Maghreb : la société civile face à l’ambition du pluralisme de l’information

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De plus en plus d’ONG œuvrent en faveur de la liberté de la presse, du pluralisme de l’information aussi bien au Maghreb qu’au Machrek. Locales, régionales ou internationales, elles se mobilisent à plusieurs niveaux, de la professionnalisation des journalistes en passant par l’organisation de débats sur la presse, de campagnes de plaidoyer jusqu’à l’appui de la société civile pour une meilleure communication en direction des médias. Leur émergence constitue un indicateur d’ouverture. Les nombreuses activités d’appui aux médias qu’elles organisent sont souvent très fréquentées. Mais au-delà des succès immédiats, on peut s’interroger sur les conditions nécessaires qui permettraient à ces ONG d’avoir un véritable impact politique et structurant pour le secteur des médias.

Un paysage médiatique longtemps figé et monolithique laisse place aujourd’hui à un tableau complexe où coexistent des situations ambivalentes. La multiplication des chaines de télévision par satellite, l’émergence de la presse électronique et ses multiples espaces d’expression, la création de chaines de télévision nationales et de radios privées, la diversification des nouveaux formats de journaux de presse écrite constituent autant de signes d’une évolution profonde qui s’opère depuis plusieurs années dans les pays du Maghreb. D’après l’Arab States Broadcasting Union, 520 chaines sont accessibles aux téléspectateurs maghrébins. Pourtant, il y a quelques années seule une poignée de chaines de télévisons et de radios étaient accessibles. Au Maroc, un foyer sur cinq est doté d’une connexion Internet.[1]

Même si la plupart des chaines arabes de diffusion transnationale ont innové et ouvert des plateformes de débats sur des questions régionales et internationales, il n’en demeure pas moins qu’au niveau national, les gouvernements des trois pays du Maghreb restent réfractaires à la couverture de sujets sensibles.

Certes, au Maroc «les lignes rouges» évoluent, la politique éditoriale des chaines publiques fait preuve de plus de souplesse. Mais dans l’ensemble des frontières symboliques acculant les journalistes à l’autocensure demeurent. Alors que les gouvernements ont toujours été capables de contrôler les diffuseurs nationaux, à travers des lois, les diffuseurs satellitaires transnationaux semblaient opérer dans des arènes légales qui laissaient de la place à la critique.

Afin de refermer rapidement cette brèche, inconfortable pour les dirigeants arabes, en 2008, la Ligue Arabe a introduit une charte commune qui régit les chaines satellitaires et restreint la liberté de diffusion. Elle prévoit des sanctions en cas «d’offenses» dans le contenu de leurs programmes[2]. Aucun des pays du Maghreb ne s’est opposé à ce projet. Par ailleurs, aucun des trois pays n’a dépénalisé les «délits de presse».

Dans chacun des trois pays du Maghreb de nombreux exemples peuvent illustrer ce tableau interdisant tout jugement hâtif sur l’état d’avancement du pluralisme. En voici quelques uns, partiels mais significatifs qui permettent d’illustrer cette ambivalence et de bannir toute simplification.

On note des indicateurs d’ouverture à des degrés très divers mais qui ne riment pas nécessairement avec un accès accru à une information plus diversifiée. En Tunisie les médias privés restent très consensuels et dans la ligne édictée par le pouvoir en place. Les médias indépendants ne sont pas autorisés. A titre d’exemple, le site de Radio Kalima-Tunisie et le journal indépendant en ligne Kalima sont bloqués en Tunisie. AU Maroc, depuis 2005, le Center for Media Freedom-Middle East and North Africa (CMF Mena) fustige les autorités pour un plus grand accès à l’information en soulignant le difficile accès aux sources.[3] Pour les trois pays, Transparency International a publié en 2009 des études de cas faisant état de la grande difficulté des journalistes à accéder à l’information.[4]

Toute entreprise visant à mesurer le niveau de pluralisme et d’indépendance des médias implique une analyse rigoureuse des cadres juridiques en place, du niveau d’indépendance des instruments de régulation, (s’ils existent), d’une scrupuleuse connaissance des décideurs médias et de leur degré de proximité avec le pouvoir en place, d’outils permettant d’évaluer la qualité de l’offre de programme.

La multiplication et la diversification
des acteurs intervenant dans le secteur des médias

Beaucoup d’initiatives émanant de la société civile contribuent à produire des analyses, à évaluer l’évolution du secteur médiatique de la région, à proposer des solutions et à mettre en œuvre des plans d’action. Les besoins sont nombreux et l’offre émanant du secteur associatif l’est tout autant. Depuis le processus de Barcelone, les coopérations internationales occidentales ont placé les médias au cœur de leur stratégie de coopération visant à impulser plus de démocratie dans les Etats arabes.[5] Le 11 septembre 2001 est venu accélérer la marche. Plusieurs programmes sont développés par des organisations non gouvernementales œuvrant en faveur de la liberté de la presse, du pluralisme, de l’indépendance des médias. Fondations, ONG, agences de presse internationales, écoles de journalisme, coopérations bilatérales… Les acteurs intervenant dans le secteur des médias se diversifient.

