Les enjeux du choléra en Haïti : d’un problème de santé publique locale à une question politique et éthique internationale

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Les premiers cas de choléra à Haïti se sont déclarés dans le département du Centre le 14 octobre 2010. L’épidémie pris très rapidement une grande ampleur et les dernières estimations établissent à 5 968 le nombre de personnes décédées, et à 419 511 celui des cas diagnostiqués (1). Si l’origine de l’épidémie est identifiée dans un campement des soldats Casques Bleus (2), les batailles d’experts se succèdent pour tenter de « noyer le poisson » ou de confirmer au grand public cette part non glorieuse de l’intervention en Haïti. La question se révèle pourtant révélatrice d’enjeux géopolitiques et d’interrogations fondamentales sur l’intervention onusienne et le droit à la dignité des haïtiens.

Enjeu médical : le choléra à Haïti

Suite à une demande du Ministère de la Santé et de la Population d’Haïti relayée par l’Ambassade de France en Haïti, le professeur Piarroux est arrivé en novembre 2010 pour mener à bien une mission sur la dynamique de l’épidémie de choléra. Sur place, il a travaillé directement avec le gouvernement haïtien qui souhaitait qu’une enquête scientifique soit publiée. Ceci lui permis de mener des investigations approfondies. D’ailleurs, la mission du chercheur, qui devait au préalable durer une dizaine de jours, fut prolongée sur demande du gouvernement haïtien. Comme, dès les premiers signes de l’épidémie, l’Etat haïtien avait envoyé ses propres épidémiologistes sur place (3), les investigations du Pr Piarroux furent rapidement orientées vers Mirebalais, où ils avaient déjà commencé leurs recherches.

Le premier constat de Mr Piarroux fut que le choléra s’était propagé le long de l’Artibonite, fleuve de 320 km de longueur qui naît en République Dominicaine et qui traverse le département homonyme, d’Est en Ouest, au Nord de Port-au-Prince. Ce fleuve est un lieu de vie, une fondation pour des milliers de haïtiens : il alimente des rizières, sert d’eau pour se doucher, boire, etc. Or, sur les rives d’un affluent de ce fleuve, est installée une base militaire de l’ONU assez importante (d’environ 500 soldats), presque en face du petit village de Meille, non loin de la ville de Mirebalais qui est établie en aval.

Selon les témoignages des habitants limitrophes du camp de la Minustah, les latrines de ce dernier se déversaient directement dans un fossé menant au fleuve, au lieu de respecter des précautions sanitaires élémentaires, comme l’utilisation de fosses sécurisés. Ces tuyaux d’évacuation, que des journalistes et les épidémiologistes haïtiens ont décris comme abîmés et percés, ont été retirés et remplacés quelques jours après la déclaration de l’épidémie. De plus, la fosse située à Mirebalais, où les matières fécales du camp sont censées être emmenées par des entreprises privées, débordait en temps de pluie et ne respectait aucune norme sanitaire. Par exemple, rien n’empêchait la population, en particulier les enfants, d’y pénétrer, ni les animaux d’y divaguer.

Le choléra trouve donc son origine dans le camp de la Minustah, du fait des mauvaises gestions sanitaires, et s’est propagé par l’Artibonite qui servi de vecteur à l’épidémie (4). D’ailleurs, des détenus de la prison de Mirebalais ont attrapé le choléra sans avoir d’autre contact avec l’extérieur que l’eau, puisée dans le même affluent de l’Artibonite. Les études de biologie moléculaire ont de plus montré que le type du choléra haïtien était le même que celui qui sévit en Asie et en particulier au Népal.

C’est ainsi que le 19 octobre 2010, des milliers de malades se contaminèrent en même temps et des centaines d’entre eux moururent. Face à la méconnaissance envers cette nouvelle maladie et de crainte de tomber malade, les habitants de l’Artibonite s’enfuirent, propageant rapidement la maladie.

Curieusement, les divers experts mandatés par l’ONU n’ont pu établir des liens « formels » entre le camp de la Minustah et le choléra, maniant avec habileté termes médicaux et incertitudes scientifiques. Ceci dit, deux journalistes (5), ainsi que de nombreux témoins haïtiens, ont vu des agents de l’ONU prendre des échantillons des tuyaux avant qu’ils ne soient réparés. Mais ces échantillons n’apparaissent nulle part, et si un « panel indépendant » de quatre chercheurs choisis par l’ONU a produit un rapport, ce dernier n’apporte aucune réponse définitive quant à l’origine de l’épidémie, se concentrant surtout sur la manière dont s’est répandue cette dernière (6) bien que concluant qu’elle était consécutive d’« un ensemble de circonstances (..) [qui n’] n’est pas la faute ou l’action délibérée d’un groupe ou d’un individu » (7). A l’heure actuelle, une seule publication validée scientifiquement porte sur les circonstances de début de cette épidémie : il s’agit de celle coécrite par une équipe Franco-Haïtienne sous la conduite du Pr Piarroux et publiée dans la revue scientifique des Centers for Diseases Control and Prevention aux Etats Unis (8). Et c’est à travers des revues médicales que les échanges des spécialistes se font, loin des confrontations publiques.

