Lampedusa : qui a tué ? Les vrais coupables sont sur la route…

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Centre de rétention de réfugiés (Soudan)
Centre de rétention de réfugiés (Soudan)                     © Rafael Ben-Ari

 

Le naufrage meurtrier d’une embarcation de fortune transportant des centaines de fugitifs érythréens au large de la Sicile, jeudi, est venu s’ajouter aux dizaines de naufrages qui ont eu lieu dans les mêmes conditions ces dix dernières années. Sous le choc, les médias et les politiques ont décidé, cette fois, qu’il s’agirait d’une grande cause qui mérite la une et des déclarations publiques. On a vite fait de dénoncer l’échec de l’Europe. Mais a-t-on seulement réfléchi aux causes de cette tragédie ?

Il faut un coupable. Trois cent, ou quatre cent cadavres flottant dans la Méditerrannée, au large de la Sicile : il faut absolument un coupable ! Les citoyens et les journalistes qui ne sont pas animés par la méchanceté l’ont trouvé : c’est l’Europe, c’est nos gouvernements, c’est nous. Tout a été dit. Politiques, éditorialistes, associatifs, humanitaires, tous ont condamné « l’indifférence coupable de l’Europe » dénoncée en une du Monde .

Mais quelle indifférence ? Frontex, coopération bilatérale Nord-Sud, modernisation des flottes des gardes-côtes nord-africaines, subventions aux associations humanitaires, centres médicaux et administratifs, lieux de détention et de tri, formation des forces de sécurité : l ‘Europe a mis d’immenses moyens pour en arriver à la situation actuelle. Il n’y a rien d’indifférent dans l’attitude de l’Europe : à la limite, ce serait les opinions publiques avides de show-business plutôt que d’information qui seraient à blâmer.

Il reste que, oui, l’épouvante de Lampedusa révèle un affreux échec de la luttre contre l’immigration clandestine. Accuser l’Europe, son égoïsme cynique, sa législation absurde, sa lâcheté, d’accord. Il y a une part de responsabilité des gouvernements européens dans l’hécatombe de Lampedusa, c’est vrai. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier les mille morts que traversent les migrants sur le sol africain lui-même, avant de se jeter au hasard dans la mer. Ni non plus, à cause de cette gourmandise très moderne pour la haine de soi, ce prêche jésuitique permanent sur la culpabilité existentielle des Blancs, ce nombrilisme névrotique, oublier ce que fuient les naufragés.

Une telle attitude, d’abord, semble considérer les Africains comme des enfants irresponsables et rêveurs, cet exaspérant paternalisme d’une partie de la gauche. Et elle est une manière enfin parler de soi, avec un peu d’indécence, à la victime d’un crime, ou au moins comme une bourgeoise se plaindrait de ses problèmes d’argent à sa femme de ménage.

De toute façon, maintenant, que va-t-il se passer ? Il est fort à parier que les gouvernements européens vont se réunir, verser des larmes et, à la fin, décider de renforcer encore la répression. C’est d’ailleurs annoncé. Les médias et les citoyens qui, aujourd’hui, dénoncent l’indifférence du monde vont s’empresser quant à eux de se passionner pour les embouteillages de Noël, les petits phrases des sous-ministres et les vertus aphrodisiaques du ministère de l’Intérieur. On s’obstinera dans l’échec, donc.

Et ils ne seront que quelques uns seulement, comme depuis des années, à expliquer à qui veut bien l’entendre que, à cause de catastrophes comme celle de Lampedusa, l’histoire de l’Erythrée est de facto devenue une histoire collective. Qu’ils soient des pays traversés par les migrants, ennemis ou alliés de l’Erythrée, le Soudan, l’Ethiopie, Djibouti, le Yemen, la Libye, l’Egypte, Israël, la Tunisie, le Qatar, la Chine, d’autres encore et les Vingt-Huit européens jouent leur partition avec la junte militaire paranoïaque du président érythréen Issayas Afeworki. Ce qui se déroule à Asmara a des conséquences sur ce qui a lieu à Lampedusa.

Ne soyons pas condescendants. Les naufragés ne sont pas venus se noyer, et s’ajouter à la longue liste de morts dans le même coin, animés par le rêve de devenir des larbins. Les Erythréens ne traversent pas les champs de mines de leur frontières, les djebels tueurs du Soudan, le Sahara infesté d’esclavagistes, la Méditerrannée assassine, pour le plaisir d’errer dans nos centres-villes, de croupir dans nos centres de rétention, de faire la queue à l’aube devant nos préfectures ou, pour les plus chanceux, de porter nos paquets ou nettoyer nos toilettes. On a dit ailleurs, et depuis longtemps, le camp de travail qu’est devenu leur pays. Ils cherchent un endroit où respirer un peu, où on leur ficherait un peu la paix, loin de cette Afrique qui les a écœuré, saigné, ruiné.

Beaucoup d’entre eux préfèreraient rester chez eux, avec leurs familles, dans leur propre appartement, dans leur pays pour lequel les leurs ont tant donné. Un toit, du pain et la liberté et Lampedusa n’arrivera plus. C’est cela, l’objectif à atteindre, plutôt que de rendre leurs tourments plus doux. Pour que les eaux de Sicile cessent d’être un cimetière liquide, il faut remonter les filières jusqu’au point de départ des victimes, jusqu’à la cause de l’hémorragie. L’Europe est idiote et complice, d’accord. Mais ne soyons pas égocentriques : les vrais coupables sont sur la route.


Léonard Vincent

Léonard Vincent

Léonard Vincent est journaliste, ancien responsable du bureau Afrique de RSF.
Il est l’auteur du récit « Les Erythréens » paru en janvier 2012 aux éditions Rivages.

Léonard Vincent

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