Les médias sont-ils responsables des crises oubliées ?

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Dans un article paru en 2005 [1] dans «Planète Humanitaire», j’évoquais, à la suite du tsunami en Asie du Sud-est, les nouvelles problématiques médias & humanitaires et tentais de cerner les différentes « responsabilités » dans la médiatisation des crises. Cet été, le site Rue 89 a publié un post de Diane Berbain, blogueuse, dont le titre: « Des médias complètement nuls : Médecins sans frontières brisent le tabou » soulève, à nouveau, la question de la relation médias-humanitaires.

                                        La campagne de Médecins Sans Frontières Norvège

Diane Berbain nous explique que «L’ONG a présenté le 30 juillet une liste de ces zones oubliées [2], et lancé une vidéo et une pétition pour exiger (Sic) des journalistes qu’ils informent davantage sur les graves crises humanitaires, jamais mentionnées ». On y compare : les couvertures médiatiques à propos du séisme de 2010 en Haïti vs d’autres catastrophes et peu importe qu’elles soient naturelles ou politiques, le nombre de victimes concernées, l’ampleur des dégâts humains et matériels etc. C’est un peu une mise en scène de la tribune d’Esther Duflo qui s’interrogeait il y a quelques années déjà sur « l’aide au prorata des médias » [3]. La mécanique assez traditionnelle de cette campagne avec pétition, film vidéo et conférence de presse, n’a rien de très originale et ne mérite pas que l’on s’y arrête outre mesure. En revanche le mobile est pour le moins étonnant. Les médias sont « nuls ». Ils ne parlent pas des crises humanitaires oubliées donc mobilisons-nous et sensibilisons la population semble affirmer MSF Norvège. Se pose ici deux questions de fond.

La première concerne l’appréciation qualitative que l’on se fait d’un ou des médias en fonction des intérêts propres que l’on défend [4]. L’autre, porte sur la relation particulière qu’entretiennent les ONG avec les médias. Tantôt vecteur de publicité, tantôt d’informations qui les concernent, les ONG sont irrémédiablement média-dépendantes.

 La qualité d’un média

La qualité d’un média est souvent appréciée en fonction de différents critères très pragmatiques tout autant qualitatifs que quantitatifs. Selon les stratégies de communication développées par les annonceurs, dont les ONG, l’efficacité est généralement au centre des dispositifs de communication. Dès lors, plus que la qualité d’un média, l’intérêt se porte sur son efficacité à diffuser un message et le porter correctement. C’est à dire le mettre en adéquation avec son contenu et les publics auxquels il s’adresse.

Pour se développer, les médias vont chercher à améliorer leur audience en nombre mais aussi s’assurer que leurs contenus correspondent aux attentes de leur lectorat tout en respectant la ligne que ses dirigeants se sont fixée. Ainsi, nous sommes dans les mêmes logiques marketing que pour n’importe quel produit ou l’adéquation entre offre et demande doit être fine et juste. Mais n’y a-t-il pas un amalgame entre « support de communication » et « vecteur d’information » ? La qualité et l’efficacité peuvent s’apprécier de différentes manières eu égard aux contraintes et objectifs que chacun se fixe [5]. En un mot, parle-t-on de publicité ou d’information, de contenant ou de contenu ? MSF invective les médias sur leur contenu, sans nul doute, et considère qu’ils feraient mieux de parler des crises humanitaires que de people mais est-ce à MSF d’en décider ? L’ONG peut-elle définir ce qu’est un média « nul » au prétexte qu’il ne parle pas d’elle, de son domaine d’activité ou champ de compétences? MSF souhaite-t-elle dire aux uns et aux autres ce qu’il faut lire ou aimer? Un média qui parlerait des centres d’intérêts de MSF serait-il donc jugé comme excellent ? Faut-il donc considérer que la nullité d’un média correspond, selon MSF Norvège, au fait qu’il ne répond pas aux objectifs [6] de l’association?

 La relation particulière entre les médias et les ONG

L’histoire des ONG [7] s’est pour l’essentiel construite grâce aux médias qui ont relayé leurs actions, leurs coups de gueules, leurs révoltes, leurs demandes de soutiens. De l’appel de l’Abbé Pierre en passant par celui de Coluche, des French Doctors aux Enfants de Don Quichotte ou au Téléthon, il est quasi impossible de dissocier les activités des ONG de leur présence dans les médias. Y compris les mouvements réfractaires à la publicité ne peuvent véhiculer leurs causes et messages sans supports de communication. Il en va de même pour les terroristes et autres extrémistes qui utilisent le Web comme porte-voix. Personne ne peut faire sans les médias.

