Marx, La Tortue déchaînée et le café Robusta

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Maka Gbossokoto, directeur de publication du journal le Citoyen
Maka Gbossokoto, directeur de publication du Citoyen et président de l'Union des Journalistes Centrafricains

En Centrafrique, l’histoire récente de la presse écrite indépendante se confond souvent avec celle de  Maka Gbossokoto, directeur de publication du Citoyen. Aujourd’hui reconnu et loué par ses pairs, « Monsieur Maka » est également de plus en plus contesté pour cette position particulière qu’il a réussi à se créer au fil des ans.

Kpetene signifie « celui qui fuit la parole » en Sango. Un jour, un homme sage excédé par l’agitation de la ville, est venu s’exiler dans un bois proche de Bangui et fût appelé ainsi par ses congénères. Depuis, le bois s’est peuplé et l’ermite n’est plus, mais son nom est resté, désormais associé à ce quartier populaire et toujours très boisé en périphérie de la capitale. Pour rejoindre le siège du Citoyen, il faut donc quitter la petite route de latérite qui entre dans Kpetene à hauteur du « km5 », et s’enfoncer dans un petit chemin bordé de concessions en briques. C’est dans l’une d’entre elles, entourée de hauts murs hérissés de barbelés et d’une grille imposante, que se trouve le siège du Citoyen, un des titres les anciens de la presse indépendante centrafricaine.

Son fondateur et directeur de publication, Maka Gbossokoto, est également le président de l’Union des Journalistes de Centrafrique (UJCA). « Quand il a une idée derrière la tête, il veut aller jusqu’au bout », témoigne son ami et confrère Mathurin Constant Momet, Directeur de publication du Confident, qui loue « sa ténacité, son courage et sa détermination qui ont certainement contribué à la consolidation de la liberté de la presse en RCA ». Présent lors de la création de toutes les structures de régulation des médias centrafricains – et désormais souvent en opposition par rapport à elles, Monsieur Maka est devenu au fil du temps un personnage incontournable dans le paysage politico-médiatique centrafricain. Peut-être l’un des seuls, d’ailleurs, à pouvoir aujourd’hui discuter d’égal à égal avec l’Exécutif.

 Du Capital à la Tortue Déchaînée

Rien ou presque ne destinait pourtant  Monsieur Maka à devenir le chef de file des journalistes centrafricains. Le regard vif et malicieux, la barbe blanchie par la soixantaine, il évoque facilement les années, où il enseignait la philosophie en Côte d’Ivoire. De l’idéologie marxiste-léniniste qu’il partageait alors, il dit retenir aujourd’hui « la méthode qui [lui] permet de mieux analyser la situation économique et sociale. Une façon d’appréhender les événements en s’en détachant et en les replaçant dans un contexte plus global ». Mais la principale influence viendra d’une pratique alors courante chez ses homologues ivoiriens. « J’ai été fortement marqué par ces intellectuels qui se sont lancés dans l’agriculture en Côte d’Ivoire.

A mon retour en 1992, j’ai refusé d’intégrer la fonction publique, et me suis lancé dans les plantations de café ». Un Robusta nommé Gbako « qui fait sa force », et pas seulement pour l’énergie procurée par la graine caféinée. Ses quelques cinquante hectares de caféiers du côté de Mbaïki; dans la région de la Lobaye (Sud Ouest), lui permettent en effet de « rester indépendant et de pouvoir résister à toute forme de tentation financière. » Une qualité rare, dans ce pays, et qui lui sera utile plus d’une fois. « Il est le seul qui a compris que pour faire bouger les choses, il faut de l’énergie, mais aussi des moyens et il lui est arrivé de payer  de sa poche », explique ainsi Pascal Chirha, coordinateur à Bangui de l’institut Panos Paris. C’est également à cette période qu’il se rend compte de l’état désastreux de la presse centrafricaine. Une presse partisane et d’opinion pour la plupart des titres, et quelques journaux privés « truffés de fautes d’orthographe et d’autres erreurs de formes ».

L’absence de formation des journalistes, la multiplication des articles d’opinion et les accusations – souvent sans preuves – lancées à l’encontre des autorités créent d’importantes tensions entre le pouvoir et la presse. Il décide de lancer son propre hebdomadaire satyrique, la Tortue déchaînée. Les Centrafricains apprécient, et le journal « marche très bien », mais beaucoup de ses proches lui conseillent rapidement de passer à une publication quotidienne et d’adopter un mode plus sérieux. Le Citoyen est alors né. Il fonctionne dans un premier temps sans annonceurs « toujours par souci d’indépendance », mais peu après, et notamment sur les conseils répétés de Reporters Sans Frontières (RSF), Monsieur Maka accepte d’y insérer des encarts publicitaires.

 Ordonnance 005/02

Vient l’époque des grandes batailles pour la liberté de la presse en Centrafrique. Aujourd’hui, M. Maka sourit de ces anecdotes qui foisonnent, comme lorsqu’il se faisait poursuivre dans les rues de Bangui par le Général Djader, alors Directeur de la sécurité présidentielle d’Ange-Félix Patassé. Ou encore lorsque ce mutin est venu le voir à son bureau pour le menacer de mort s’il continuait à écrire ses articles. « Je lui ai répondu, en le regardant droit dans les yeux, comme on me l’a appris au petit séminaire lorsque j’étais enfant : « Ces armes, ce sont les vôtres ou  celles du peuple ? » ».  Le mutin s’est calmé et a accepté un café. « Deux jours plus tard, poursuit M. Maka en éclatant de rire, il est revenu me dire que le café avait été vraiment trop fort et qu’il n’avait pas réussi à dormir depuis ».

