Le conflit couvert par les médias : retour sur les expériences de journalistes canadiens

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Les affaires militaires sont bien souvent soumises au secret-défense : on ne plaisante pas avec la sécurité nationale, en temps de guerre comme en temps de paix, d’autant plus, nous répète-t-on comme un mantra, que les menaces se font toujours plus pressantes. Ainsi, les dépenses militaires de par le monde augmentent année après année, et ce de manière encore plus marquée depuis 2001…

En 2009, selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), ces dépenses s’élevaient à 1531 milliards de dollars américains. Les sommes colossales, provenant des contribuables, qui sont dépensées chaque année par et pour les institutions militaires doivent être soumises à un contrôle sous peine de faire l’objet de malversations, de corruption et de gaspillage. Les scandales liés à Halliburton aux Etats-Unis ou aux frégates de Taïwan en France sont là pour le prouver. Au-delà de l’imputabilité financière, la décision d’un pays de s’engager dans un conflit armé implique toujours un coût humain bien réel tant au niveau des soldats engagés que des populations civiles touchées, d’où l’importance cruciale de poser toutes les questions nécessaires – même celles qui fâchent – quant aux motivations réelles des décideurs, à la gravité des menaces perçues, à l’existence d’alternatives autres que la guerre et à la légalité/légitimité d’une attaque.

Vue l’ampleur de l’impact financier et humain des affaires militaires, les processus décisionnels touchant à ces questions doivent assurément faire l’objet de transparence et de discussions. Or, cette nécessité de clarté et de débats s’inscrit souvent en porte-à-faux avec le secret-défense qui entoure les affaires militaires, surtout, mais pas exclusivement, en temps de guerre. Les journalistes couvrant les affaires militaires occupent ainsi une position toute particulière et inconfortable à bien des égards, au point de collision entre deux concepts historiquement construits comme incompatibles : sécurité nationale et droit à l’information.

Ce texte, qui se veut réflexion sur quelques défis (et paradoxes) auxquels font face les journalistes militaires, s’inspire d’une conférence ayant eu lieu le 22 février dernier à Montréal dont le thème était « Le conflit couvert par les médias : Retour sur les expériences de journalistes canadiens ».

Le conflit couvert par les médias :
le rôle du journaliste

La décision d’aller en guerre se prend toujours dans un contexte de crise aigüe propice à des opinions très tranchées qui ne laisse pas forcément la place aux analyses nuancées : l’éthique journalistique s’en trouve menacée. Dans ce contexte, le rôle du journaliste est justement, lorsque les tambours de la guerre se font assourdissants, de questionner les discours monochromes, d’en souligner les contradictions et de faire entendre les nuances. Bien sûr, cet idéal journalistique est pour le moins ardu à atteindre lorsque le patriotisme exige que le peuple soit uni « comme un seul homme » derrière ses dirigeants et contre l’ennemi et que quiconque émet des doutes se voit taxé de traître, de « lâche » ou d’irresponsable. Ainsi, lorsqu’un conflit armé point à l’horizon, la tâche principale des journalistes est de s’assurer que la décision des dirigeants de déclencher ou de prendre part à une guerre est une décision réfléchie, justifiée par l’intérêt public et de dernier recours. Ils se doivent ainsi de tenter de démêler propagande et information, et lorsque nécessaire, de mettre à nu l’instrumentalisation par les dirigeants, des peurs de l’opinion publique.

Cependant, dans nos sociétés démocratiques, où le droit à l’information est unanimement reconnu, l’atteinte de cet idéal journalistique semble jusqu’à un certain point facilité par l’importance que ce droit revêt aux yeux de l’opinion publique. En effet, les militaires sont placés sous une autorité civile (un ministre de la Défense) qui n’est pas insensible aux sondages d’opinion et aux échéances électorales : les hauts responsables du ministère de la Défense semblent avoir plus peur des conséquences d’un article en première page d’un journal accusant les militaires de bafouer le droit à l’information que de voir quelques informations « secrètes » révélées au détour d’un article ou encore un entrefilet critiquant l’institution militaire en cinquième page.

Le conflit couvert par les médias :
les défis du journaliste

En plein conflit, sur le terrain, le défi le plus évident pour un journaliste est bien évidemment de ramener de l’information de qualité tout en restant en vie. Cependant, une pléiade d’autres défis bien différents et bien moins évident le guettent, parmi lesquels celui de devenir captif de ses sources.

A moins de bien connaître la zone de conflit et de bénéficier d’un réseau conséquent et diversifié de connaissances, lorsqu’un journaliste couvre une guerre, il peut difficilement, pour des raisons sécuritaires, errer seul à la recherche de l’information qu’il recherche. Il n’est pas non plus en mesure de passer d’un camp de belligérants à l’autre afin de couvrir le conflit de manière exhaustive et de fournir un compte-rendu objectif et équilibré de ce qui se passe sur le terrain. Dans un environnement à la fois inconnu et hostile, le journaliste de guerre a ainsi recours à un « accompagnateur » (fixer), bien souvent un journaliste local qui fait office de guide, de traducteur, de chauffeur et de point de contact pour rencontrer les personnes voulues.

