Les échecs des ONG, une question taboue ?

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Échec, erreur, tabou

Tentative de définition

À première vue, l’échec d’une opération humanitaire, c’est l’incapacité à atteindre l’objectif qui lui a été fixé. Elle peut être due à des erreurs imputables à l’ONG : mauvaise évaluation des moyens à mettre en œuvre ou des difficultés à surmonter. Elle peut également être présentée comme imprévisible : évolution brutale et inattendue d’un conflit ou d’une catastrophe, dont l’ampleur ou la gravité oblige l’ONG à se retirer. Ces échecs sont d’une conséquence variable, et il est donc impossible d’en dresser une liste exhaustive, même au niveau de chaque ONG ; il serait néanmoins précieux de pouvoir estimer leur évolution : c’est des échecs que l’on peut tirer les leçons qui permettent de progresser…

La question posée est donc double :

  • Quels pourraient être les critères d’appréciation d’un échec ?
  • Quelles sont les causes de ces échecs ? Sont-ils évitables et dans quelles conditions ? Sont-ils en diminution ou en augmentation relative ?

À y regarder de plus près, cependant, on peut se demander si la définition de l’échec est si simple : le retrait volontaire d’un terrain pour ne pas contrevenir à la charte de l’ONG ou au DHI est-il un échec ? Le changement de priorités d’une mission pour mieux répondre aux conditions qui y prévalent, signe-t-il un échec ? De même pour les accidents graves de sécurité qui frappent des volontaires…

Quant aux causes, elles sont souvent la résultante de multiples facteurs qui vont d’une mauvaise appréciation de la situation (l’espace humanitaire) depuis le siège aux difficultés d’une équipe de terrain à faire face à des difficultés imprévues. Il est évidemment crucial de s’interroger sur ces échecs et de les analyser, surtout si l’on considère la montée rapide des niveaux de dangerosité auxquels les ONG sont confrontées. C’est l‘exercice passionnant et précieux auquel s’est livrée l’équipe du CRASH à MSF avec l’ouvrage « Agir à tout prix ? » : avec la collaboration des acteurs de terrain, celui-ci reprend l’enchaînement des décisions et des situations qui ont conduit des opérations à l’échec. Si cet exercice de vérité permet d’explorer les contextes du moment et du lieu où ces interventions se sont déroulées ou ont échoué, il n’est cependant pas directement transposable, dans la mesure où le fonctionnement des missions de MSF-France présente un cas à part dans l’humanitaire français et même international, du fait de son indépendance à l’égard des bailleurs de fonds institutionnels.

En effet, dans d’autres ONG, l’échec peut être signifié par le bailleur de fonds, dont le couperet est toujours suspendu au-dessus de la tête de l’ONG : là, l’échec peut être non pas de ne pas avoir réussi à remplir sa mission sociale, mais de ne pas avoir répondu aux attentes du bailleur de fonds, qui peuvent être différentes en quantité comme en qualité des capacités ou des choix de l’ONG récipiendaire des fonds. Et a contrario, le succès peut se trouver réduit au renouvellement du contrat…

De l’échec au tabou

Pour en revenir à la question du tabou qui entourerait les échecs, on peut avancer qu’un échec n’est jamais un titre de gloire. Mais elle renvoie à l’importance vitale que revêt aujourd’hui pour les ONG la gestion de leur image : celle-ci détermine largement, dans un monde humanitaire devenu très compétitif, leur accès aux fonds indispensables. Les départements de communication sont donc devenus des centres névralgiques qui visent, au-delà de l’information des donateurs et du grand public, à drainer les fonds nécessaires à la survie et au développement des organisations. Dans les cas les plus poussés apparaît le risque de distorsion des priorités et de trahison des idéaux fondateurs : ce sont alors les experts de la « com » qui influencent, sinon déterminent, les missions les plus « rentables », auxquelles doit être accordée la priorité, en fonction des retombées à en attendre par le biais d’une exposition médiatique favorable. À ce jeu, toute information qui ne concourrait pas à renforcer l’image positive de l’ONG et de sa capacité à réussir la mission entreprise peut se révéler catastrophique pour l’ensemble de la structure.

L’humanitaire, ou la prévision aléatoire

Tout choix stratégique ou opérationnel comporte un risque d’erreur :

  • Erreur d’abord sur le choix de l’objectif : la qualification de l’erreur dépend là du regard posé sur les intérêts en jeu : erreur par rapport à la charte de l’organisation, erreur par rapport au contrat passé avec le bailleur, ou erreur par rapport aux besoins prioritaires de la population assistée ?
  • Erreur par rapport à la capacité d’atteindre l’objectif avec les moyens assignés et les contraintes encourues. Les erreurs proviennent donc de la capacité de l’organisation à évaluer la chance de réussite de l’opération, la pertinence de celle-ci par rapport à l’ensemble de la situation envisagée, et la capacité de l’équipe ou des intervenants concernés à la mener à bien.