Le bras de fer avec le gouvernement s’est poursuivi durant toute l’ère Patassé, où les textes législatifs concernant la presse se succèdent, tous plus liberticides les uns que les autres. Après le coup d’Etat de 2003, il se poursuit avec le nouveau président en place. « Je me suis mis à dénoncer la gabegie, la prédation d’un parent de Bozizé, qui était alors directeur général de l’ENERCA (agence nationale d’électricité). Il piochait dans les caisses, et nous l’avons dénoncé avec preuves à l’appui. Et c’est là où l’on m’a trainé devant les tribunaux, arrêté, puis emprisonné ». Pendant un mois, il est effectivement détenu à la « maison blanche », le quartier VIP de la prison de Ngaragba. La mobilisation de la profession et des ONG internationale ne faiblit pas cependant. Et une fois libéré, M. Maka entreprend de négocier le texte fondateur de la liberté de la presse en Centrafrique. « Nous avons été aidés par le Conseil National de Transition (CNT),  se remémore-t-il, qui était alors composé de nombreuses personnes de l’opposition et de la société civile, et à la tête duquel il y avait Maître Tiangaye, alors président de la Ligue centrafricaine des droits de l’Homme. « Selon ce texte, adopté en 2005, aucun journaliste ne devrait théoriquement risquer la prison pour ses écrits ».

L’avenir de ce texte, appelé « ordonnance 00502 », est aujourd’hui fortement compromis. Sous prétexte de vouloir y inclure les médias numériques, le gouvernement menace de le rendre caduque. Déjà, plusieurs journalistes qui s’étaient attaqués à des proches du pouvoir, ont été arrêtés et condamnés ces derniers mois à des peines de prison ferme, à de lourdes amendes, ainsi qu’à une fermeture de leurs journaux. La Justice contourne en effet l’ordonnance en poursuivant les journalistes pour « appel à la haine », une charge passible d’une peine de prison. M. Maka ne nie pas que les journalistes condamnés n’avaient pas commis des erreurs, « il y a certainement eu diffamation ou injure, mais certainement pas “incitation à la haine” ». Avant d’ajouter furieux : « le problème est que  les juges sont de plus en plus manipulés par l’exécutif ».

 Passer la main

Le temps a passé, depuis la création de la Tortue Déchaîné, mais les problèmes demeurent à peu près les mêmes au sein de la presse écrite centrafricaine. En 2009, un département de journalisme a bien été créé au sein de l’Université de Bangui, et il a accueilli avec soulagement le programme de formation mis en place conjointement par l’université et l’institut Panos. Mais dans l’ensemble, il admet que la profession reste peu formée, et « commet encore des erreurs », en accusant sans preuves. Lui-même d’ailleurs se transforme à l’occasion en tuteur, pour les courageux jeunes journalistes qui souhaitent travailler avec lui. Courageux, car Monsieur Maka n’est pas un tendre. « C’est une formation à la dure, reconnaît Eddy Doualli. Nous travaillons jusque tard dans la nuit pour avoir les dernières informations, alors que d’autres publications ferment parfois leurs bureaux à 17h ou 18h. » Avant d’ajouter : « Monsieur Maka assure la relecture et la correction de tous les articles, afin d’éviter d’avoir le moindre problème avec les autorités. Même si le journal reste critique. »

Planteur, journaliste, leader syndical, cela fait beaucoup pour un seul homme. D’autant que certaines critiques concernant la gouvernance démocratique de l’UJCA commencent à poindre. Pour Pascal Chirha, le problème se pose ainsi  : « L’Assemblée Générale  ne s’est pas tenue depuis plusieurs années, alors même que Maka en est à son deuxième ou troisième mandat, regrette-t-il. Ce sont des choses qui mettent un peu en cause la dynamique qu’il a lui-même développée. Je pense que c’est quelqu’un qui se sent aujourd’hui tout seul aux commandes.  Il a beaucoup donné, et il a besoin aujourd’hui d’être relayé. » Pour Mathurin Constant Momet, M. Maka cèdera sa place un jour, mais « il n’a pas encore trouvé la bonne personne pour assurer la continuité. Il lui faut trouver quelqu’un qui ne puisse pas être récupéré par le pouvoir. »

Monsieur Maka n’élude pas la question et même s’il ne se fixe aucune échéance, il sait que le temps approche où il devra passer la main, pour se consacrer peut-être un peu plus à ses plantations. Déjà, il tente de s’y rendre « au moins une fois par semaine ». Il demeure injoignable sur son téléphone portable parfois pendant plus de deux jours. Au milieu de ses caféiers, loin des tumultes de la vie politique, lui aussi semble alors choisir de « fuir la parole »

 

Gaël Grilhot

Gaël Grilhot

Gaël Grilhot est journaliste indépendant.

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