Enjeu social

Le choléra est une maladie dont les symptômes peuvent se révéler très rapidement, quelques heures seulement après l’infection de l’individu par le vibrion. Si, dans certains cas, les symptômes ne se déclenchent pas, la plupart du temps ils se manifestent sous la forme de diarrhées continues, qui mènent à une rapide déshydratation. En l’absence de traitement, la mort peut subvenir au bout de quelques heures seulement. Pourtant, des soins simples et faciles à mettre en place existent : l’administration de solutions de réhydratation permet à la personne de compenser les pertes liquidiennes et, malgré un affaiblissement dû à la violence de la maladie, d’être guérie en quelques jours seulement. Pour traiter au mieux la maladie, les ONG ont installé rapidement des Unités de Traitement du Choléra (UTC) et, quand le nombre de malades est très élevé, des Centre de Traitement du Choléra (CTC), où les personnes sont soignées (9).

Dans les premiers temps de l’épidémie à Haïti, beaucoup pensèrent que le choléra se propagerait facilement dans les camps et que ces derniers étaient des foyers préoccupants pour la propagation du choléra, mais cela ne s’avéra pas être exact. En effet, les camps de déplacés reçoivent beaucoup d’aide, étant pour la grande majorité entourés de structures qui assurent le minimum sanitaire pour permettre à la population de vivre dans de bonnes conditions d’hygiène : eau traitée, latrines propres, accès à des centres de santé. Ainsi, les camps ne s’avérèrent pas être des facteurs à risque pour le choléra, au contraire. Mais les quartiers « oubliés » de tous temps par le gouvernement et où l’accès des associations est restreint, qui sont les bidonvilles pauvres et souvent violents et les régions rurales dispersées dans le territoire, se révélèrent de vrais dangers pour la propagation du vibrion : d’abord parce que les conditions d’hygiène y sont moins bonnes, ensuite parce que l’information et les soins y arrivent moins bien ou y sont beaucoup plus difficile d’accès que dans les zones urbaines parsemées d’ONG. D’ailleurs lors de la reprise du choléra au début de la saison des pluies (mai 2011), on retrouvait spatialement le choléra en image inversée de là où il était en octobre-novembre 2010, c’est-à-dire non plus le long du fleuve mais dans les campagnes, dans les zones isolées, oubliées des infrastructures étatiques et des ONG.

Même si ces organisations et le gouvernement haïtien ont entamés de grandes campagnes d’information, la maladie, inédite en ce début de siècle à Haïti, s’est d’abord propagée au même rythme que des croyances et rumeurs disparates sur l’origine du mal. Ainsi, plusieurs prêtres vaudous furent accusés d’être les « créateurs » de la maladie, et lynchés. Ces scènes eurent surtout lieu à Grande Anse et dans le plateau central, régions qui ont connu des débuts très explosifs du choléra, expliquant les peurs paniques provoquant le retournement contre les vaudouisants (10).

De même, certains camps de traitement du choléra furent également attaqués, car les habitants limitrophes craignaient que ces sites de soins n’apportent la maladie : il fallut rassurer la population sur le traitement sanitaire approprié des déchets des camps et sur l’hermétisme des centres, et, parfois, il fallut les entourer de barbelés pour assurer leur pérennité. Certains malades étaient également ostracisés : atteints d’une maladie un peu honteuse et inconnue, ils étaient abandonnés au centre de traitement par leurs familles, ou alors leur retour n’était plus souhaité. Les corps de ceux qui sont morts n’ont pas toujours été acceptés par leurs proches, bien qu’en cas de décès, les rituels s’effectuent malgré les précautions d’hygiène de mise. Ces cadavres non réclamés sont amenés dans des fosses communes, non loin de celles où les personnes décédées du séisme de janvier 2010 ont été ensevelies.

