Prise d’otages au Sahel : le choix des maux…

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Nous proposons ci-dessous à la lecture l’analyse de Jérôme Larché publiée dans l’édition de Grotius international de mai 2011…

Après la mort brutale des deux jeunes français enlevés par l’organisation Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) le 8 janvier 2011, un collectif comptant certaines des plus grosses ONG humanitaires françaises a souhaité, dans un courrier adressé au Premier Ministre ainsi qu’aux Ministres des Affaires Etrangères et de la Défense, exprimer ses inquiétudes sur la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel, mais aussi sur les options opérationnelles choisies par le gouvernement français pour essayer de libérer les otages – action militaire sans négociation préalable – et leurs conséquences sur la sécurité des personnels humanitaires.

Les ONG, cibles du terrorisme « glocal »

Comme dans beaucoup d’autres zones, comme le Pakistan ou la Somalie, les risques liés à la sécurité se sont singulièrement accentués dans le Sahel pour les ONG humanitaires. Ces nouvelles menaces sont principalement issues de ce qu’on peut appeler le terrorisme « glocal[1] ». Il s’agit d’un terrorisme se basant sur des dynamiques locales, tribales, faites d’alliances et de défections opportunistes, alimenté par des trafics d’armes, de drogue voire d’êtres humains, et de techniques de guérillas adaptées à chaque contexte, dans le désert sahélien comme dans les montagnes inhospitalières entourant la ligne Durand.

Toutefois, la rhétorique utilisée par ces groupes terroristes, qu’ils soient katiba ou taleban, est celle du djihad global et leurs modalités de communication mêlent habilement techniques high-tech de l’information (Internet, téléphones satellitaires), véhicules 4×4 transformés et pratiques ancestrales des porteurs de messages, indétectables par le renseignement électronique et satellitaires. Les stratégies d’acceptation mises en place par les ONG, et visant à améliorer les liens avec les populations locales, ne semblent plus efficaces pour contrer – ou tout au moins atténuer – les risques d’une perception négative liées à leur origine occidentale.

Le choix fait par le gouvernement français de réagir avec rapidité et force en réponse à la prise d’otage de Niamey, constitue donc une source d’inquiétude pour les ONG, tant en raison du risque pris pour les otages que pour le danger d’une assimilation supplémentaire entre gouvernement français et organisation NON gouvernementales.

ONG humanitaires / Etat : une subordination impossible

L’interrogation des ONG françaises sur leur « relation à l’Etat français », et notamment sur leurs capacités à garder une indépendance politique et opérationnelle, seules garantes d’une réelle impartialité, est donc parfaitement légitime. Le questionnement du pouvoir sur la responsabilité du devoir d’assistance, qui « ne peut être subordonné aux intérêts, politiques, militaires et stratégiques », notamment dans un contexte de conflit armés ou de crise complexe, est également primordial pour au moins deux raisons.

Premièrement, il s’agit de confirmer l’autonomie du droit d’initiative humanitaire dont disposent aujourd’hui les ONG pour porter secours à des populations, et leur garantir un accès aux besoins élémentaires que sont la santé, l’eau ou la nourriture. Deuxièmement, ce concept de droit d’initiative peut s’étendre à d’autres professions, comme les journalistes. La polémique sur les réactions initiales du gouvernement face à l’enlèvement des deux journalistes français dans la province afghane de Kapisa, au nord-ouest de Kaboul le 31 décembre 2009, montre que ce débat est loin d’être clos.

Si la réaction des ONG françaises aux évènements tragiques du Sahel constitue une réponse logique et légitime, est-elle pour autant, complètement crédible ? Il ne s’agit pas de faire polémique sur les motivations profondes de cette lettre (l’enlèvement et l’assassinat de ces deux jeunes français), mais plutôt de discuter certains paradoxes du discours qui fragilisent la démarche, ainsi que d’apporter quelques éléments de réponses possibles pour les ONG.

Une diversification financière indispensable

Le premier paradoxe est celui de l’indépendance politique et opérationnelle, revendiquées à juste titre par les ONG, mais qui fait totalement l’impasse sur les enjeux de l’indépendance financière. Les ONG humanitaires françaises ne peuvent pas, aujourd’hui, faire l’économie de ce débat et doivent donc, avec lucidité évaluer le degré d’interpédendance qui les lie à leurs différents bailleurs, qu’ils soient français, européens, ou autres.

