Le Palmier, la monnaie de la favela

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Supermarché Commercial Quixada
© Jean-Claude Gerez

Créée en 1998 dans une favela du nord-est du Brésil, la banque communautaire Palmas est devenue un exemple de développement alternatif, grâce à sa monnaie locale et à ses réussites en termes de création d’entreprise et de formation…

«Comercial Quixada» est un petit supermarché brésilien presque comme les autres, avec ses rayons bien achalandés et son espace cafétéria. La seule différence intervient au moment de régler ses courses. Comme l’indiquent les écriteaux installés sur les caisses du magasin, les clients ont en effet le choix de payer en Réal, la monnaie nationale brésilienne ou bien en «Palmas», la monnaie locale déclinée en plusieurs billets ornés d’un palmier blanc sur fond vert. Mieux, pour inciter à utiliser cette dernière, le magasin accorde jusqu’à 5% de remise sur l’ensemble des achats.

Cette pratique est partagée aujourd’hui par près de 400 commerçants et artisans du Conjunto Palmeiras, une favela (quartier défavorisé) de Fortaleza (3,5 millions d’habitants), la capitale de l’état du Céara, au nord-est du Brésil. Elle couronne ainsi les efforts du «Banco Palmas», la première banque communautaire du Brésil, créée en 1998 par l’association des habitants de la favela. Un établissement bancaire qui dispose, depuis 2002, de sa propre monnaie, indexée à parité sur le Réal (1 Réal = 0,58 FS).

«L’idée de cette monnaie sociale est venue lorsque nous avons décidé en 1998 de créer une banque communautaire destinée à accorder des microcrédits aux habitants, explique Joaquim Melo Neto, ancien séminariste et coordinateur de l’établissement. En nous posant la question : «pourquoi sommes-nous pauvres ?», nous avons constaté que, même dans un quartier défavorisé comme le nôtre, il existait des ressources (salaires, retraites, pensions, etc…), mais que la pauvreté était largement due au fait que la majeure partie de ces revenus était dépensée à l’extérieur.»

C’est de là qu’est né le concept d’une monnaie qui n’aurait de valeur marchande que dans l’enceinte du Conjunto Palmeiras, soit un territoire peuplé de 30 000 personnes environ. «Pour les commerçants et artisans du

quartier, poursuit Joaquim Melo Neto, le Palmas représente la garantie que l’argent des habitants est effectivement dépensé localement. En contrepartie, ils s’engagent à accorder des ristournes sur leurs produits et services.» Résultat ? Les clients payent moins cher et les commerçants peuvent les fidéliser. Et surtout, l’argent circule localement.

Relocaliser l’économie

L’histoire de la banque Palmas est d’abord celle du Conjunto Palmeiras, un quartier créé en 1973 -en pleine dictature- sur un bout de terre marécageux, infesté de moustiques, au bord d’une immense décharge d’ordure. «Les premiers habitants étaient des familles de pêcheurs chassées du littoral par la spéculation immobilière, explique Joaquim Melo Neto. La mairie avait acquis ce terrain, situé à 20 km du centre ville, pour les reloger. Mais il

Joaquim Melo Neto, ancien séminariste, fondateur et coordinateur de la banque
© Jean-Claude Gerez

n’y avait ni eau courante, ni électricité et encore moins de système d’assainissement.»

Pendant près de 15 ans, les habitants ont vécu dans des cabanes en bois, inquiets de voir les marres déborder au moindre orage et transformer les ruelles en torrents boueux et fétides. Demandes officielles, plaintes, manifestations… ils ont tout tenté pour obtenir un cadre de vie décent. Sans beaucoup de succès. «Le tournant  est intervenu en 1988, lors de la lutte pour obtenir l’eau courante, se souvient Joaquim, devenu président de l’association des habitants. Nous avons menacé la mairie de détruire les canalisations d’eau qui passaient sous le quartier. Non seulement nous avons obtenu gain de cause, mais les habitants ont définitivement pris conscience de l’intérêt de s’unir pour influer sur leur destin.» Un constat utile au moment d’affronter les conséquences imprévues de l’amélioration du cadre de vie.

«Car si les maisons en briques ont progressivement remplacé celles en bois, poursuit Joaquim, une partie des habitants a dû quitter les lieux, incapable de payer les factures d’eau et d’électricité et les impôts locaux que les autorités réclamaient puisque le quartier était désormais doté d’infrastructures.» Pire, les taux de délinquance et de trafic de drogue sont montés en flèches, plaçant le Conjunto Palmeiras parmi l’une des plus dangereuses favelas de Fortaleza. «L’échec était cruel car la pauvreté était plus grande encore.»

D’où l’idée d’agir directement sur les ressorts économiques du quartier. «Après des dizaines de réunions avec les habitants, nous avons décidé de créer une banque communautaire susceptible d’accorder des prêts à la production à des taux très bas (3%) pour faciliter la création d’entreprises. Et des prêts à la consommation à taux zéro pour stimuler la demande». Objectifs ? Relocaliser l’économie et favoriser un développement territorial.

Créer son entreprise dans la favela

«La Banque a été créée en respectant trois principes essentiels, rappelle Joaquim Melo Neto. La gestion doit être faite par la communauté elle-même. Elle doit favoriser la création d’un système intégré de développement

Maria Dacilia, couturière
© Jean-Claude Gerez

local à même de promouvoir le crédit, la production, la commercialisation et la formation. Enfin, le «Palmas», considéré comme une «monnaie circulante locale» complémentaire avec la monnaie officielle (real), doit être accepté et reconnu par les producteurs, commerçants et consommateurs du quartier.» Concrètement, un habitant pourra donc emprunter une somme d’argent en Palmas (100 Palmas maximum) dans l’un des trois guichets de la banque pour faire face à ses besoins de trésorerie.

Des prêts accordés sur la base de critères plus humains (enquête de voisinage, implication dans la communauté, etc…) que comptable. «A tout moment, il est possible d’échanger les Palmas contre des réais, explique Joaquim. Par exemple lorsqu’un commerçant doit reconstituer ses stocks en faisant appel à un fournisseur extérieur au quartier.» Une souplesse qui a convaincu Maria Dacilia de Lima Silva de réaliser son rêve.

Lassée de passer 12 heures par jour à l’extérieur du Conjunto Palmeiras pour un travail mal payé, cette couturière d’une cinquantaine d’années a en effet été l’une des premières clientes de la banque. «Après une formation pour apprendre les rudiments de gestion, nous avons, avec onze autres couturières, emprunté 15 000 reais (environ 8750 FS) en 1999 pour acheter des machines à coudre et du tissu. Nous nous sommes installées dans un local mitoyen de la banque et nous avons commencé à produire. C’est ainsi qu’est née «Palmafashion.» Les clients ? «Au départ on n’en avait pas, sourit Maria Dacilia. Mais on savait qu’ils existaient, ne serait-ce qu’en vendant nos produits sur les marchés environnants.» Dix ans après, le pari semble gagné. L’entreprise, gérée comme une coopérative, compte jusqu’à 17 personnes, percevant chacune un revenu mensuel moyen de 550 reais (environ 290 FS), soit un peu plus que le salaire minimum. L’emprunt a été remboursé et «Palmafashion» s’est même spécialisée dans la confection de jeans, produisant quelques 2000 pièces par mois. «Surtout, nous sommes nos propres patronnes, se réjouit Maria Dacilia. Et nous travaillons près de chez nous et tâchons de dégager du temps pour transmettre notre savoir.»

Objectif : 1000 banques en un an

«Nous sollicitons les entreprises pour former des jeunes dont le taux de chômage reste très élevé», confirme Socorro Alves, responsable du programme «Ecole du travail du quartier». Lancée en 2003 grâce au financement de la Fondation Inter Américaine, cette initiative a permis de former 1500 jeunes âgés de 16 à 24 ans dans différents secteurs d’activité, sur la base de stages pratiques de 3 mois en entreprise. « La moitié de ces jeunes a été embauchée », assure Socorro Alves. Autre initiative, « l’Académie de la Mode », qui permet à des jeunes femmes de bénéficier gratuitement de cours de couture et de design dispensés par des enseignants universitaires bénévoles.

Ces réussites, en termes d’emploi et de formation, s’ajoutent à une activité bancaire en plein essor. «En 2009, nous avons accordé 910 emprunts à la production en réais et 1200 prêts à la consommation en Palmas, se réjouit Joaquim. Au total, plus de 36 000 Palmas sont en circulation dans le quartier. Et, alors que notre capital de départ était de 2000 reais (600 €), notre portefeuille de crédit s’élève aujourd’hui à 1,2 millions de réais (470 000€), grâce à un partenariat avec la banque Populaire du Brésil. Avec, en prime, un taux d’impayés inférieur à 3% ! » Soit un meilleur ratio que les banques classiques. Et en offrant aux habitants du quartier un accès aux services bancaires.

Des Palmas
© Jean-Claude Gerez

Ces résultats ont évidemment attiré l’attention des autorités brésiliennes. Poursuivi devant la justice lors de son lancement pour avoir utilisé de manière illicite le terme de «Banque», le Banco Palmas est aujourd’hui montré comme un exemple de réussite et une solution pour pallier  l’absence des institutions financières dans les quartiers défavorisés et dans les zones rurales enclavées de ce pays grand comme 17 fois la France. «C’est dans cet esprit que nous avons créé l’Institut Palmas en partenariat avec le Secrétariat national à l’économie solidaire, indique Joaquim Melo Neto. Notre objectif est de diffuser notre méthodologie et à ce jour, nous avons accompagné la création de 51 banques communautaires. Notre objectif ? Porter à 1000 le nombre de ces banques d’ici à 2011.» Un chiffre ambitieux certes, mais qui s’appuie sur une certitude supplémentaire.

A l’occasion du 10ème anniversaire de la création de la banque Palmas, l’Université fédérale de l’état du Céara a en effet mené une étude pour mesurer l’opinion que les habitants du Conjunto Palmeiras avaient de «leur» banque. Réponse ? 98% des personnes interrogées considèrent que la banque et la monnaie ont contribué au développement du quartier.

Jean-Claude Gérez

Jean-Claude Gérez

Jean-Claude Gérez est journaliste et correspondant de Grotius.fr au Brésil.