Une partie de ces risques est imputable à la capacité de l’organisation à évaluer la pertinence et la faisabilité de l’opération en fonction des moyens matériels, techniques et humains dont elle dispose, ainsi que de sa capacité à s’appuyer sur les facteurs locaux, ou à en maîtriser les incertitudes. Et une autre partie réside dans l’inconnu lui-même inhérent à et irréductible dans chaque opération.

Les risques attachés à ces choix sont de divers niveaux : du risque de gaspillage de moyens au risque de la perte de vies humaines, en ce qui concerne l’organisation, risque de perdre la confiance des bailleurs et du public, risque de nuire à la population cible, ou au moins de ne pas lui apporter le secours ou l’aide promise ou espérée.

Les erreurs peuvent donc être commises à différents niveaux :

  • Le conseil d’administration et sa présidence, qui représentent le législatif et l’exécutif de l’association, décident des choix stratégiques, et ont un droit et un devoir de regard sur l‘ensemble du fonctionnement de l’organisation ;
  • la direction générale et les directions spécialisées, qui en représentent l‘administration, sont chargées de la mise en œuvre opérationnelle de ces décisions, et sont responsables de l’action sur le terrain dirigée par les chefs de mission et leurs équipes.

Voilà pour le juridique. Dans la pratique, les choses sont plus floues, dans la mesure où le CA, composé de bénévoles et ne se réunissant qu’épisodiquement, ne pilote pas au jour le jour l‘activité de l‘association et n’a pas toujours les moyens de s’informer en détail des choix faits ou à faire et de leurs implications. C’est donc « le siège », composé de permanents professionnels en relation constante et hiérarchique avec les missions de terrain, qui bien souvent et de manière plus ou moins assumée prend, sous l‘égide de la présidence, les décisions stratégiques et opérationnelles qu’il fait valider, a posteriori ou a priori, par les membres du CA.

Les tabous : une nécessité ou une commodité ?

C’est sur ce fond que se pose, me semble-t-il, la question de l’existence de tabous autour des erreurs qui peuvent être commises par l’organisation, et d’abord la question de la culture du débat, de la liberté de discussion dans ces différents centres de pouvoir.

L’humanitaire est né d’une révolte et d’un refus : celui de la souffrance née de l’injustice. Cette mise en cause « politique » est donc dans les gènes des ONG. Mais est-elle capable de s’adresser à son propre fonctionnement ? On peut en douter face à l’incapacité du CICR, organisation unanimement respectée pour ses compétences et son intégrité, le modèle en quelque sorte pour beaucoup d’humanitaires et pour la communauté internationale, à admettre son aveuglement, son silence, voire sa complicité avec le régime nazi, donc à assumer sa responsabilité et sa faillite morale au regard de ses engagements fondamentaux ?

Et il n’a pas fallu longtemps après l’apparition des « french doctors » et de l’humanitaire actuel, post-68, pour que soit dénoncé le « Charity business » par celui qui allait pourtant devenir le batteur d’estrade du dévoiement de l’humanitaire, réduit à des plaidoyers aussi bruyants qu’impuissants. Derrière ces excès, cependant, le monde de l’humanitaire demeure un lieu de débats nourris, récurrents, dans lequel certaines organisations, parmi les plus anciennes et les plus importantes, jouent un rôle d’animateur et d’empêcheur de tourner en rond. Succédant aux analyses menées au sein de MSF par la revue « Populations en danger », les travaux de Rony Brauman, puis les ouvrages du CRASH ont joué un rôle essentiel pour maintenir la vigilance sur la légitimité, les modes et les limites de l’intervention humanitaire. L’une des dernières productions, « Agir à tout prix ? », est ainsi emblématique de cette préoccupation de questionner sans tabous les choix passés.

De la mise en cause morale d’une « Suisse au-dessus de tout soupçon » aux dérives financières de l’aide, l’humanitaire semble donc recéler des tabous soigneusement cachés au grand public, alors même que l’esprit d’autocritique, voire d’auto-flagellation, fut un élément fondateur de la culture humanitaire.

Ces tabous répondent-ils à un besoin de cacher des pratiques contradictoires avec la raison d’être de l’humanitaire, ou bien plus simplement de masquer à l’extérieur les débats, voire les dissensions internes, de manière à préserver une image pure et désincarnée d’un humanitaire préservé des préoccupations et des contraintes « séculières » ?

La raison première des tabous réside sans doute dans la nécessité de préserver le mythe fondateur de l’humanitaire : celui d’une suprématie morale de l’Occident ex-colonisateur par l’expression d’une fraternité universelle au fondement judéo-chrétien qui rejoint l’engagement de solidarité universaliste hérité de l’idéal communiste déchu. Ce mythe n’est plus seulement entretenu auprès d’un grand public en demande d’un supplément d’âme dans une société dominée par les valeurs matérialistes, mais il est repris par les États et les instances supranationales, puis par le monde des affaires, en quête de masques désintéressés pour leurs entreprises économiques, politiques ou militaires. Ceux-ci assurent aujourd’hui l’essentiel du financement du monde humanitaire, considéré à la fois comme agent de stabilisation de situations critiques, mais aussi comme écran de fumée devant des intérêts plus prosaïques. En ce sens, l’essentiel pour ces bailleurs de fonds n’est pas toujours l’efficacité de l’aide à alléger les souffrances ou à répondre aux besoins des bénéficiaires, mais de donner une image positive d’elle-même et de l’intervention extérieure qui la sous-tend.

