Le Maroc, une transition démocratique en profondeur que la presse française ne saurait voir

0
52

Bien que le Maroc évolue politiquement doucement mais surement dans la douceur, la presse française ne semble pas s’y intéresser outre mesure. Après l’ « enquête exclusive » de M6[1] sur les business de tous ordres à Marrakech, la publication du livre à charge de Jean-Pierre Tuquoi et Ali Amar Paris-Marrakech luxe pouvoirs et réseaux[2], et celui de Catherine Graciet et Eric Laurent Le roi prédateur, main basse sur le Maroc [3]», la presse semble plus attirée par les histoires de commerce en tous genres, et d’affairisme, que par la transition démocratique dans le pays.

Pourtant, encore récemment fin février, l’Union Européenne lors de l’envoi d’une délégation à Rabat, saluait le processus de changement au Maroc. Elle renforçait même son accord d’association et par là même ses relations économiques avec lui. Le 6 mars 2011, une rencontre avait lieu à Bruxelles dans le cadre de la politique européenne de voisinage, entre une délégation conduite par le Président du parlement marocain et la Commission européenne. Le ministre des Affaires étrangères français Alain Juppé soulignait le 7 mars à la veille de son arrivée au Maroc que « la confiance était à l’ordre du jour » et saluait les avancées démocratiques du pays.

Dans ce contexte politique trouble que traversent le Maghreb et le Machrek, il existe pourtant quelques rares exemples de lente transition démocratique pacifique. Le Maroc en est. Mais à la suite de quelques affaires de mœurs recensées à Marrakech et montées en épingle alors qu’on les trouve autant en Europe, ou quelques étranges arrangements politico-économiques entre Paris et Rabat[4], le Maroc fait tout de même figure d’exception.

Le Royaume vit une mutation politique historique depuis deux ans engagée dès l’accession du roi Mohamed VI en 1999. Ce dernier a progressivement tenté de tourner la page des années de plomb et des périodes sombres de l’histoire du pays sous le règne de son père, Hassan II. Ayant progressivement épuré le makhzen des éléments les plus réticents à la transparence et à la démocratie, le roi, commandeur de tous les croyants déistes, c’est-à-dire des musulmans mais aussi des chrétiens et des juifs, se devait de montrer l’exemple.

Quand le mouvement du 20 février s’est constitué et a manifesté pour la démocratisation dans le pays à la suite des exemples tunisien et égyptien, Mohamed VI a engagé les premières réformes. La réforme de la constitution en est le meilleur exemple : les Marocains ont approuvé par voie référendaire ce tournant le 1er juillet 2011. Même si tout est loin d’être parfait, le changement est de taille.

Quelles évolutions a apporté cette nouvelle constitution[5] ? Le préambule pose le décor : « Fidèle à son choix irréversible de construire un Etat de droit démocratique, le Royaume du Maroc poursuit résolument le processus de consolidation et de renforcement des institutions d’un Etat moderne, ayant pour fondements les principes de participation, de pluralisme et de bonne gouvernance. » Les moyens d’y parvenir sont les suivants : la réduction du pouvoir du roi, l’impossibilité pour ce dernier de révoquer un ministre ; le premier ministre devient président du gouvernement, la dissolution possible du parlement par ce dernier, la progression des droits des Marocains pouvant saisir le conseil constitutionnel, l’accentuation de l’indépendance de la justice, l’inscription de l’héritage hébraïque mais également la reconnaissance de la langue amazigh comme langue officielle.

Le choix électoral même des Marocains semble gêner les observateurs occidentaux, méfiants des islamistes. Les élections législatives de janvier dernier ont en effet vu l’arrivée des islamistes et du Parti de la Justice et du Développement accéder au pouvoir. Abdelilah Benkirane, dirigeant du PJD, a su conquérir le peuple, et a donc été chargé par le roi de former un gouvernement. La volonté de rompre avec les pratiques du passé, ne signifie pas que la jeunesse marocaine aspire à plus d’austérité religieuse. Au contraire, beaucoup de Marocains attendent même le retour d’une droiture politique et d’une intégrité dans les pratiques de bonne gouvernance. Certes, beaucoup d’observateurs constatent dans le même temps une recrudescence du port du foulard depuis quelques années au Maroc, mais on oublie souvent aussi de dire que les mini-jupes et les décolletés d’autant plus ont explosé  dans les grandes villes. On a beaucoup parlé cette semaine dans le Royaume de l’ouverture du premier sex-shop à Casablanca. Il est bon aussi de revenir sur la libéralisation de la presse d’opinion qui s’en donne à cœur joie contre le pouvoir.