Leurs initiatives ont sensiblement augmenté ces dernières années. ONG européennes, américaines côtoient les ONG locales, elles aussi de plus en plus nombreuses et qui, à la faveur d’une politique de déconcentration des fonds des bailleurs, ont pu développer des projets de grande envergure, à l’échelle nationale et régionale.

De nombreux projets de formation, de renforcements des capacités des médias constituent une véritable bouffée d’oxygène pour les journalistes. L’impact des ONG qui œuvrent en faveur du pluralisme des médias est indéniable.

Néanmoins, il importe d’en souligner les limites et les griefs souvent chuchotés mais qui conduisent à une analyse critique et la recherche de solutions. L’offre est certes variée, foisonnante mais souvent ponctuelle, peu coordonnée, pas toujours ancrée dans les réalités locales.

Un simple recensement des acteurs et des actions mises en œuvre pourvu qu’il soit rigoureux constituerait une précieuse source d’analyse. L’absence d’un tel recensement est révélatrice de la cacophonie ambiante.

Il est urgent d’améliorer l’efficacité des ONG

La professionnalisation des journalistes, le renforcement des capacités de communication de la société civile, la tenue de conférences publiques sur les médias, de tables-rondes, d’ateliers constituent des champs d’action parmi d’autres..

Le plaidoyer pour la liberté de la presse est nécessaire. Dans un contexte où toute progression n’a en rien un caractère irréversible, les ONG, syndicats dénonçant les violations de la liberté de la presse sont nécessaires.

De manière complémentaire, des initiatives permettant de développer et promouvoir une culture du pluralisme peuvent réellement apporter une réponse qui peu à peu porte ses fruits.

De simples questions permettent de nous interroger sur la portée et la limite de ces actions et d’identifier les moyens d’améliorer l’impact des ONG œuvrant pour le pluralisme de l’information.

– La professionnalisation des journalistes : de la pénurie à la profusion de formation ad hoc

Plusieurs formations sont proposées aux journalistes soit sur des thématiques spécifiques soit sur des techniques journalistiques, en particulier en Algérie et surtout au Maroc. En Tunisie, l’Union européenne avait directement appuyé un programme de formation théorique et pratique de journalistes.

Néanmoins la tâche est lourde et ardue pour perfectionner des générations de journalistes habituées pour la plupart d’entre eux à l’autocensure et à la communication institutionnelle.

L’offre de formations ad hoc constitue une des principales réponses apportées par de nombreuses associations. Parmi les formations continues proposées aujourd’hui, combien répondent de manière pointue à des besoins formulés par les journalistes eux-mêmes avec leurs responsables éditoriaux et sont ancrées dans une véritable mise en perspective du traitement de l’actualité et dans une démarche de formation pratique basée sur des enquêtes de terrain et une rencontre avec les différents acteurs ?

Une rapide analyse des contenus médiatique permet de constater que même si les canaux de transmissions se multiplient et se diversifient, souvent les contenus restent pauvres et peu familiers des débats contradictoires.

La formation professionnelle émanant d’acteurs non étatique ne peut être efficace que si elle s’inscrit dans une démarche participative, obtient l’adhésion des journalistes, des responsables éditoriaux.

– Une nécessaire interaction entre médias et acteurs de la société civile : des moyens limités pour un vaste chantier

Les ONG œuvrant dans le secteur des médias multiplient les initiatives de débats et d’échanges notamment pour inculquer une culture de diversification des sources d’information. Elles ont compris que l’interaction entre les journalistes et leurs sources d’information, pouvait contribuer à modifier de manière structurelle leur collaboration en bonne intelligence.

La société civile émergente au Maghreb constitue potentiellement une précieuse source d’information pour les médias. Même si la plupart des associations ont compris l’importance de communiquer sur leur action, sur les informations dont elles disposent, elles peinent à acquérir une pratique professionnelle pour des raisons financières, politiques et culturelles.

Le bien fondé de leur action, la pertinence des informations de terrain auxquelles elles ont accès, leur paraissent souvent un argument suffisant pour communiquer et voir leur message repris par les médias. Or, de rapides diagnostics des dispositifs de communication des associations permettent de constater que les moyens mis en œuvre sont souvent stéréotypés, peu pensés en fonction du sujet traité et des objectifs à atteindre. Il suffit de consulter les rapports pour constater l’utilisation d’un jargon uniforme et inadapté, aux attentes des journalistes.