Avec le retour de la saison humide, l’épidémie de choléra observe un nouveau regain avec la saison des pluies tropicales et des ouragans, et risque de continuer de se propager pendant encore plusieurs années sur l’île. C’est pourquoi, au niveau de l’information comme de l’action, le gouvernement haïtien appuyé par les organisations internationales tente de « normaliser » cette maladie afin que la population s’habitue à en détecter les signes et à savoir comment la soigner ; que des centres de traitement continuent d’être implantés à travers le pays ; et que dans toutes les structures éparses des villes et des campagnes, des médecins et infirmiers soient formés au traitement du choléra et appliquent des protocoles de soins ; pour que les Haïtiens s’habituent à ne pas rejeter ce qui sera devenu une maladie « banale »…

Enjeu politique

À force de déclarer qu’il n’y a pas de preuve suffisante sur l’origine du choléra pour faire une conclusion, et même de rejeter la faute sur les mauvaises conditions d’hygiène des habitants, l’ONU a déplacé le problème médical sur un terrain politique, voire judiciaire et éthique. En effet, les jeux de langage des Nations Unies ne font que détourner l’attention sur les causes de la mort de plusieurs milliers de citoyens haïtiens. Se posent donc de nombreuses questions sous-jacentes.

Le recrutement des Casques Bleus est issu à 70% de soldats provenant de pays pauvres, car leurs forces sont recrutées sur la base du volontariat des pays : pour beaucoup de pays, cela crée de l’emploi et de la richesse. En effet, l’importance symbolique inhérente à la participation d’un état à une opération internationale de paix, l’enjeu est aussi financier : 1000 dollars mensuels par soldat sont déboursés par l’ONU à son pays d’origine (11). Mais des précautions sanitaires plus approfondies et continues (12), d’autant plus lorsque les soldats viennent d’un pays où une épidémie fait rage comme le Népal en 2010, ne semblent-elles pas évidentes lors du recrutement des troupes (13) ?

La transparence de l’ONU est également soulevée : même si les symptômes du choléra ne se déclarent pas toujours violemment et même si les soldats peuvent avoir honte d’une maladie rebutante, en vue des quantités déversées et, donc, du nombre de soldats malades et de la gravité des symptômes, le médecin du camp pouvait-il ne pas savoir ? On peut se demander pourquoi l’ONU a fait le choix de ne pas assumer le problème, au lieu de reconnaître un tort et de réassurer de l’honnêteté de ses forces, et alors même que l’intervention de la Minustah se voit contestée par des habitants qui ne comprennent pas toujours la stratégie de cette dernière. Quel sens donner à une mission de paix qui apporte le désastre, non volontairement certes, mais sans savoir le reconnaître ? Pourquoi tant de démentis qui n’instaurent pas un climat de confiance entre la population et les partenaires internationaux ?

Par exemple, retirer les contingents népalais d’Haïti aurait pu être une solution, non pas pour éviter la propagation de l’épidémie –c’était trop tard- mais au moins pour rassurer et soulager les Haïtiens qui voient en ces soldats des menaces et dont la présence sème la discorde et le doute. N’aurait-ce pas été un geste simple de l’ONU montrant sa faute et ses tentatives d’y remédier, même symboliquement ?

En outre, les conditions de la propagation du choléra révèlent diverses questions sur la gestion des forces de maintien de la paix, de son personnel, et de l’entretien des camps : où sont déversées les latrines ? Les liens avec des organismes privés de prise en charge logistique des camps et les moyens donnés pour les contrôler méritent aussi des explications. Quelles garanties de sécurité sanitaire accompagnent le traitement des déchets des camps militaires onusiens ? Répondre à ces questions permettrait de mieux comprendre comment cette faute locale a induit une dimension globale importante de sécurité sanitaire.

Ainsi, face à tous les non-dits et aux problèmes d’information sur l’origine de l’épidémie, semble s’imposer la nécessité de la mise en place d’une enquête judiciaire permettant d’une part à l’ONU de penser et de résoudre le problème dans une perspective d’intervention à long terme et en d’autres lieux, d’autre part de rendre aux Haïtiens une dignité qu’on leur a retiré en leur enlevant les possibilités de savoir. En outre, admettre l’origine de l’épidémie permettrait de réintroduire le droit des Haïtiens et de l’État haïtiens, dans un problème pour l’heure essentiellement introduit, géré, et discuté par la communauté internationale, pourtant décrédibilisée de fait. Le rapport de force et la façon dont la question est gérée relève d’une véritable violence symbolique qui n’est pas sans rappeler la notion foucaldienne de biopouvoir : ce pouvoir qui s’exerce sur la vie et la population, qui gère l’humain en tant qu’espèce.

