Guantanamo : Lakhdar Boumediene, matricule 10.005

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Par Véronique Gaymard

«On m’appelait matricule 10.005, c’était mon nom, mon prénom et mon adresse… Maintenant, je me sens vraiment un être humain…» Libre, enfin. Après plus de sept ans d’enfer dans le camp militaire américain de Guantanamo sur l’île de Cuba, l’algérien Lakhdar Boumediene a goûté à ses premiers instants de liberté sur le sol français le 15 mai dernier.

« Maintenant je me sens vraiment un être humain, appartenant à la catégorie des hommes libres, un homme au vrai sens du terme, surtout depuis que j’ai retrouvé les êtres qui me sont les plus chers, ma femme et mes deux filles, que je n’ai pas vues depuis sept ans et quelques mois. » a-t-il déclaré lors de l’entretien qu’il a accordé à RFI.

Et ce n’est qu’à son arrivée sur le tarmac de l’aéroport militaire d’Evreux qu’il a enfin réalisé qu’il était libre, car cet enfer qu’il décrit s’est prolongé jusque dans l’avion qui l’emmenait en France. «Imaginez quelqu’un, prisonnier pendant plus de sept ans, qui se retrouve enfin libre, sans menottes. Je ne me sens libre que depuis la fin de ce voyage qui m’a amené de Guantanamo à Paris. Car ce voyage s’est déroulé dans des conditions très difficiles, j’avais les pieds attachés et les mains menottées, je n’ai pas mangé, pas bu, et le vol a duré près de 9 heures sans escale.»

Très affaibli par une grève de la faim qu’il menait depuis plus de deux ans pour clamer son innocence et protester contre ses conditions de détention, a été transféré dès son arrivée dans l’unité de réanimation de l’hôpital de Percy en région parisienne, puis en observation pendant une dizaine de jours.

Un parcours vers l’enfer

Lakhdar Boumediene a fait partie malgré lui du « groupe des six Algériens de Bosnie ». Installé en Bosnie Herzégovine depuis 1996 où il travaillait pour le Croissant Rouge auprès des orphelins et des plus démunis, il a été arrêté en octobre 2001 avec cinq autres algériens, accusés de préparer un attentat contre l’ambassade des Etats-Unis à Sarajevo. Après trois mois de prison, la cour suprême de Bosnie Herzégovine a innocenté et libéré les six prévenus.

Mais dès leur sortie de prison, ils ont été remis directement aux autorités militaires américaines, et transférés à Guantanamo. « Je ne sais pas pourquoi ils nous infligeaient tous ces mauvais traitements. Lorsque j’étais en Bosnie, on m’avait accusé de fomenter un attentat contre l’ambassade américaine de Sarajevo, mais à mon arrivée à Guantanamo, on ne m’a jamais plus posé la question à ce propos.

Quand je leur demandais : «mais pourquoi vous ne me posez pas la question sur les accusations de Bosnie Herzégovine ?», on me répondait: « Tu oublies ces questions sur l’ambassade américaine, on ne vous a pas ramenés ici pour ça ». Ils me posaient essentiellement deux questions : une, sur le fonctionnement des organisations caritatives, et la deuxième, sur les Arabes qui vivaient en Bosnie Herzégovine.»

Interrogatoires « musclés »

En 2003, les interrogatoires se durcissent, c’est le début de la torture, et fin 2006, après la mort en détention de trois détenus, les séances se multiplient jusqu’à l’épuisement des détenus. C’est à ce moment-là que Lakhdar Boumediene décide d’entamer sa grève de la faim, le 25 décembre 2006, ce qui l’affaiblit physiquement, mais n’atténue pas la brutalité des interrogatoires. « Ils considéraient que comme j’étais en grève de la faim, je ne pouvais plus parler, et pour eux l’important c’était que je leur parle, de tout et de rien, mais que je leur parle. Le médecin est venu la nuit pendant une séance d’interrogatoire, il a vérifié mes oreilles, mes yeux et mon pouls, et il a dit à ceux qui menaient l’interrogatoire « c’est bon, vous pouvez continuer ».

Après 16 jours, ils ont vu qu’ils ne pouvaient rien obtenir de plus, et ils m’ont laissé. J’ai vu mes avocats en juillet ou en août 2004, mais cela n’a rien changé et les mauvais traitements étaient de plus en plus violents. » Les visites des délégués du CICR, le Comité International de la Croix Rouge, n’y changent rien non plus. « Ils venaient mais ça ne changeait rien du tout. Un simple soldat pouvait dire à la personne du CICR : « Tu t’assois là-bas et tu ne parles pas », donc leur présence ne changeait pas grand-chose, et n’avait pas d’impact ».

Rien n’a changé depuis l’arrivée d’Obama

Le président américain Barack Obama s’est engagé dès le deuxième jour de son mandat en janvier 2009 à fermer d’ici janvier 2010 le centre de détention de Guantanamo ainsi que tous ceux de la CIA à l’étranger. Mais depuis cet engagement, rien n’a changé sur place comme en témoigne Lakhdar Boumediene. « Non, rien n’a changé, c’est le même général, le même amiral, ce sont les mêmes soldats, les mêmes traitements envers les prisonniers, rien n’a changé. »

Fin février 2009, des enquêteurs sont allés à Guantanamo pour rendre compte des conditions de détention des prisonniers. « Les prisonniers Ouïgours qui étaient au camp Iguana m’ont dit que les enquêteurs étaient venus, qu’ils avaient pris une photo d’une télévision, une photo d’une petite cantine, et qu’ils auraient dit : « voilà les conditions des prisonniers, ils vivent au bord de la mer, c’est correct,… Alors que dans le même temps, moi j’étais dans une pièce extrêmement froide, dans des conditions horribles, sans eau, sans couverture, sans rien. »

Porter plainte contre quatre hauts responsables Américains

Comme d’autres anciens détenus qui ont été libérés depuis, Lakhdar Boumediene souhaite porter plainte contre l’administration Bush et demander des réparations. Les anciens détenus de Guantanamo qui ont été innocentés par la justice fédérale américaine l’ont été devant des juridictions d’exception et selon les avocats, la procédure aurait peu de chances d’aboutir.

