Le Maroc deux ans après le discours royal historique du 9 mars : l’exception arabe qui perdure

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Ce n’est pas parce que certains pays ne sont pas dans la ligne de mire des médias occidentaux qu’il ne s’y passe rien. Bien entendu, les médias traitent le fond par la forme et le structurel grâce au conjoncturel. S’il ne se passe rien, il n’y a donc rien à dire car il manque une « accroche ». 

Pourtant, quotidiennement, la presse marocaine se fait l’écho des transformations que subit le pays, en bien et en mal. Et notamment des supports de presse comme le journal hebdomadaire Tel Quel qui porte aussi la critique comme dans une vraie démocratie. Ce journal a longtemps subi de véhémentes attaques de la part du Palais et pourtant il continue de plus en plus librement à s’en prendre au déficit de liberté, d’égalité et d’injustice que connaît encore le pays.

Il y’a quelques temps, le journal osait titrer « Faut-il juger Hassan II ? » sur une thématique à l’époque encore totalement taboue : les années de plomb. Dans le numéro du 15 mars dernier encore, l’édito de Fahd Iraqi fustigeait ce « Gouvernement de pantouflards » et le journal consacrait un énième article complet sur les revendications des femmes. Mais il y’a aussi Zamane ou Maroc Hebdo, pour traiter d’actualité chaude ou d’histoire et œuvrer à la normalisation politique et historique du pays. En décembre 2012, Zamane dressait par exemple un état des lieux du bilan positif et des zones d’ombres du règne d’Hassan II, treize ans après sa mort.

L’actualité par l’évènement et la concentration de l’attention sur les crises violentes comme en Egypte et en Tunisie où les choses se passent moyennement bien, les images fortes de manifestations ou de répression, les mots violents échangés dans le champ politique en reconstruction où chacun prend ses marques, ne doivent pas faire oublier que des transformations politiques au Maghreb et au Machrek peuvent aussi se faire dans la douceur, progressivement, lentement mais sûrement. Et il est indéniable que ce qui bouillonne au Maroc depuis l’arrivée de Mohamed VI il ya dix ans, mais surtout depuis son discours historique du 9 mars 2011 a été une étape majeure dans le règne du souverain qui sera celui de la transition vers la démocratie. La réforme en 2004 de la Moudawana, le code de la famille, était déjà en soi une révolution. Après l’abrogation de vieilles lois obsolètes comme celle qui imposait le mariage aux femmes voilées, maintenait les femmes soumises à la volonté de leur père dans le choix du conjoint, il y a maintenant du neuf : polygamie désormais soumise à la décision du juge notamment si la femme est stérile, âge légal du mariage fixé à 18 ans, partage des biens entre les conjoints en cas de divorce, etc.

Le Maroc entre donc progressivement dans une nouvelle ère quoi qu’en disent les éternels critiques du Royaume, qui ne voient la transition démocratique possible en Méditerranée que par la violence ou la révolution. Il y a des voies alternatives et la Jordanie comme le Maroc s’y essaient. C’est un début. Il serait injuste en tant qu’Occidentaux, de jeter la pierre, et nuire aux membres de la société civile marocaine qui font un travail courageux et en profondeur et qui ont compris que le Maroc devait se transformer progressivement pour éviter le chaos.

Qu’en est-il précisément deux ans après le discours du roi Mohamed VI ? C’est en effet le 9 mars 2011, qu’un coup d’accélérateur a été porté au processus de réforme politique en cours depuis une décennie au Maroc. Et le oui massif du peuple le 1er juillet 2011 a marqué durablement l’accélération du processus d’édification démocratique vers l’Etat de droit.

Les avancées sont spectaculaires : consécration de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs, égalité civile et sociale entre hommes et femmes, élargissement du champ des libertés individuelles, reconnaissance de la composante culturelle amazighe et de la langue berbère, reconnaissance de l’héritage hébraïque, la transformation du poste de premier Ministre en une réelle fonction de chef de gouvernement, désacralisation de la fonction du Roi dont l’image doit toutefois rester inviolée et respectée, réduction du cumul des mandats pour les ministres, droit aux pétitions et aux manifestations pacifiques pour protester contre une action publique, etc. Une seconde phase est prévue prochainement : poursuite de l’élargissement des droits de l’homme, décentralisation et élection des conseils régionaux, renforcement de la participation de la femme à l’exercice des droits politiques, renforcement de sa protection (6 millions de Marocaines sont victimes de violences), renforcement de la représentation des organisations syndicales dans le champ politique et économique. Il faudra plusieurs années pour que l’ensemble de ces dispositions soient intégrées au corpus constitutionnel par voie légale mais l’on estime à 2016 la réalisation législative de toutes ces dispositions.