En ce sens, il est vital pour l’action humanitaire de présenter un visage lisse et univoque, pour ne pas se voir mise en question par les média ou par les bailleurs de fonds. Les humanitaires ont en effet pour la plupart choisi de faire reposer leur action sur des financements institutionnels, c’est-à-dire sur des considérations qui ne reflètent pas nécessairement les besoins des bénéficiaires. Les bailleurs de fonds recherchent diverses formes de retours en échange de leur financement, parmi lesquels celui de l’image donnée est prépondérant. Ainsi la hantise des ONG est de faire l’ouverture du journal de 20 h avec un accident ou un scandale les mettant en cause qui risquerait de se traduire par une rupture de leur cordon ombilical.

Le tabou mis sur certaines erreurs relève donc plus d’une nécessité que d’une culture du secret.

Le dévoilement des tabous, ou quand le roi est nu

La cause des erreurs à cacher dépend du point de vue où l’on se place. Mais on peut en identifier quelques-unes, sans doute pas exhaustives :

  • la compétition au sein des ONG entre les desks, par exemple entre ceux qui gèrent l’urgence et ont de ce fait une plus grande latitude d’action tant sur le plan opérationnel que financier et ceux qui gèrent des opérations, peut amener à des décisions contre-productives, en mettant la priorité sur les intérêts internes de chaque département au sein de l’ONG ;
  • le rôle éminent des « ressources humaines » en charge du recrutement qui, en dépit de la multiplication des tests, des entretiens, et du niveau croissant des exigences en termes de formation universitaire ou « grandes écoles », sont souvent déconnectées des besoins et des contraintes des missions de terrain : ce sont ces erreurs de casting qui expliquent pour une large part les incidents de sécurité qui frappent de façon récurrente des « première mission » dont on se demande ce qu’ils font sur des terrains dangereux où ils sont des proies faciles pour les enlèvements ou les attentats ;
  • la banalisation du statut des associations humanitaires qui sont devenues des entreprises « comme les autres », soucieuses de maximiser les recettes en réduisant les coûts : le recrutement avec des contrats de « volontaire » pour des tâches astreignantes et exigeantes en termes de compétence est difficile à satisfaire à des niveaux de rémunération notoirement insuffisants. La compétition en la matière est rude avec les institutions internationales et les agences de l’ONU, voire avec le secteur privé, pour s’attacher des personnalités dotées des compétences requises. Il arrive donc, de plus en plus, que des missions soient ouvertes sans personnel en nombre et en expérience suffisants.

Les tabous, tant au sein des ONG que vis-à-vis de l’extérieur, existent donc et ont tendance à croître avec le rejet des pensées alternatives ou critiques, une montée de l’autocensure, une culture de groupe fermée aux regards extérieurs avec pour conséquence soit une réticence à intervenir sur les situations les plus difficiles ou les plus risquées, soit au contraire un aveuglement sur les conditions réelles d’une intervention efficace et réussie. Il en résulte un décalage croissant entre la réalité du fonctionnement et de l’apport des ONG et leur perception dans le public. Les donateurs institutionnels qui se servent des ONG humanitaires ne sont, eux, pas dupes de ce décalage qui fragilise les récipiendaires de leurs budgets tout en les contraignant à accepter des missions éloignées de leur vocation et qui ne servent parfois que les intérêts bien compris des donneurs d’ordre.

Ces tabous s’inscrivent donc dans un système pervers dont il est difficile de s’extraire, au risque de mettre en péril tout le fonctionnement de l’organisation. Mais la conscience muette des tabous peut avoir un effet psychologique délétère sur les membres de l’organisation, poussant soit au cynisme, soit à un dilemme moral insupportable. Et le tabou représente une menace collective permanente, en risquant de dévoiler fragilités et faux-semblants ; ce non-dit peut de ce fait avoir un effet tétanisant sur l’activité de l’association. Les scandales de détournements de fonds, soit crapuleux et à des fins personnelles comme dans le cas de l’ARC, soit par détournement d’objet comme lors du fameux tsunami dans l’océan Indien de 2005 où il fut dénoncé par la seule MSF, n’ont pas ruiné le crédit de l’ensemble du monde humanitaire. Il n’est pas dit que la révélation d’un nouveau scandale de cette ampleur ne soit pas plus dévastatrice dans un milieu devenu plus concurrentiel, plus instable? plus soumis à la loi du buzz… et moins protégé que d’autres comme les institutions policières, judiciaires ou militaires.

 

Marc Lavergne

Marc Lavergne

Marc Lavergne est Directeur de recherche au CNRS.

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