Pour terminer, tous ces problèmes liés à l’ONU donnent des arguments à certains organismes privés de protection militaire qui tentent de s’imposer sous la forme de sous-traitance des interventions onusiennes (14). La dimension de l’intervention des Casques Bleus se voit donc là confrontée à un tournant éthique majeur, qui soulève d’autres questionnements essentiels quant à l’action d’une communauté internationale envers des pays en situation d’assistance, même si cette dernière est contributive et nécessaire.

 

(1) Chiffres notifiés en date du 31 juillet 2011, selon l’organisation Mondiale de la Santé,  soit 1,4% de taux de mortalité : http://www.who.int/hac/crises/hti/fr/
(2) La Minustah : Mission des Nations Unies pour la Stabilisation à Haïti, comprend 7.803 militaires et 2.136 policiers UNPOL, 464 civils internationaux, 1.239 civils locaux et 207 volontaires des Nations Unies (www.minustah.org).
(3)Ceci dit, étonnamment,  il n’y eu aucune déclaration politique sur le choléra des politiques haïtiens, sauf aux premiers jours de l’épidémie , par Alex Larsen, Ministre de la Santé, et Gabriel Timothée, directeur général du Ministère de la Santé. Un silence probablement négocié entre les responsables politiques haïtiens et la Minustah fut vite de mise.
(4) S’en suivent des estimations qui établissent que, comme les premiers symptômes de la maladie apparaissent au bout de trois heures, et en admettant que l’Artibonite se déverse au rythme de 100 m3 par seconde, 100 millions de litres d’eau sont passés dans ce laps de temps. Afin de contaminer une telle masse, l’origine doit donc être massive, c’est-à-dire d’au moins d’1m3 contaminé initialement, rejeté dans un même temps dans l’Artibonite.
(5) Jonathan Katz, AP, et un journaliste de Al Jazeera.
(6) http://www.un.org/News/fr-press/docs/2011/SGSM13338.doc.htm et http://www.un.org/News/dh/infocus/haiti/UN-cholera-report-final.pdf.
(7) « The Independent Panel concludes that the Haiti cholera outbreak was caused by the confluence of circumstances as described above, and was not the fault of, or deliberate action of, a group or individual. », p29, Final report of the independent panel of experts in the cholera outbreak in Haïti, A. Cravioto (dir.), C.F. Lanata, D.S.Lantagne, G.B. Nair, 2011, http://www.un.org/News/dh/infocus/haiti/UN-cholera-report-final.pdf.
(8) « Understanding the cholera epidemic, Haiti », Piarroux R, Barrais R, Faucher B, Haus R, Piarroux M, Gaudart J, Magloire R, Raoult D. , Emerg Infect Dis. 2011 Jul;17(7):1161-8.
(9) À noter une grande réactivité des médecins Haïtiens, mais aussi de certaines ONG comme MSF et des médecins cubains qui ont été très efficaces sur le traitement du choléra : ces derniers ont l’avantage de bien connaître le terrain, d’être très bien formés, de proposer des soins de qualité et gratuits et de ne pas être assimilés à des « organisations » (ONG) dont la réputation est parfois mal perçue par les Haïtiens
(10) Une quarantaine de prêtres vaudous ou guérisseurs faisant appel à la sorcellerie ont été lynchés dans la région de Grande Anse, rapporte le Ministère de la Santé haïtien en décembre 2010.
(11) Les Casques bleus sont rémunérés par leur propre gouvernement selon leurs échelles salariales respectives. De leur côté, les Nations unies dédommagent les États contributeurs à raison de 1000 dollars américains par mois, pour chaque soldat déployé.
(12) Le panel indépendant explique que les soldats sont auscultés avant de partir, mais qu’il retournent souvent chez entre leur rendez-vous médical et le départ, donnant le temps à ce qu’une infection  ou une maladie soit contractée : http://www.un.org/News/dh/infocus/haiti/UN-cholera-report-final.pdf.
(13) Au 1er janvier 2011 : Parmi les 19 nationalités présentes, les contingents les plus présents dans la composante militaire de la Minustah était ceux du Brésil (2187 soldats), de l’Uruguay (1128 soldats), du Népal  (1075soldats), du Sri Lanka (959 soldats)… Les contingents les moins présents étaient ceux de la France (2 soldats), les USA et le Canada (9 et 10 soldats). www.minustah.org.
(14)
Larché J. , Haïti ou la géopolitique du cholera, décembre 2010 : https://grotius.fr/haiti-ou-la-geopolitique-du-cholera/

Alice Corbet

Alice Corbet

Alice Corbet est anthropologue, membre du Comité de rédaction de Grotius.fr.