Le conflit syrien sous une approche géopolitique

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Parler de géopolitique dans le conflit syrien en un temps réduit condamne à n’en retenir que quelques aspects que je privilégierai au regard de mon expérience personnelle. Il s’agira du volet économique et de la place de la France, du volet islamique et du volet régional, car la particularité de la crise syrienne est la conjugaison d’au moins trois de ces enjeux et d’une histoire tout aussi complexe.

Le volet économique et la place de la France

Quand durant l’été 2008 Nicolas Sarkozy renoue avec Bachar El Assad, c’est une véritable rupture de la politique française. À l’initiative du Qatar et en quelques mois, le Chef de l’État français va se rapprocher du chef d’État syrien, l’invitant à participer aux manifestations du 14 juillet et se rendant à Damas.

Dans les dossiers politico-économiques mis sur la table par la Syrie, se trouvent ceux impactés par l’embargo américain et tout particulièrement le cas d’Airbus. La Syrie souhaiterait à la fois acquérir de nouveaux avions, mais également pouvoir disposer des pièces de rechange pour assurer la maintenance de sa flotte, qui se trouve bloquée du fait de l’embargo américain.

Cette question sera de nouveau abordée à Damas, plus d’un an après avec François Fillon, lors d’un déplacement au Moyen-Orient auquel je participais.

En fait, malgré l’engagement de Nicolas Sarkozy, la France ne put jamais desserrer ou contourner l’embargo américain concernant Airbus et dut se contenter de proposer à la Syrie l’acquisition d’avions français ATR qui ne peuvent répondre qu’à une desserte régionale.

Dans un tout autre domaine, la Jordanie était intéressée par l’acquisition d’une petite centrale nucléaire et les émirats par une plus grosse centrale.

Si rétrospectivement on peut se féliciter que ces projets n’aient pas abouti, encore convient-il d’évoquer cette question de l’énergie qui est centrale pour les pays du Moyen-Orient et de la Méditerranée.

Sur ce point, il faut reconnaître à Nicolas Sarkozy d’avoir lancé l’initiative ambitieuse de l’Union Pour la Méditerranée (UPM), qui devait rassembler les pays du pourtour de la Méditerranée sur un certain nombre de projets, dont faisaient partie l’énergie et tout particulièrement le solaire. Or l’Allemagne, qui ne fait pas partie des pays riverains, s’est rapidement manifestée à travers le projet ambitieux DESERTEC, qui consistait à mobiliser l’énergie solaire du sud au profit de l’Europe.

Si l’Allemagne a été amenée à réviser sa stratégie en matière d’énergie à la suite de Fukushima, elle reste aujourd’hui un des acteurs les plus engagés autour de la Méditerranée dans le domaine de l’énergie, et les tout récents contrats importants avec l’Égypte en sont l’illustration.

Ces quelques exemples illustrent et interrogent sur la présence et la puissance stratégique de la France dans cette région, sans parler des politiques de l’embargo qui ne peuvent pas ne pas interpeller l’Europe sur son assujettissement aux décisions américaines.

Le volet islamique

L’actualité du terrorisme et la radicalisation islamique ne doivent pas nous empêcher de regarder les phénomènes qui ont pu en être les racines ou inspirations, qu’il s’agisse du wahhabisme ou des frères musulmans.

Le wahhabisme
S’il est fréquemment évoqué comme la forme la plus archaïque de l’Islam et la source du radicalisme, sa véritable importance et son évolution ont été volontiers estompées du fait du poids politique et économique de l’Arabie Saoudite dans cette Région.

Lors du début du conflit syrien et de la répression engagée par le Régime, je me rappelle des nombreuses démarches effectuées auprès de l’Ambassadeur de Syrie en France, Madame Lamia Chakkour, pour lui exprimer notre réprobation, ce qui suscitait invariablement sa réaction très vive sur notre refus de voir les actions qui étaient engagées sur le terrain à travers l’influence et l’action du courant wahhabite soutenu par l’Arabie Saoudite. On se souvient d’ailleurs des relations exécrables que nourrissaient entre eux le régime saoudien et le régime syrien.

Si le début de la révolte syrienne était de toute évidence démocratique, civile et non religieuse, il conviendra d’apprécier ce qu’a été le poids du radicalisme religieux dans le processus syrien. Il n’en demeure pas moins que les différents acteurs syriens reconnaissent que, durant les dix dernières années, le wahhabisme avait progressé et imprégné une grande partie du territoire.

Les responsables français des services de sécurité qui entretenaient à l’époque des relations très étroites avec le régime reconnaissent que, dès les années 2004-2005, ils disposaient d’une connaissance suffisante à ce sujet pour faire remonter des informations précises et préoccupantes à leurs autorités.

Je me souviens d’une rencontre que j’avais eue personnellement à Damas, au début de l’année 2010, avec un groupe de jeunes dirigeants de la société civile, commerciale et culturelle. Tout en évoquant spontanément la nécessité de faire évoluer le régime vers plus de démocratie, ils évoquaient en même temps leurs préoccupations et inquiétudes du risque religieux.

Les frères musulmans
Les frères musulmans, qui s’inscrivent dans le paysage politique depuis bientôt un siècle, ne sont pas sans nous interroger sur ce qu’ils représentent exactement.

La question des frères musulmans est en effet celle concernant l’approche d’un islam « modéré » largement véhiculé qui a été un sujet à la mode de colloques et de débats parisiens dans les années 2012 et largement discuté par ailleurs dans le débat tunisien. Quand on interroge les autorités syriennes sur ce qui a provoqué la détérioration des relations entre la Syrie et la Turquie, la réponse ne manque pas d’interpeller.

Dans les années qui ont précédé le printemps arabe, l’amélioration des relations entre la Syrie et la Turquie avait surpris tant par sa rapidité que par son intensité.

Mais c’est au début de l’été 2011, lorsque les dirigeants turcs ont demandé aux autorités syriennes d’intégrer dans le Gouvernement une composante des frères musulmans, que les relations se sont brutalement détériorées.

La situation de la Tunisie mérite d’être soulignée quand on sait à quel point la vigilance des autorités politiques avait été attirée sur la situation des frères musulmans et tout particulièrement de la part du voisin algérien.

Là encore, il suffit de noter que sous le Gouvernement Ennahdha les relations diplomatiques avec la Syrie avaient été immédiatement suspendues, alors qu’à la suite des dernières élections législatives, le nouveau Gouvernement a immédiatement renoué celles-ci avec le projet de réouverture de l’Ambassade.

La radicalisation de l’Islam avec l’émergence de groupements puissants tels Al Nostra et Daesh
Si la radicalisation est ancienne pour déjà bien des groupes, la déstabilisation de la région, avec notamment la Libye et l’Irak, va accélérer et provoquer l’émergence de groupes puissants.

L’État Islamique caractérise cette évolution avec une composante religieuse terroriste associée à une composante militaire et administrative très structurée. Si ce terrorisme s’est trouvé nourri par les différents conflits, il ne manque pas d’interroger pour au moins trois considérations essentielles de sa survie et de son développement :

  • L’importance de ces groupements interroge sur leurs financements,
  • Leur liberté de mouvement et d’actions interroge sur la complaisance des pays voisins,
  • Les discours offensifs, voire guerriers, affichés aujourd’hui compensent mal le long silence des grandes puissances.

Lors d’un déplacement à Paris au mois de septembre dernier, le roi Abdallah de Jordanie était interrogé sur ce sujet et la position des États du Moyen-Orient et les grandes puissances. Sa réponse a eu le mérite de la synthèse et de la clarté lorsqu’il a dit qu’il ne faut pas que les pays qui achètent des Boeings et des Airbus considèrent qu’ils sont protégés par les pays qui leur vendent !

Le volet régional

La particularité de la crise syrienne pourrait conduire à examiner la situation de tous les pays voisins, mais au moins trois d’entre eux méritent un éclairage particulier : la Turquie, le Liban et Israël.

La Turquie
Si la porosité des frontières est une vraie interrogation aux regards de l’activité des différents terroristes, dont Al Nostra et Daesh, la situation des Kurdes et tout particulièrement du PKK constitue un enjeu majeur dans cette région.

À l’occasion d’un déplacement à Paris au mois de janvier dernier, le Président du Parlement turc n’a pas manqué d’insister sur la nécessité pour la communauté internationale d’engager une action puissante et déterminée à l’encontre des terroristes. Mais il précisait son propos en soulignant que pour la Turquie, le PKK constituait un enjeu prioritaire et majeur dans sa lutte contre le terroriste.

