Les Occidentaux doivent tirer les leçons de la crise libyenne

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L’intervention militaire aérienne sur le territoire libyen, emmenée par la coalition France – Royaume Uni – Etats-Unis, avalisée par la récente résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU), et entreprise conjointement entre pays occidentaux et pays du monde arabe comme le Qatar, marque un tournant probable pour l’issue de la « Révolution libyenne ». Mais l’Histoire ne s’écrit pas sur une page vierge, et il serait déraisonnable d’occulter le passé récent des relations politiques, militaires et économiques entre le pouvoir libyen aujourd’hui aux abois, et les gouvernements occidentaux qui le dénoncent.

Des crises complexes qualifiées à tort d’ « humanitaires »

La situation actuelle en Libye est exemplaire sur plusieurs aspects. Elle illustre tout d’abord la nature intrinsèquement politique de ces crises complexes qualifiées parfois – et à tort – d’ « humanitaires », mais aussi la « versatilité » décomplexée des postures prises par certains gouvernements occidentaux et la tentation pour ces mêmes acteurs de se saisir du présent pour faire oublier le passé.

Bien que le principe onusien de « Responsabilité de Protéger » ait été invoqué lors de la soumission de la résolution 1973 au CSNU, il ne fait pas de doute que la réponse de la communauté internationale à la crise politico-militaire actuelle en Libye, est de nature politique. Les besoins humanitaires, en termes d’accès aux abris, aux soins, à l’eau et en nourriture, ont rapidement été pris en charge par les ONG présents à la frontière tuniso-libyenne, et de nombreux gouvernements, même ceux aux moyens limités, ont essayé de trouver des solutions pour rapatrier leurs ressortissants respectifs, qu’ils soient tunisiens, bangladais, ou chinois. En Libye, on dénombre déjà plusieurs centaines de civils tués et de nombreux déplacés, pris en étau dans le conflit armé entre les soldats mercenaires de Muammar al-Kadhafi et les forces militaires d’opposition. Il faut cependant noter que la plupart des dommages occasionnés aux populations civiles sont le fait délibéré des forces du régime libyen en place, ce qui, de facto, « pousse Kadhafi dans le viseur de l’ONU »[1].

La crise humanitaire majeure et la vague d’immigration massive tant annoncées, n’ont pourtant pas eu lieu. En tout cas pas suffisamment pour que l’inaction politique s’abrite derrière l’alibi humanitaire, comme cela avait été initialement envisagé[2] par l’Union Européenne (UE).

Les armes dont se sert Kadhafi viennent des pays européens

Si ce n’était la situation critique dans laquelle se retrouve des centaines de milliers de personnes aujourd’hui, les propos effarouchés de certains responsables politiques occidentaux sur le risque de dissémination des armes et de leur utilisation inappropriée contre des civils, pourrait presque prêter à sourire. En effet, les armes dont se sert aujourd’hui le colonel Kadhafi pour combattre ses opposants comme pour commettre ses exactions envers sa population, proviennent en grande partie de la Russie et des pays européens, dont la France. En 2009, 75 demandes d’agréments préalables ont été accordées et 58 autorisations d’exportations de matériel de guerre ont été délivrées par l’Etat français, pour un peu plus de 30 millions d’euros. La prise de commandes en 2009 s’est élevée à 19, 1 millions d’euros. Il s’agissait d’armes légères, de munitions tous calibres, de missiles, de matériel de transmissions et de contre-mesures, de matériaux de blindage, et de capacités d’imagerie[3]. Il est important de noter que chacune de ces ventes est soumise à l’octroi  d’une autorisation d’exportation par la CIEEMG (la Commission Interministérielle pour l’Etude des Exportations de Matériel de Guerre), qui relève de la compétence du Premier Ministre.

Au niveau européen, la France se situe au 4ème rang des exportateurs d’armes vers la Libye, derrière l’Italie, Malte et l’Allemagne. A elle seule, l’Italie représentait en 2009 un tiers du total des exportations d’armements de l’UE vers la Libye. D’autres personnalités préfèrent, dans des tribunes déclamatoires, traiter le dictateur libyen de « fou, dément, bourreau »[4], ce qui n’éclaire guère sur la complexité de la situation présente et risque de dédouaner involontairement ce dernier de la responsabilité de ses actes… Ces agitations médiatiques ne doivent pas cacher le fait qu’un accord cadre de partenariat global, portant sur une coopération économique ainsi qu’en matière de défense et de sécurité, avait été signé en 2007 entre la gouvernement français et la Jamahirya du colonel Kadhafi. Cet accord-cadre entre les deux pays a été rompu il y a très peu de temps… L’espace-temps d’une indignation ou d’un calcul stratégique?

UE: une union d’opportunité, et non de pérennité

En déplaçant le curseur de la réflexion à l’échelle européenne, on peut convenir que la vigoureuse action diplomatique française ayant conduit à l’adoption de la résolution 1973 par l’ONU, ne suffise pas à masquer les insuffisances et les fractures de la diplomatie européenne. En effet, le refus d’Angela Merkel, de voter en faveur de cette résolution, ne peut être seulement expliqué par des considérations politiciennes intérieures allemandes (impopularité de l’engagement des militaires allemands en Afghanistan, nombreuses élections régionales à venir). Sur cette question majeure de politique internationale, le couple franco-allemand, moteur plus que symbolique de la dynamique européenne, a montré ses limites et son désaccord. Entre la faiblesse de la représentation du Service d’Action Extérieur, que l’activisme individuel des Etats européens tend à compenser, et l’incapacité à réaliser une union politique significative, l’UE donne malheureusement des arguments à ceux qui voient dans l’Europe actuelle une union d’opportunités, et non de pérennité.

Indépendamment du courage politique déployé ces derniers jours tout comme des résultats opérationnels qui en découleront, les erreurs d’appréciation politique (volontaires ou non) sur la nature véritable du régime libyen et de son évolution, ne peuvent être occultées. Il en est de même du degré de coopération développé entre la Libye et un certain nombre de pays européens, notamment sur les thématiques migratoires ou les politiques de défense et de sécurité.

Si le « printemps arabe » tire sa force endogène des peuples qui se sont soulevés, il serait faux de croire que seul l’idéal de démocratie a guidé ces mouvements. Le contexte économique de ces pays en est aussi un élément primordial[5]. Quelque soit sa nécessité actuelle, la résolution 1973 de l’ONU et les actions militaires qui vont en découler ne doivent pas provoquer d’amnésie sur les pratiques passées, comme sur celles à venir, engagées entre un pouvoir autocratique et violent et les gouvernements de pays démocratiques. Sur le grand échiquier mondial, les pays occidentaux vont devoir comprendre les nouvelles règles du jeu, et être plus attentifs aux cases où les anciens pions peuvent soudain devenir des rois…ou des fous.

[1] « Paris pousse Kadhafi dans le viseur de l’ONU », F. Rousselot, M. Semo, Libération, 18 mars 2011
[2] http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/02/24/l-ue-examine-la-possibilite-d-une-intervention-a-but-humanitaire-en-libye_1484780_3212.html#ens_id=1481986
[3]
Rapport au Parlement « Les exportations d’armes de la France en 2009 », disponible sur le site http://www.sipri.org/research/armaments/transfers/transparency/national_reports/france/France%20report%2009
[4]
« Oui, il faut intervenir en Libye » Collectif (N. Bacharan, J. Birkin, et al), Le Monde, 15 mars 2011
[5]
« Un plan Marshall pour l’Afrique du Nord », JF. Daguzan, Le Monde, 17 mars 2011

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.