Le journaliste tend à développer une relation de dépendance vis-à-vis de son accompagnateur, courant le risque de devenir l’otage de ce fournisseur d’informations et de sources d’informations. Or, un accompagnateur n’en reste pas moins un individu, avec son passé, ses allégeances, ses intérêts et ses positions quant au conflit en cours. Il est déjà difficile, dans son propre pays, de saisir toutes les nuances et la complexité d’un conflit, mais dans un endroit où la culture, la langue et les coutumes sont différents, ces nuances et cette complexité sont encore plus élusives.

L’accompagnateur, en ses qualités de guide, de traducteur et de point de contact, est en position idéale pour permettre ou non l’accès au journaliste à ces nuances et à cette complexité en filtrant, plus ou moins sciemment, l’information auquel le journaliste aura accès et les expériences qu’il lui sera donné de vivre. Ainsi, ne bénéficiant que d’une vision parcellaire du conflit et de ses enjeux, il sera plus difficile au journaliste d’envisager le conflit d’une pluralité de perspectives, d’où le risque qu’il diffuse une information au mieux incomplète et au pire biaisée.

Un autre des défis tendant à passer inaperçu pour un journaliste couvrant un conflit, touche au délicat équilibre entre la nécessité de rendre compte de la complexité d’une situation et celle de respecter l’espace limité qui lui est alloué pour son article. Un journaliste local écrivant pour un journal local dans une zone aux prises avec un conflit est supposément lu par des personnes qui vivent ce conflit. Nul besoin, donc, de présenter aux lecteurs les parties en présence ou encore de leur rappeler le contexte du conflit : le journaliste local peut ainsi traiter de différents sujets de manière relativement approfondie et nuancée. Le correspondant étranger, outre sa mission d’informer ses lecteurs, se doit de vulgariser l’information transmise de manière à leur permettre de comprendre un conflit avec lequel ils ne sont bien souvent pas familiers.

L’obligation de débuter son article ou son reportage par une présentation du conflit et le manque de place ou de temps que confère un article de 800 mots ou un reportage de deux minutes sont autant d’obstacles empêchant le journaliste de couvrir un conflit en profondeur tout en rendant compte de la complexité des enjeux. De cette limite de temps et d’espace découle une certaine tendance à simplifier les choses et à décrire les acteurs de manière simpliste et manichéenne.

Le conflit et la démocratisation
de l’information

Au niveau journalistique, l’émergence des nouveaux médias et des réseaux sociaux a eu comme conséquence la démocratisation de l’information. Il est désormais beaucoup plus aisé de trouver des informations, mais également d’en émettre ou d’en faire circuler. Ainsi, tout un chacun muni d’un accès à Internet peut diffuser de l’information via un blog, ou un simple compte Facebook ou Twitter. Cette démocratisation du métier de journaliste par le biais des réseaux sociaux soulève deux principaux problèmes : tout d’abord la vitesse avec laquelle une nouvelle se propage est grandement augmentée. C’est le syndrome « viral ».

Cette augmentation de la vitesse de diffusion et de propagation de la nouvelle rend d’autant plus nécessaire la véracité de l’information. En découle un deuxième problème, celui de l’éthique journalistique et de la vérification des sources. Certes, les nouvelles technologies permettent désormais à un individu se trouvant au bon endroit au bon moment de diffuser une nouvelle importante en temps réel grâce à son téléphone cellulaire. Certes, les nouvelles technologies permettent également aux journalistes en zone de conflit d’émettre de l’information plus rapidement et de la transférer instantanément aux salles de rédaction. Mais les nouvelles technologies facilitent également la diffusion et le relais de messages erronés. Les « bons » messages tendent ainsi à être noyés dans une masse de messages moins bons.

Si l’impact d’une information erronée peut être fâcheux en temps normal, il peut s’avérer désastreux dans un conflit. Ainsi, les médias traditionnels se voient dotés, notamment en temps de guerre, d’un rôle nouveau et supplémentaire : celui de filtrer ce flot grandissant d’informations et de valider celles dignes d’être validées en leur apposant le sceau de la crédibilité.

Le journalisme et les affaires militaires forment décidemment un nexus fascinant méritant d’être analysé de manière systématique et approfondie.

Damien Larramendy, Assistant du Directeur/Coordonnateur adjoint Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix (ROP). Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).

 

Damien Larramendy

Damien Larramendy

Damien Larramendy, Assistant du Directeur/Coordonnateur adjoint Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix (ROP). Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM).