Les chemins d’Hébron… Entretien avec Ghislain Poissonnier

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Ghislain Poissonnier a été délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Cisjordanie, dans la région d’Hébron, entre juin 2008 et juillet 2009. Il a publié un ouvrage, tiré de cette expérience, intitulé « Les chemins d’Hébron – Un an avec le CICR en Cisjordanie » (L’Harmattan, 2010). Grotius l’interroge sur son ouvrage et son expérience humanitaire.

Grotius International : Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre sur votre année en Palestine ?

Le besoin et l’envie d’écrire sont venus dès le début de ma mission en Palestine en 2008. J’ai été, un an durant et en Cisjordanie, dans la région d’Hébron, au contact permanent de la population civile palestinienne et des militaires israéliens. Tous les jours, j’allais sur le terrain, à la rencontre de familles, de paysans, de bergers, de femmes et d’enfants, de chefs de villages, de fonctionnaires, de commerçants etc. Et tous les soirs, je rentrais dans mon domicile à Hébron avec plein d’histoires humaines en tête. Des histoires si belles et si tragiques en même temps que je ressentais le besoin de les décrire. Cet ouvrage que j’ai publié (« Les chemins d’Hébron – Un an avec le CICR en Cisjordanie », L’Harmattan 2010) décrit certes le travail que j’ai effectué en Palestine, le travail de mes collègues, l’action du CICR etc. Je raconte ainsi le quotidien d’un travailleur humanitaire sur le terrain, avec ses frustrations, ses échecs et ses réussites. Mais l’ouvrage décrit surtout plus d’une trentaine d’histoires humaines de civils palestiniens qui ont été victimes directes ou indirectes du conflit israélo-palestinien. C’est avant tout pour rendre hommage à ces civils que j’ai écrit ce livre.

Grotius International : Que fait le CICR en Israël et en Palestine ?

Ghislain Poissonnier : Le CICR dispose d’un mandat international prévu par les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, ratifiées par l’ensemble des Etats de la communauté internationale. Ces quatre Conventions protègent les blessés de guerre, les naufragés de mer, les prisonniers de guerre et la population civile. Le mandat donné au CICR consiste à agir en vue de la protection de la population civile dans les zones affectées par les conflits armés et de la protection des personnes détenues en relation avec ces conflits. Les Conventions de Genève donnent au CICR le droit d’intervenir en temps de conflit armé international comme organe neutre et impartial pour la mise en œuvre et le respect par les belligérants du contenu des Conventions et le droit de proposer ses services en cas de conflit armé interne.

Sur le plan juridique, le conflit israélo-palestinien est un conflit armé international. La présence du CICR est donc de plein droit tant en Israël qu’en Palestine. En outre, la Cisjordanie étant un territoire occupé par Israël depuis 1967, les dispositions de la IVème Convention de Genève relatives à l’occupation (qui confèrent des droits et obligations à la puissance occupante) s’y appliquent dans leur intégralité. Le CICR travaille au respect de ces dispositions qui ont essentiellement pour but de permettre à la population civile de mener une vie la plus proche possible de la normale.

Concrètement, le CICR apporte protection et assistance aux victimes palestiniennes et israéliennes du conflit. Ses délégués y visitent l’ensemble des personnes qui sont détenues en relation avec le conflit dans les prisons palestiniennes et israéliennes, assurent le fonctionnement d’une Agence centrale de recherche des personnes disparues ou séparées de leurs proches par la guerre, organisent des actions de secours aux blessés et aux malades, distribuent de l’assistance (tentes, couvertures, vivres etc.) aux civils et aux déplacés, financent des micros-projets économiques destinés aux victimes de la colonisation.

Israël et la Palestine constituent un des contextes prioritaires du CICR. Y est donc conduite une des plus grosses « opérations » humanitaires, avec celles qui sont menées en Irak, au Soudan, en Afghanistan et en République démocratique du Congo. 60 millions de dollars y sont dépensés chaque année, notamment sous forme d’assistance (aide aux paysans, nourriture, soutien médical etc.). Près d’une centaine de délégués travaillent en Israël et dans les territoires palestiniens occupés. Ils bénéficient du soutien d’environ 350 employés locaux, israéliens ou palestiniens. Le CICR travaille en collaboration étroite avec les sociétés nationales de secours, à savoir le Croissant rouge palestinien et le bouclier de David. En Cisjordanie, le CICR dispose de trois sous-délégations (Ramallah, Naplouse et Hébron) et de plusieurs bureaux (Bethlehem, Jénine, Jérusalem-Est, Qalqiliya, Jéricho, Salfit, Tulkarem, Tubas).

Grotius International : En quoi consistait votre travail en Cisjordanie ?

Ghislain Poissonnier : A Hébron, mon travail consistait, d’une part, à visiter les prisons palestiniennes en vue d’améliorer les conditions de détention des prisonniers et, d’autre part, à documenter les cas de violations du droit international humanitaire en vue de pousser les autorités israéliennes à respecter les règles protégeant la population civile. Afin de documenter ces cas, j’étais tous les jours en déplacement sur le terrain pour rencontrer les civils. Sur place, la population civile souffre au quotidien du conflit, de l’occupation, des mesures de sécurité de l’armée israélienne, de la colonisation : atteintes à la vie et à l’intégrité physique, au droit de propriété, au droit au travail et à l’enseignement, au droit de recevoir des soins médicaux, à la liberté de mouvement, à la liberté de culte, à l’accès aux ressources naturelles, au droit à la sûreté etc. Ce n’est pas que de la rhétorique.

Ce sont autant de vies endommagées ou brisées que je décris dans mon ouvrage : un paysan qui voit ses terres être saisies pour l’extension d’une colonie ; une maison détruite par un bulldozer israélien parce qu’elle a été construite en zone C ; un enfant qui reste paralysé à vie parce qu’il a reçu une balle dans le dos tiré par un militaire israélien qui n’a pas apprécié qu’on lui lance une pierre ; une famille dont la maison a été endommagée lors d’une fouille nocturne effectuée par Tsahal ; un bédouin qui est harcelé quotidiennement par un colon armé qui veut s’emparer de sa terre etc. J’avais des contacts fréquents (tous les jours au téléphone) et des réunions de travail (deux à trois fois par mois) avec les militaires israéliens et notamment les représentants de l’administration militaire. Le but de ces rencontres était de discuter avec nos interlocuteurs de l’action humanitaire entreprise au profit de la population civile par le CICR, de nouer un dialogue avec eux sur des cas précis dont l’armée israélienne a la charge en tant que puissance occupante, de les convaincre de tenir compte des difficultés de la population civile et de leur rappeler les règles du droit international humanitaire qu’ils sont tenus de respecter.

Grotius International : Qu’avez-vous pu observer en Cisjordanie ?

Ghislain Poissonnier : En Cisjordanie, la situation est relativement calme depuis la fin de la seconde Intifada. Les groupes palestiniens armés y sont peu actifs. Le Hamas, comme d’autres groupes, y conduit certainement des activités clandestines mais celles-ci sont contrées très efficacement à la fois par l’armée israélienne et par les services de sécurité de l’Autorité palestinienne.

Que Tsahal conduise contre ces groupes des opérations armées, en faisant au besoin de l’usage de la force létale si cela s’avère nécessaire, n’a rien de condamnable au regard du droit international. Ce qui, en revanche, pose problème, c’est le non-respect de la population civile palestinienne qui ne participe pas aux hostilités. Sans prendre parti et cherchant à faire témoigner de leur quotidien les individus que j’ai rencontrés, je décris dans mon ouvrage les conséquences humanitaires du conflit israélo-palestinien et des mesures de sécurité prises par l’armée israélienne dans la région d’Hébron : démolitions de maisons, destructions d’oliviers, expropriations des paysans, pillages et vols par les militaires, répression musclée des manifestations, meurtres ciblés de manifestants, humiliations aux check points, tabassages de prisonniers, fermetures de routes, fouilles abusives, harcèlement des bédouins, violence restée impunie des colons etc. C’est hélas la triste réalité quotidienne de l’occupation. Ces faits sont connus et publics, parce qu’ils sont documentés par l’ONU et de nombreuses ONG palestiniennes, israéliennes et internationales. Je décris aussi dans mon ouvrage les conséquences très concrètes de la colonisation sur la vie des gens.

Grotius International : Précisément, quelle est votre vision de la colonisation et de ses conséquences ?

Ghislain Poissonnier : Il faut rappeler que l’article 49§6 de la IVème Convention de Genève interdit toute forme de transfert de la population de la puissance occupante dans le territoire occupé. Le CICR a ainsi condamné à plusieurs reprises publiquement la politique de colonisation israélienne en Cisjordanie, en ce qu’elle est totalement contraire au droit international. C’est également la position constante du Conseil de sécurité, de l’Assemblée générale des Nations Unies, de l’Union européenne, des Etats-Unis, de la Ligue arabe etc.

Pourtant, la colonisation dans la région d’Hébron et ailleurs en Cisjordanie s’est intensifiée depuis la seconde Intifada et rien ne semble pouvoir enrayer sa dynamique. Le nombre de colons continue de croître de 4 à 6% par an. Plus de 500.000 colons y vivent aujourd’hui. Il faut bien comprendre que la colonisation, que ce soit la création de nouvelles colonies ou l’extension de celles qui existent déjà (plus de 120), est tout simplement une forme d’expropriation des Palestiniens de leur propre pays. En toute illégalité, on réquisitionne leurs terres, leurs maisons, leurs ressources et on les repousse vers des zones surpeuplées ou arides. De ce fait, ceux qui le peuvent font le choix de partir à l’étranger chercher une vie meilleure. Ceux qui restent sont appauvris et sans perspective d’avenir. La colonisation a pour aussi conséquence de rendre la vie des tous les Palestiniens très difficile, voir impossible, car elle s’accompagne d’un réseau d’infrastructures et de routes réservées aux colons qui rend tout déplacement pour un Palestinien long et coûteux. D’une certaine façon, l’occupation ne se justifie plus aujourd’hui que par la colonisation. Les militaires israéliens déployés en Cisjordanie ont maintenant pour principale mission de protéger les colons et de permettre la poursuite de la colonisation, en empêchant les Palestiniens de s’y opposer.

Grotius International : Dans le cadre de vos relations avec l’armée israélienne, comment décririez-vous l’état d’esprit des troupes?

Ghislain Poissonnier : Au cours de cette mission effectuée avec le CICR, j’avais des contacts quasi-quotidiens (au téléphone) et des réunions de travail (deux à trois fois par mois) avec les militaires israéliens et notamment les représentants de l’administration militaire. Le but de ces rencontres est de discuter avec nos interlocuteurs de l’action humanitaire entreprise au profit de la population civile par le CICR, de nouer un dialogue avec eux sur des cas précis dont l’armée israélienne a la charge en tant que puissance occupante et de leur rappeler les règles du droit international humanitaire qu’ils sont tenus de respecter. Certains de mes interlocuteurs étaient des appelés qui effectuaient leur service militaire ; d’autres étaient des militaires de carrière. Tous semblaient avoir une bonne connaissance de la situation en Cisjordanie. Ils étaient animés par un souci du professionnalisme et semblaient bien formés ; d’une certaine façon, ils pourraient être décrit comme des « fonctionnaires », tant l’occupation dure depuis longtemps. Certains de ces militaires qualifiaient ainsi leur mission de « routine ». D’autres la ressentaient plus comme un moment désagréable à passer, tout en la considérant comme justifiée au regard de ce qu’ils qualifiaient de « lutte contre la terreur ».

Deux difficultés majeures se présentent à Tsahal en Cisjordanie. La première tient à son incapacité à agir contre les colons lorsque ceux-ci agressent les Palestiniens ou détruisent leurs biens, comme cela se voit tous les jours dans la ville d’Hébron. Les militaires agissent vite et fort quand les Palestiniens s’en prennent à eux ou aux colons. Dans le cas inverse, l’intervention est rare, lente et souvent inefficace. Cela contribue à créer une culture de l’impunité parmi les colons qui les encouragent à la violence et un sentiment d’écœurement chez les Palestiniens. Les militaires israéliens pensent que leur raison d’être en Cisjordanie est d’y assurer l’ordre en réprimant les Palestiniens qui s’opposent à leur présence.  Or, au sens du droit international, une armée d’occupation a aussi pour mission de protéger la population civile des attaques dont elle est victime, en l’espèce des attaques quasi-quotidiennes des colons.

La seconde difficulté tient à l’usage excessif et disproportionné de la force contre les civils. Tsahal a bien pour mission de maintenir l’ordre en Cisjordanie. Mais, au regard du droit international, elle doit le faire en respectant les principes de nécessité, de précaution et de proportionnalité. Le droit interdit de faire usage de balles réelles contre un adulte qui jette des pierres ou de tirer une balle en plastique dans la tête d’un manifestant. Or, en pratique, ces règles ne sont pas toujours respectées et les soldats qui les violent sont très rarement sanctionnés. Cela contribue aussi à créer une culture de l’impunité et de la violence non maitrisée au sein de l’armée israélienne et à nourrir un profond sentiment d’injustice chez les Palestiniens.

Grotius International : Comment décririez vous le travail des humanitaires dans cette région?

Ghislain Poissonnier : Il y a énormément d’ONG en Cisjordanie. Celles-ci sont d’horizon très divers (laïques ou confessionnelles, nationales ou internationales et) et font tant de l’urgence que du développement. L’ONU est également très présente, son bureau OCHA assurant la coordination de l’action des ONG. L’UNRWA, qui est une agence onusienne, effectue un travail considérable dans les camps de réfugiés. En Cisjordanie, peuplée de près de 2,4 millions de Palestiniens, 19 camps de réfugiés regroupent encore environ 180.000 personnes. L’aide qui est apportée aux réfugiés demeure absolument indispensable, car ils vivent encore dans des camps surpeuplés et peu équipés. Mais même hors des camps, les besoins restent très importants. Par exemple, une enquête du CICR a montré que 80% des Palestiniens résidants dans la zone d’Hébron sous contrôle directe de l’armée israélienne vivent maintenant sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de 100 dollars par mois. Ce sont des victimes économiques directes de la colonisation et des mesures dites de sécurité de l’armée israélienne qui empêchent de commercer, de se déplacer, de construire etc. C’est la raison pour laquelle le CICR délivre tous les mois à Hébron, dans le cadre d’un programme d’assistance, des colis de nourriture à environ 8.000 personnes. Bien d’autres situations nécessitent une action rapide et d’envergure. Globalement, les travailleurs humanitaires sont bien acceptés par les deux camps. C’est d’ailleurs tout à l’honneur des autorités tant israéliennes que palestiniennes que de permettre aux ONG de mener leurs actions humanitaires au service de la population civile palestinienne qui souffre des conséquences du conflit et de l’occupation. Ainsi, les ONG peuvent effectuer leur travail dans de bonnes conditions. Et aussi rendre publiques les actions entreprises. Juste retour des choses, on ne peut qu’être frappé par la qualité de l’engagement de ces travailleurs humanitaires au service du bien-être de la population civile palestinienne.

 

 

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