Mais pour Lakhdar Boumediene, c’est une question de principe. « Ce que je veux maintenant, c’est oublier ce cauchemar et vivre en paix avec ma famille. Vis-à-vis de l’administration américaine responsable de mon enfermement, ce qui est sûr, c’est qu’il y a un vrai problème avec quatre personnages fous et stupides, Georges Bush, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, et le procureur général Alberto Gonzalez. Je veux porter plainte contre ces quatre personnes, même si ça doit prendre plus de cent ans. Je ne sais pas si je réussirais, mais je vais tout de même essayer, avec l’aide de mes avocats américains à Boston. »

Restrictions sur sa liberté de circulation en Europe

La France est le premier pays européen à accueillir un ancien détenu de Guantanamo non ressortissant de l’Union Européenne depuis que le président américain Barack Obama a annoncé la fermeture du camp américain. C’est un premier pas. Une cinquantaine d’ex-prisonniers attendent toujours un pays d’accueil. Les Bermudes ont accueilli quatre Ouïgours début juin (ils faisaient partie d’un groupe de 22 Ouïgours de Chine, persécutés par le régime chinois, arrêtés au Pakistan, vendus aux Américains, reconnus innocents depuis des années, et en attente d’un pays d’accueil). Un petit Etat du Pacifique, Palau, pourrait accueillir 13 Ouïgours, mais 5 d’entre eux ont refusé cette destination.

Les pays de l’Union Européenne demandaient depuis des années la fermeture de Guantanamo, sans aucun écho sous l’administration Bush. Aujourd’hui, cette fermeture se concrétise, le président Obama demande à tous les Etats d’accueillir les quelque 50 détenus considérés comme libérables (les Etats-Unis sont eux-mêmes opposés à leur venue sur le sol américain).

Mais les 27 sont divisés quant à l’accueil de ces anciens détenus, même vis-à-vis de ceux qui ont été innocentés par la justice fédérale américaine, comme Lakhdar Boumediene. Début juin, un accord a été trouvé entre les pays de l’Union Européenne, les pays d’accueil devront dorénavant informer tous les autres avant de prendre une décision, et partager toutes les informations sur les anciens détenus concernés.

Les permis de séjour qui leur seront attribués pourront se voir amputés par une restriction de circulation au sein de l’espace Schengen. Ainsi, les ex-prisonniers pourtant innocentés par la justice fédérale américaine pourraient être empêchés de quitter le territoire de leur pays d’accueil. Lakhdar Boumediene n’a pour l’instant qu’un visa de trois mois, selon son avocat en France David Reingewirtz, un titre de séjour devrait lui être attribué ainsi qu’à sa femme et ses deux filles, ce qui leur permettra de s’établir durablement à Nice où vit actuellement la famille de sa belle-sœur.

Dès son arrivée en France, après sa prise en charge à l’hôpital de Percy pendant dix jours, Lakhdar Boumediene a accepté de rencontrer les médias pour raconter son calvaire, dans un petit hôtel de la région parisienne. Lors des premières interviews qu’il a octroyées au Monde, au Washington Post et à Europe 1, Lakhdar Boumediene n’avait pas souhaité être photographié de face. Les photos étaient prises de dos, ou de face alors qu’il arborait devant son visage un tee-shirt imprimé avec une inscription de sa bataille juridique contre Bush (le cas « Boumediene contre Bush » a fait jurisprudence, la cour suprême américaine avait reconnu le droit des prisonniers d’avoir recours au processus d’ « habeas corpus » et de contester la légalité de leur détention devant un juge fédéral).

Les interviews suivants étaient plus détendus, des télévisions étrangères ont pu le filmer de face, comme Al Jazeera ; lors de l’interview à RFI, il a autorisé une photo de face. Et quelques jours plus tard, il apparaissait sur le plateau de la chaîne de télévision France 24. L’important pour lui aujourd’hui est de pouvoir reconstruire sa vie ainsi que celle de sa famille, une vie simple, «normale, comme tout le monde» dit-il, mais sans être constamment sous le feu des projecteurs.

Son installation à Nice près de la famille de sa belle-sœur devrait lui permettre bientôt de reprendre cette vie « normale » qu’il appelle de ses vœux, en espérant pouvoir continuer à travailler dans l’humanitaire, ce qu’il faisait à Sarajevo en Bosnie Herzégovine jusqu’à ce qu’il soit arrêté en octobre 2001 et qu’il ne soit entraîné dans la spirale de Guantanamo, au nom de la lutte contre le terrorisme prônée par Georges W.Bush. « Quand j’étais très jeune, avant de quitter l’Algérie, j’aimais beaucoup travailler dans l’humanitaire. Quand j’aide un orphelin ou une femme ou un homme très pauvre, avec mes petits moyens, et que je les voie sourire, je me sens bien. Lors de mon séjour à Guantanamo, je disais aussi aux personnes chargées des interrogatoires que malgré les conditions de vie, malgré mon passage à Guantanamo, si je revenais à la vie normale, je continuerai mon travail dans l’humanitaire, et j’espère le faire très bientôt ».

Véronique Gaymard est journaliste à Radio France Internationale (RFI).

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