Le Disneyland humanitaire…

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Avant-propos de la rédaction de Grotius : « Pouvons-nous, devons-nous remettre en perspective l’iconographie humanitaire que nous offrent les ONG et les médias ? Quelles sont les limites, y en a-t-il d’ailleurs ? » écrit David Echinard dans le texte ci-dessous intitulé ‘Le Disneyland humanitaire’. Cette question est au cœur de la réflexion de Grotius depuis sa création. Peut-on montrer l’insoutenable, cette réalité, sans tomber dans une  « mise en abyme de notre vision du monde » ? L’article de David Echinard était accompagné de trois clichés. Grotius a fait le choix éditorial de ne pas les publier et de ne pas imposer une lecture de ces images. Cette lecture – de notre avis, passe par un acte volontaire. Donc, si vous le souhaitez, les photos sont visibles sur le site d’HumaniTerra

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La proximité, voire la confusion qui est entretenue entre les clichés de photojournalisme et de la publicité font florès. Haïti en fût un exemple frappant. La photo de Eduardo Munoz (Reuters) dévisageant un enfant victime du séisme à Port au Prince a tout autant été reprise par les journaux du monde entier que par des publicités d’ONG, précipitant, encore un peu plus, la mise en abyme de notre vision du monde.

Si les questions liées à la communication des ONG sont peu abordées, il n’en reste pas moins que, de nombreux sujets d’interrogation et de réflexion taraudent les communicants au sein des associations. Mon propos ici, fort de l’action d’HumaniTerra en Afghanistan auprès des femmes immolées, est de m’interroger sur la légitimité ou la rationalité qui nous obligerait à montrer l’insoutenable. Serions-nous encore objectifs dans ce choix de ne montrer que le côté pile de nos interventions socio-psychologiques auprès de ces femmes et enfants alors que la face est celle de corps en lambeaux, brulés au troisième degré de la tête aux pieds ou plus partiellement ?

La réalité n’est pas celle que vous croyez

«Un soir, il m’a tellement frappée, j’étais à demi consciente, alors je me suis aspergée d’essence.» raconte Gulsum à la correspondante de RFI à Kaboul, Anne  Le Troquer. La journaliste relate que « plus de 600 femmes se seraient donné la mort cette année[1] dans 5 provinces sur les 34 que compte l’Afghanistan, et à Kaboul les cas de suicide par immolation auraient doublé depuis un an ». Ces femmes et ces enfants, nous les côtoyons, nous les soignons, nous les « reconstruisons » dans le Centre de Grands Brûlés Pilote de Herat que nous avons inauguré en 2007 et qui accueille 800 patients par an.

Nos chirurgiens spécialistes des grands traumatismes, nos anesthésistes-réanimateurs et nos infirmières de bloc opératoire y ont fait ce que d’aucuns appelleraient des « miracles ». Marie José Brunel, infirmière et responsable de notre mission au « Burn Center » et Dorothée Olliéric, grand reporter au service de politique étrangère de France 2, ont publié en 2007 un ouvrage « S’immoler à 20 ans » relatant ce travail et toutes les difficultés que ces patients hors normes y rencontrent. Si les mots font leur travail, les images aussi. Mais si l’on accepte d’imaginer le pire à travers ces témoignages écrits, l’on est moins enclin semble-t-il à supporter la dure réalité de l’image.

La compétition du Festival international de photoreportage « Visa pour l’image » de Perpignan qui a primé d’un « Visa d’Or » le travail de la photographe Stephanie Sinclair sur les femmes auto-immolées à l’hôpital de Herat n’a définitivement plus rien à voir avec celle de cette « Afghan girl » du National Geographic Magazine datant de juin 1985 prise par Steve McCurry. Mais elle peut susciter bien plus de polémiques et s’affranchit des codes de la représentation de la souffrance tels que les médias occidentaux et les ONG nous les servent depuis plusieurs dizaines d’années maintenant.

Pouvons-nous, devons-nous remettre en perspective l’iconographie humanitaire que nous offrent les ONG et les médias ? Quelles sont les limites, y en a-t-il d’ailleurs ? Devons-nous montrer ces corps carbonisés d’enfants et de femmes ? L’environnement humanitaire n’est pas un parc d’attraction. La souffrance est le lot des populations que nous côtoyons qu’elle soit psychologique ou physique. Comment l’image peut-elle nous aider à capter les maux de ces sociétés dans lesquelles nous intervenons et à mieux les défendre ? Nous avons une responsabilité directe dans l’expression la plus réelle possible de leurs douleurs. Pourtant, la communication humanitaire ressemble de plus en plus à des promotions saisonnières dans lesquelles les populations accompagnées sont un prétexte au ré-enchantement du monde dont les repères ne sont plus qu’une dualité d’oppositions : contre la guerre en Libye alors, pour Kadhafi. Contre la guerre en Irak, alors pour Saddam Hussein. Contre la guerre en Afghanistan, alors pour les talibans et le terrorisme.

Ces logiques ne sont pas plus acceptables que les traductions du monde que nous donnons à voir. Elles déconnectent les ONG de la réalité par le fait publicitaire qui est de construire une représentation du monde fondée sur le bonheur et l’opulence. Ces repères du monde marchand ne sont pas ceux des ONG dont le témoignage est dicté par la réalité de ce que nous voyons et transmettons.