Cette presse ne se prive d’ailleurs plus de railler le gouvernement sans pouvoir encore offenser le Roi, outrage passible de sanctions pénales. Cette semaine, elle y analysait les relations entre « M6 » et Benkirane. Ainsi dans Actuel, on pouvait lire « On a trouvé 14 femmes à Benkirane » ; dans Le Temps « L’homme qui fait rire le roi »…Elle devient parfois agressive: dans Tel Quel : « Partage des pouvoirs, la grande illusion » ; dans Le Temps « Palais royal, vols arnaques détournements » ; mais elle revenait aussi dans Tel Quel sur « Hassan 2, notre ami, notre bourreau »[6]. Ne peut-on admettre qu’il y ait un mieux ? Un mieux qui n’est pas parfait mais laquelle de nos démocraties l’est ?

Et les signes d’ouverture et de modernisation se multiplient. Le plus grand shopping-center d’Afrique a ouvert à Casa, le « Morocco Mall », le 5 décembre dernier, inauguré par Jennifer Lopez[7]. Enfin, autre symbole, le 8 mars dernier, toute la presse[8] titrait sur la journée mondiale de la Femme et les évènements nationaux en hommage à la femme n’ont pas manqué sur la semaine. Même si me débat avance, des affaires montrent encore la situation difficile des femmes au quotidien et leur confrontation à la loi souvent injuste. L’affaire de cette jeune fille violée et contrainte par sa famille à épouser son violeur, acte entériné par la justice marocaine, a eu raison d’elle : Amina el Filali s’est suicidée en mars dernier. Le premier ministre Benkirane a réagi rapidement en précisant qu’il fallait « un débat pour réformer cette loi ». Parole d’un pragmatique ou vaine promesse ? Ce qui est sur  c’est que c’est la société civile marocaine tout entière qui s’est emparé du sujet et que l’affaire fait le tour des médias en boucle depuis la mort de la jeune fille. La multiplication des associations de défense des droits sont aussi le reflet d’un enracinement structurel de la société civile. Sont-ce là des symboles d’un pays qui veut s’enfermer ? La grande différence avec avant c’est que face aux gouvernants, il y a maintenant une société civile en pleine action.

Des points noirs bien sûr toujours: certes l’opposition a du mal à se structurer et à faire fructifier l’énergie et le renouveau qu’apportèrent le mouvement du 20 février. Certes le Makhzen est encore important, mais la bureaucratie est-elle plus légère en France et plus transparente ? Les privilèges, la corruption ne sont-elles l’apanage que des pays du sud ? Le tourisme sexuel ne s’inscrit-il aujourd’hui que dans un rapport nord-sud et non pas sud-nord voire nord-nord? Doit on croire enfin que le gouvernement islamiste, arrivé par les urnes et révocable par les urnes va museler un pays dont la jeunesse de moins de 25 ans représente 50% de la population[9] ? Cela est peu probable et les journalistes français devraient progressivement exploiter de nouvelles grilles d’analyse pour appréhender un pays en plein bouleversement. D’ailleurs, petite touche d’humour, afin de rassurer, le premier Ministre Benkirane, à qui l’on faisait remarquer la multiplication des barbes dans le pays depuis quelques temps, répondait avec élégance qu’il comptait bien garder sa barbe courte et bien taillée et qu’il tenait à en faire un symbole pour tous. Avis aux extrémistes de tous poils ?

 

[1] Les 1001 nuits de Marrakech, 26 février 2012.
[2] Calmann-Levy, Paris, 2012.
[3] Seuil, Paris, 2012.
[4] L’affaire du TGV Tanger-Casablanca par exemple, négocié entre Sarkozy et Mohamed 6 sans appel d’offre, contesté par l’Allemagne qui aurait souhaité que Siemens remporte le contrat face à Alsthom qui fut imposé, en compensation de l’échec des achats des rafales par le Maroc à la France.
[5] http://www.lemonde.fr/international/article/2011/06/17/maroc-la-nouvelle-constitution-va-reduire-les-pouvoirs-du-roi_1537583_3210.html
[6] Revue de la presse marocaine du début mars 2012.
[7] http://www.youtube.com/watch?v=0YKLmxK2IUE
[8] Annonces en boucle notamment sur la radio 2M
[9] http://www.un.org.ma/spip.php?article350

Sébastien Boussois

Sébastien Boussois

Sébastien BOUSSOIS est docteur en sciences politiques, spécialiste de la question israélo-palestinienne et enseignant en relations internationales. Collaborateur scientifique du REPI (Université Libre de Bruxelles) et du Centre Jacques Berque (Rabat), il est par ailleurs fondateur et président du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) et senior advisor à l’Institut Medea (Bruxelles).