Si la relation médias-humanitaires restent objet de nombreux questionnements et interrogations du type – peut-on de nos jours faire de l’information sans faire sa promotion ? –  l’on se rappellera les premiers embryons d’une contestation qu’en leur temps Rony Brauman et René Backman avaient abordés dans leur ouvrage sur les médias et l’humanitaire [8]. On ne peut aussi oublier que les « French Doctors » en général et Bernard Kouchner en particulier ont largement contribué à faire appliquer la « loi du tapage médiatique [9] ».

En fin de compte, ce que nombre d’ONG n’ont probablement pas compris, c’est que la relation qui les liait, il y a près de 50 ans avec les médias, n’est définitivement plus la même aujourd’hui. Les ONG n’imposent plus leur calendrier médiatique. Les médias s’en occupent eux-mêmes car l’information n‘attend pas, n’attend plus.

J’oserai même dire que l’information (et non l’actualité [10]) est une mise en abyme qui s’impose à elles. A l’exception près de certaines d’entre-elles dont les moyens et les stratégies sont si médiatiques qu’elles constituent un événement et un sujet en soi. C’est le cas notamment de celles chez qui l’action de sensibilisation dépasse l’objet de la sensibilisation et où, finalement, les aventures télévisées des militants divertissent plus le public qu’elles ne l’informe en profondeur sur les causes défendues.

Pour les humanitaires, dont le nombre est croissant et les revendications systématiques voire mécaniques, il est assez logique que les médias ne les suivent plus véritablement pour trois raisons essentielles à mon sens. La première est que la phase de sensibilisation aux désordres du monde est à considérer comme probablement faite et que le « public » attend la prochaine étape qui ne vient pas.

Les ONG restent toujours bloquées en première. La seconde est que la compétition entre les ONG [11] fait rage au détriment des causes qu’elles défendent. Ce qui génère au delà de la lassitude une forme de rejet des discours. (Fin des bonnes intentions pour entrer dans l’action et la perception de l’efficacité de cette dernière). Enfin il conviendrait que les ONG s’interrogent sur la responsabilité qu’elles portent dans cette désaffection et les risques considérables qu’elles font courir aux bénéficiaires si les donateurs et l’opinion publique ne les suivaient plus. La trilogie associative marche sur trois pattes : L’action, le financement, la communication.

Si la communication ne passe plus avec la société civile, il y a de forte chance que les financements se tarissent. Ne restera plus grand espoir sur les capacités d’actions des ONG. Le problème n’est donc pas que les médias, Norvégiens ou pas, ne couvrent plus les « crises oubliées », mais qu’il est grand temps que les ONG produisent à nouveau plus d’informations et de solutions que de chercher par tous les moyens à faire leur promotion. Valoriser certaines crises ou causes par rapport à d’autres engendre de fait des « crises oubliées » c’est certain, mais l’action des ONG semble aujourd’hui  proportionnelle malheureusement aux probabilités de médiatisation et de financement, c’est bien dommage, mais ont-elles le choix ?

C’est, à mon sens, le nœud de la corde qui les étrangle un peu plus chaque jour… MSF Norvège a, semble-t-il, voulu resserrer un peu plus le sien.

[1]Planète Humanitaire No 13 Octobre / Novembre / Décembre 2005. P.23

[7]Les ONG, Philippe Ryfman, Ed. La Découverte, 2004, 122 p

[8]Les médias et l’humanitaire, éthique de l’information ou charité spectacle (CFPJ, mars 1996) René Backman et Rony Brauman.

[9]B.Kouchner explique la loi du tapage médiatique dans ce ce reportage à propos de la stratégie de communication des Enfants de Don Quichotte. Voir la vidéo

[10] Si l’on peut considérer que l’actualité fait l’information, l’information n’est pas que de l’actualité. Et l’information peut être juste de l’information qui explique que l’on a pas d’information…

Bruno David

Bruno David

Bruno David, président fondateur de l’association Communication Sans Frontières, a enseigné en Master II des universités de Evry, Créteil (Paris XII), Paris Dauphine, l’IEP de Grenoble, Oxford Brookes.