Changer les repères

Les frappes chirurgicales n’ont rien de « chirurgical » sauf à se soucier du sort des civils, des familles, des femmes et des enfants meurtris au plus profond d’eux-mêmes et qui nécessitent de véritables chirurgiens. C’est pourquoi, certaines ONG, en surfant sur les vagues médiatiques, en répétant jusqu’au bégaiement « l’image unique » corolaire de la « pensée unique » ne font plus leur devoir de témoignage et d’advocacy.

Légitimement plus soucieuses de récolter des fonds auprès des donateurs, elles construisent une vision du monde erronée, parce qu’elles tentent de convaincre leurs donateurs, les médias et les bailleurs que le monde se résume à la satisfaction d’un sourire et à l’obtention d’un don ou d’un financement.

Ces repères, ces méthodes, ces techniques ne sont pas dans l’ADN des ONG. Le sont en revanche le témoignage et le soulagement des souffrances d’êtres humains grâce à l’intervention d’autres êtres humains. Dès lors c’est un changement de perspective qui doit nous servir de repère. Ce n’est plus une mise en abyme où l’image se répète à l’infini, pas plus qu’une volonté de ré-enchantement à son profit. C’est un désenchantement permanent, quitte à ne pas être en phase avec la marchandisation des consciences. Montrer l’insoutenable n’est pas aisé. Y être confronté non plus. Mais que faut-il en définitive pour sensibiliser les opinions. Déformer la réalité à son endroit ou bien tenter de raconter l’indicible, exposer ce que l’on ne veut pas voir ?

Le corps à ses raisons que la raison connaît

« Il n’est plus possible aujourd’hui d’apporter uniquement une aide humanitaire médicale strictement technique, véhiculant un modèle biomédical issu des facultés de médecines occidentales. La prise en compte des représentations à l’égard de la santé ou des populations locales s’impose[2] ». Pierre Micheletti nous donne l’occasion ici de mieux comprendre le phénomène auquel la pensée humanitaire occidentale se raccroche actuellement. Elle même issue de nos propres archétypes.

Alors que les populations les plus meurtries attendent de nous des interventions d’urgence et de chirurgie lourde, et rêvent d’accéder à ce modèle médical que nous chérissons ici, il faudrait y renoncer parce qu’il est inadapté.

Retrouver un visage, un corps, un sourire, pouvoir remarcher, assurer la fonctionnalité d’un organe ou d’un membre est fondamental pour chaque être humain. C’est un souhait somme toute assez universel et l’intervention chirurgicale est au cœur des dispositifs médicaux des crises majeures. Faut-il que des bénéficiaires potentiels meurent au prétexte que culturellement nous ne serions pas en « phase » avec les populations locales ? Le choix leur a-t-il été proposé ? Le chirurgien est dans l’intimité de la personne au plus près de son corps, dans sa nudité intérieure. Il ne s’agit pas d’une relation sociale de confort ou d’aménagement des souffrances mais d’interventions directes sur ce qui nous constitue toutes et tous. Certes, il est fondamental de prendre en compte les représentations des patients à l’égard de la santé mais doivent-ils la dicter ?

Cette question s’est posée en France dans le cadre des politiques de santé publique pour les campagnes de vaccination massive. L’on a constaté du peu d’intérêt et de la suspicion des Français à leurs égards. Il est, semble-t-il, aussi soulevé par l’intrusion du fait religieux dans les hôpitaux. Mais là où le paradoxe semble le plus cruel, c’est qu’en définitive, dans les pays où les ONG interviennent le plus généralement, les politiques de santé publique sont plus que limitées tout autant que les campagnes gouvernementales sensées les appuyer.

Ce sont des « occidentaux » qui tentent de les mettre en place avec toute leur cohorte de reproduction, des schémas auxquels nous sommes habitués pour combler un vide parfois quasi sidéral. En RDC il est de notoriété publique que ce seraient les ONG et les bailleurs internationaux qui déterminent la politique de santé publique. Pour autant, cette remise en cause peut être indispensable et intégrée dans l’aménagement des dispositifs sans pour autant déformer l’essentiel de l’action.

Mais en fin de compte, n’est-ce pas un aveu d’échec des humanitaires d’intégrer si tardivement les considérations de ceux et celles à qui se destine l’aide ? La question se pose aussi ici, en France notamment dans la relation de défiance que certains patients peuvent développer à l’égard des médecins comme elle existe désormais pour les journalistes et les politiques. Il en revient non pas de changer nécessairement de concept mais de considérer en quoi les nouvelles problématiques humanitaires servent les intérêts des soignés et des soignants et non pas celles des donateurs ou des bailleurs, des médias.

De notre contradiction…

Si cette désoccidentalisation de l’humanitaire s’impose, alors elle doit aussi se faire en occident. Il nous faut réévaluer nos schémas de représentations, de tout ce qui justifie nos interventions, mais aussi leur traduction auprès des opinions. L’écart entre le terrain de l’action et celui de la conceptualisation ne peut être l’équivalent d’un dédoublement de personnalité. D’un coté un dessin animé digne de Walt Disney pour les donateurs et de l’autre un snuffmovie pour les bénéficiaires.

[1]Article publié le 19/11/2006.
[2] Dr Pierre Micheletti, Président de Médecins du Monde-France 2006-2009 in la revue « Esprit » Juillet 2011, p.41.

 

David Echinard

David Echinard est Vice-Président en charge de la communication de l’ONG HumaniTerra.

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