités entre le « Nord » global et « Sud » global, et à l’intérieur des pays du Sud, de même que la recherche de la croissance économique au Nord a étayé le même genre de processus de creusement des inégalités ;

– l’aide à la création et au maintien de réseaux de solidarité intra-nationaux, de « réseaux de réseaux » d’acteurs alternatifs pluri-thématiques, qui existent déjà mais manquent de structuration, d’unité, bref de force ;

– tenter de réduire et éventuellement mettre fin à la parcellisation et la séparation des tâches dues au système de financement et de mise en œuvre, à la mentalité même des « acteurs ».

– la gouvernance locale : pour faire émerger d’autres modèles d’organisation communautaire et entrer en concurrence avec les autorités établies de façon non violente, les initiatives de « gouvernements parallèles », de « parlements locaux » non officiels mais fortement structurés autour des revendications et des besoins des communautés locales peuvent s’avérer de puissants moteurs de changement ;

– aider les membres des communautés locales à investir les instances politiques et de prise de décision ou à avoir plus d’influence sur la prise de décision ;

– associer les instances de représentation professionnelle (syndicats, unions de métiers, etc.) et les partis politiques dans les processus de réponse aux besoins des populations et des personnes locales, afin de les impliquer dans la responsabilité vis-à-vis des résultats des projets et programmes d’intervention, et échapper autant que possible à l’influence des grands réseaux de pouvoir ;

– autonomie énergétique, de subsistance, sortir de la dépendance vis-à-vis des grands réseaux, c’est-à-dire faire avec les éléments fondamentaux du mode de vie ce qui doit être tenté avec le pouvoir politique, le décentraliser au plus proche des intéressés pour ce qui les concerne directement ;

– généralement, tendre vers le plus d’autonomie à la plus petite échelle possible dans le plus de domaines possible, échapper aux grands réseaux pour ce qui concerne les communautés de vie…

Une des missions fondamentales de ce genre d’initiatives concrètes doit être de contribuer à l’émergence d’une véritable conscience individuelle et collective de l’aspect essentiellement idéologique de la notion de développement, c’est-à-dire montrer et faire comprendre que le discours du développement montre le monde et les problèmes qu’il prétend traiter à l’envers. Contribuer à démonter ce monde à l’envers du développement peut être réalisable par des professionnels et bénévoles bien formés, bien informés, avec des têtes enfin à l’endroit. Cela peut se faire par le discours critique, mais rien ne pourra remplacer la force de l’exemple, de la pratique.

En particulier, une solidarité internationale renouvelée pourrait travailler à rétablir la distinction entre la misère et la pauvreté : si l’un des résultats de cette nouvelle solidarité pouvait être que la majorité des habitants des pays « en voie de » soient simplement pauvres – c’est-à-dire qu’ils puissent vivre dans la frugalité à l’abri de la tentation et de la fausse abondance du superflu – et non pas miséreux (en manque de l’essentiel), un grand pas aura enfin été franchi vers la satisfaction des besoins du plus grand nombre et vers le respect de la dignité humaine.

Jean-Yves Tizot

Jean-Yves Tizot

Jean-Yves Tizot est Maître de conférences en histoire et civilisation britannique. Thématiques de recherche : histoire de la « révolution industrielle », urbanisation, planification et architecture, histoire des idées, politiques sociales, histoire politique, questions de développement.

Université Stendhal – Grenoble 3. Enseigne actuellement dans le master « Coopération internationale

et communication multilingue ».

Jean-Yves Tizot

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