De plus, souvent les associations comprennent mal la culture professionnelle et les contraintes des journalistes. Les associations reprochent souvent aux médias de les réduire au rôle de fixeur sur le terrain. Ce décalage est source de frustrations et de malentendus.

Les associations se contentent de voir dans les médias un simple relais de leur message tandis que les journalistes ont tendance à utiliser les informations émises par les associations sans en percevoir la portée ou bien, dérive inverse ont parfois tendance à oublier leur mission de mise en perspective critique et à reprendre le message des associations sans chercher à le relativiser.

Les associations constituent un point d’observation privilégié de l’évolution d’une société. Certaines d’entre elles spécialisées disposeront de précieuses données à partir de leur travail sur le terrain en direction d’un groupe de personnes spécifiques (migrants, femmes, jeunes, handicapés) en matière de défense de leurs droits économiques, sociaux, culturels, civils, politiques.

Là encore ce chantier implique un travail de longue haleine pour rendre durable une politique de communication vis-à-vis des médias basée sur la production d’informations vérifiées et exploitables par les médias.

– L’évaluation et l’analyse de contenu comme levier pour améliorer le pluralisme et la diversité des contenus

La veille médias représente un mode d’intervention en plein essor. Le monitoring permet de mettre le doigt sur les faiblesses des contenus médiatiques et d’opérer un travail d’interpellation et de plaidoyer vis-à-vis des responsables éditoriaux.

A titre d’exemple, la société civile maghrébine constitue- elle pour les journalistes une source d’information? Un état des lieux rigoureux sur la réelle place, le droit d’antenne dans les médias, des populations marginalisées, vulnérables et victimes de discrimination dans la société permettrait d’identifier les écueils et d’interpeller les journalistes.

Mais aujourd’hui aussi bien au Maroc, en Algérie qu’en Tunisie, peu de stratégies d’influences sont aujourd’hui capables de peser sur des décisions politiques. Les initiatives émanant d’une société civile soucieuse de plus de pluralisme pourront démultiplier leur impact si elles contribuent au processus d’élaboration de politiques publiques.

De leur travail de terrain elles peuvent développer une expertise qui leur permettrait d’être force de proposition. A titre d’exemple, à partir des programmes de formations proposés aux journalistes les ONG peuvent en toute indépendance dresser des bilans et des analyses des besoins de la profession, identifier les déficits en termes de compétences. Cette valeur ajoutée pourrait être réellement productive pourvu qu’elle s’inscrive dans une dynamique de mutualisation des évaluations produites par les ONG intervenant dans le secteur des médias, d’un échange avec les écoles de journalisme et d’une concertation pour élaborer des offres complémentaires.

Une plus forte implication des acteurs locaux dans l’élaboration des stratégies pour une meilleure appropriation des projets mis en œuvre constituent également une clé pour susciter un véritable impact structurel. Le maître mot étant de cesser de démultiplier des initiatives diluées qui donnent aux acteurs locaux un sentiment de saupoudrage dicté par les politiques de coopération des bailleurs.

Incontestablement les ONG ont un rôle à jouer pourvu qu’elles ne soient pas déconnectées des attentes et des besoins des professionnels des médias. Il est important que les projets soient conçus de manière endogène, dans une perspective de durabilité. La concertation entre les différents acteurs associatifs intervenant en faveur du pluralisme de l’information est nécessaire et ce, afin d’éviter les doublons et le risque d’asphyxier les médias et les journalistes d’initiatives trop nombreuses. Autant de préalables qui impliquent un véritable engagement de la part des décideurs médias et des bailleurs de fonds.

La clé de voûte pour un véritable impact des ONG œuvrant pour le pluralisme des médias au Maghreb est leur propre solidarité. Savoir tirer le bilan ensemble de ce que nous observons sur le terrain pour dresser une analyse stratégique et adopter des postures complémentaires et tendre vers un idéal de coordination inter associative.

Une utopie ? Plutôt un souci de cohérence avec nos aspirations de partage de l’information et d’efficience. Une nécessité d’appliquer de manière collective nos velléités en matière de bonne gouvernance de la solidarité associative en faveur des médias.

[1] http://www.asbu.net/www/en/home.asp
[2] http://www.arabmediasociety.com/?article=648
[3] http://www.mafhoum.com/press9/256T43.pdf
http://www.tanmia.ma/article.php3?id_article=24135
[4] http://transparencymaroc.ma/information.php
http://transparencymaroc.ma/uploads/rapports_maghrebins/ACINFO_Algerie.pdf
[5] Voir la Déclaration finale de la Conférence ministérielle euro-méditerranéenne de Barcelone du 27 et 28 novembre 1995 et son programme de travail ;
http://bit.ly/bhifr2

Latifa Tayah

Latifa Tayah

Responsable du programme Maghreb/Machrek – Pluralisme des médias en Méditerranée à l’Institut Panos Paris (I.P.P)