La question de la diversification financière des bailleurs, ainsi que celle des modes de régulation entre bailleurs et acteurs opérationnels, deviennent aujourd’hui d’autant plus urgentes, au vu des restructurations actuelles de l’aide humanitaire européenne et de l’état des finances publiques des Etats européens.

Une terminologie inappropriée

Le deuxième paradoxe est celui de l’utilisation, par les ONG humanitaires, de la terminologie de « guerre contre le terrorisme », non pour la dénoncer mais pour expliquer qu’elle s’étend au Sahel. Or, cette terminologie « bushienne » n’avait pas été utilisé au préalable par le gouvernement français. En effet, parler de « guerre contre le terrorisme » au Sahel est justement l’élément de légitimation[2] attendu par AQMI, le posant comme adversaire militaire reconnu par l’Etat français. Son utilisation lors de ce courrier semble donc plutôt contre-productive et aurait nécessité, en tout cas, plus de critiques et de précisions.

L’oubli fâcheux du Consensus Européen pour l’Aide Humanitaire

Enfin, le troisième paradoxe ressort de la perception « réactive » de cette lettre, et de l’absence d’indications sur une attitude proactive des ONG dans la réflexion sur la gestion des relations entre organisations humanitaires et pouvoir politique. Pourtant, les ONG, sous la houlette de leur consortium européen – VOICE -, comme les Etats européens et ECHO[3], ont déjà travaillé ces questions.

Le résultat final est un document signé par les 27 Etats-Membres de l’Union Européenne et approuvé par le Parlement Européen en décembre 2007 : le « Consensus Européen sur l’Aide Humanitaire[4] ». Celui-ci répond en fait, avec clarté, à de nombreuses questions posées par les ONG signataires de la lettre adressée au gouvernement français.

Encore s’agit-il de savoir que ce Consensus Européen sur l’Aide Humanitaire existe, et le promouvoir à bon escient. La plate-forme non gouvernementale VOICE regroupe, quant à elle, plus de 80 ONG européennes, qui ont validé un cadre de principes et de bonnes pratiques en matière de relations entre militaires / pouvoir politique et humanitaires[5]. Les outils existent donc, mais sans une volonté politique forte des ONG concernées pour les utiliser, ils resteront inefficaces en tant qu’instruments de plaidoyer.

Ce « décryptage » n’a pas vertu à susciter de polémique, tant la gravité du sujet et l’analyse des enjeux sont importantes. Importantes pour les ONG humanitaires qui s’efforcent de porter secours aux populations vulnérables mais dont les « modus operandi » vont devoir s’adapter aux nouveaux défis de sécurité, en développant notamment les partenariats locaux. Importantes pour l’Etat français qui a la responsabilité de ses concitoyens se trouvant à l’étranger, et à fortiori dans des zones instables, mais qui doit rester dans son périmètre et ne pas être tenté d’instrumentaliser l’aide humanitaire, même s’il en finance une partie.

Importantes, enfin, pour préserver un modèle de société où l’Etat conserve ses pouvoirs régaliens mais puisse se faire interpeller par ses citoyens, et surtout dans lequel les droits d’initiatives – humanitaire comme journalistique – puissent être respectés, même sur les terrains dangereux.

 

[1] J. Larché. Les défis du terrorisme « glocal ». Janvier 2011 www.grotius.fr/les-defis-du-terrorisme-%C2%ABglocal%C2%BB-une-nouvelle-opportunite-pour-les-ong-humanitaires-occidentales/
[2]
J.F. Daguzan. Al Qaida au Maghreb islamique: une menace stratégique? Fondation pour la Recherche Stratégique, 30 juillet 2010 http://www.frstrategie.org/barreFRS/publications/dossiers/aqmi/doc/aqmi.pdf

[3]
ECHO : Office d’Aide Humanitaire de la Commission Européenne

[4] « European Humanitarian Consensus » http://ec.europa.eu/echo/files/media/publications/consensus_fr.pdf
[5]
http://www.ngovoice.org/documents/CIV%20MIL%20POLICY%20DOCUMENT%20_%20FINAL.pdf

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.