Or on se souvient des déclarations de Laurent Fabius qui, durant l’été 2014, interpellait la communauté internationale et les Européens en particulier pour qu’ils se mobilisent avant qu’il ne soit trop tard pour défendre les communautés kurdes d’Irak, considérant que la cause devait être la même pour les Kurdes de Syrie.

La situation de Kobane a mis en évidence les atermoiements de la communauté internationale pour décider de l’aide à apporter.

En ce qui les concerne, les Turcs n’ont jamais caché que leur résistance résultait purement et simplement de leur opposition à voir des armes rejoindre Kobane, considérant que ces armes se retrouveraient dans un deuxième temps dans les mains du PKK.

De la même façon, la théorie de la « non flying zone », rejetée intelligemment par les Américains, relève d’une démarche qui ne manque pas d’interroger sur les risques que pourraient présenter l’instauration d’une telle zone et de l’exploitation qui pourrait en être faite par les acteurs locaux.

Le côté positif résulte de l’actualité, avec les discussions engagées sur le plan politique entre les responsables kurdes et le Gouvernement turc au moment où est faite par le PKK la déclaration d’abandonner la lutte armée, dont le chef de l’État turc n’a pas manqué de prendre immédiatement acte. La communauté internationale et plus précisément européenne aurait été bien avisée d’accompagner cet engagement pour éviter une cristallisation et un durcissement de ce que représentent les enjeux kurdes.

Le Liban 
La faiblesse de l’État libanais est la première difficulté. Le premier constat de la faiblesse de cet État est bien évidemment le blocage du fonctionnement des institutions. Certaines autorités ne manquent pas de reprocher à la France d’en être restée à une vision d’un fonctionnement reposant sur les accords du 14 mars 2005, alors que le Liban a changé et que les données ne sont plus les mêmes.

Sur le plan militaire ou sécuritaire, la situation n’est guère plus favorable quand on sait que le drapeau de Daesh flotte sur Tripoli et que pour beaucoup la question n’est plus de savoir si le terrorisme va à nouveau frapper, mais plutôt quand il va de nouveau frapper.

Israël
Il ne s’agit pas d’évoquer la question de la porosité des frontières ou des déclarations de Benyamin Netanyahou sur sa vraie ou fausse complaisance verbale à l’égard de Daesh, mais de la question de fond qui ne saurait être effacée du débat, à savoir la question palestinienne.

En faisant de la question palestinienne une question exclusivement sécuritaire, Israël refuse de faire progresser le dossier politique comme l’avait fait à l’époque Yitzhak Rabin.

Un documentaire oscarisé, The Gatekeepers, présente la situation d’une façon particulièrement saisissante : il est la synthèse de la position d’anciens chefs du Shin Bet qui ne peuvent être suspectés de la moindre complaisance à l’égard de la sécurité d’Israël et dont les conclusions sont particulièrement claires et brutales : en se battant à 100 % pour une politique sécuritaire, Israël refuse de s’engager dans une stratégie politique, ce qui la conduit à 100 % d’insécurité.

Dans un tout autre domaine, quelques sociologues ne manquent pas de trouver dans le fait palestinien des raisons d’alimenter le djihadisme pour des jeunes qui considérant qu’en soutenant Israël, l’Europe s’est engagée dans un combat contre les Arabes, la justesse et le bien fondé de leur combat extrémiste constituent en quelque sorte une nouvelle croisade.

Vous me permettrez pour conclure d’évoquer un questionnement d’une tout autre dimension. Vu le nombre des belligérants dont certains sont autant pyromanes que pompiers, les moyens financiers énormes mobilisés (les experts considèrent que les guerres de l’Afghanistan et l’Irak auront coûté entre 4 000 à 6 000 milliards de dollars), et les intérêts défendus allant de la puissance économique à l’influence religieuse, nous ne pouvons pas ne pas nous rappeler cette exhortation d’Eisenhower en 1961 sur la vigilance politique à l’égard du complexe militaro-industriel.

Dans un conflit où toutes les morales sont mises à l’épreuve et où la question des chrétiens d’Orient et des minorités religieuses apparaissent dans l’actualité brûlante du 100e anniversaire du génocide arménien, n’est-on pas amené à considérer que la morale suprême qui s’impose ne peut être que la paix ?

Jean-Pierre Vial

Jean-Pierre Vial

Jean-Pierre VIAL est Sénateur de Savoie et président du Groupe d’amitié France-Syrie au Sénat.

Jean-Pierre Vial

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