Bien sûr qu’il reste encore beaucoup à faire pour la démocratie, les droits des marocaines, ceux des homosexuels, la question minée de la corruption, la relance du projet de réforme de la Caisse de compensation, la modernisation du makhzen comme tout système bureaucratique opaque et massif, la question du Sahara Occidental (Ban Ki Moon avait publiquement critiqué le Maroc qui avait mis des entraves à sa visite en avril 2012 dans la région), celle de la sécurité suite aux attentats terroristes de Casablanca en 2006 et Marrakech en 2011.

On a dit le pire sur l’arrivée des Islamistes. Abdellilah Benkirane, est le chef du gouvernement et secrétaire général du PJD (Parti de la Justice et du développement) depuis deux ans, et ce n’est pas la catastrophe souvent annoncée par les experts de tous bords qui fustigent l’islam politique à tout bout de champ en oubliant qu’il a été élu démocratiquement. Il faut attendre et voir. Bien évidemment la résolution des crises politiques et économiques tout comme la rapidité avec laquelle la transition démocratique s’effectue est liée aux freins posés par les plus radicaux d’entre eux. Et la cohabitation entre islamistes et « laïcs » (notion à mettre entre triple guillemets) se passe.

Quant à la résolution de la crise économique que traverse le pays, même le rédacteur en chef de Tel Quel reconnaît que Benkirane n’y est pas pour grand-chose. En revanche, dans cet édito déjà cité, Fahd Iraqi invite le gouvernement à plus d’entreprise et de réformes et fustige son inertie. Manifestement, les Islamistes de tous pays au pouvoir ont les mêmes difficultés à sortir de la crise : pas moins mais pas plus non plus.

Et puis il y a la crise économique et sociale qui n’en finit pas. Fahd Iraki concluait son édito dans Tel Quel de la sorte : « Trois ans et demi encore à tenir avec Benkirane, c’est long, très long… Mais c’est le revers de la démocratie. Et c’est un passage obligé ». Le journal avait eu le mérite d’établir un premier bilan provisoire de l’action des Islamistes dès avril 2012 après 100 jours de pouvoir : réduction du train gouvernemental, lutte contre l’économie de rente, lutte contre la corruption chère aux Islamistes, autorisation des banques islamiques ; mais aussi : répression violente des manifestations, enterrement du débat sur l’avortement, grâce des salafistes, volonté de réguler la presse électronique, censure de la presse étrangère volonté d’interdiction du grand festival Mawazine à Rabat cher au Roi.

Mais beaucoup de choses vont se passer dans les années à venir et qui vont œuvrer à la transformation de l’intérieur et de l’extérieur du Maroc : exploitation de l’un des plus grands gisements de gaz de schiste au monde, découverte un jour ou l’autre des gisements de pétrole au Maroc qui pourraient transformer et redynamiser totalement l’économie, reconfiguration des relations régionales du Maroc avec l’Afrique qui pourrait se poser en médiateur idéal entre le Nord de la Méditerranée et l’Afrique subsaharienne, nouveau recensement général de la population marocaine en 2014 qui fera se redécouvrir la société marocaine. Bien sûr qu’il y a encore beaucoup à faire dans le royaume chérifien pour la démocratie mais il est assurément sur la voie de la normalisation. L’avenir est dans la jeunesse et ils sont plus de 30% de la population : de quoi laisser beaucoup d’espoir.

 

Sébastien Boussois

Sébastien Boussois

Sébastien BOUSSOIS est docteur en sciences politiques, spécialiste de la question israélo-palestinienne et enseignant en relations internationales. Collaborateur scientifique du REPI (Université Libre de Bruxelles) et du Centre Jacques Berque (Rabat), il est par ailleurs fondateur et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et senior advisor à l’Institut Medea (Bruxelles).