Oxfam : le baromètre de la protection des civils

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Par Samantha Maurin

Les médias sont-ils l’instrument d’une réponse internationale disproportionnée ? Une étude comparative de la couverture médiatique des grandes crises humanitaires semble difficile à construire… C’est pourtant ce qu’Oxfam France Agir ici a tenté de réaliser, en publiant le Baromètre 2009 de la protection des civils. Ce nouveau rapport démontre, à partir de l’analyse de dix crises humanitaires majeures en 2008, les grandes disparités entre l’ampleur des besoins et le type de réponse apportée. Rien de neuf ? De ce point de vue là, peut-être… Mais c’est la démarche qui constitue la véritable innovation, et fait de ce baromètre un outil d’analyse tout à fait inédit.

 

« L’idée, c’est de prendre du recul pour dégager sur une année les grandes tendances et objectiver les critères d’appréciation de l’ampleur de ces crises. On ne peut pas parler de la même manière du Tchad ou de la Somalie, il faut pouvoir objectiver l’analyse » explique Nicolas Vercken, l’auteur du rapport, dans un entretien accordé à Grotius.fr.

La réponse internationale, telle que décrite par Oxfam France Agir Ici est la combinaison de cinq indicateurs : le montant de l’aide financière versée par la communauté internationale, l’envoi de missions militaires internationales, le commerce des armes sur la région concernée, l’activité diplomatique et enfin la couverture médiatique dont bénéficient ces crises.

Pour définir la vulnérabilité Oxfam France a choisi quatre grands indicateurs : les déplacements de populations civiles, la mortalité, la malnutrition et l’accès à l’eau.

Le rapport met donc en regard le niveau de vulnérabilité des civils et le niveau de réponse internationale déployée : les résultats sont sans appel. Les efforts financiers, militaires, diplomatiques et médiatiques pour l’Afghanistan et l’Irak sont sans commune mesure avec ceux que peinent à mobiliser la RDC et la Somalie. A titre d’exemple, en 2008, 350 dollars d’aide publique au développement par Irakien ont été versés, alors que pour les Congolais la moyenne est de 20 dollars par habitant et par an (1). S’il est d’abord motivé par une indignation face à ces grandes disparités dans le traitement des crises mondiales, loin d’en faire des interprétations hâtives, le rapport d’Oxfam France ouvre au contraire de nombreuses pistes de recherches, et pose les questions qui fâchent. Pourquoi des données qui semblent fondamentales à l’analyse des besoins de protection des civils ne sont tout simplement pas disponibles ?

De multiples contradictions

La complexité de la méthodologie à mettre en œuvre ne peut pas, seule, justifier l’absence de données de mortalité comparables sur une année d’un pays à l’autre. « Nous avons été très surpris par le manque de données consolidées et comparables relatives à la malnutrition. D’autant plus surprenant dans le contexte de crise alimentaire mondiale. » Comme si cette démarche d’objectivation de l’appréciation des besoins n’avait jusqu’ici pas été considérée comme nécessaire à la détermination de la réponse. « Il y a là un véritable enjeu pour la protection des civils : tant qu’il ne sera pas possible d’évaluer de manière tangible et objective l’état d’une crise et de la vulnérabilité des populations civiles, il sera très difficile de mettre en œuvre une réponse adéquate. »

Les chiffres d’exportation d’armements vers les zones de conflits sont tout à fait révélateurs de l’incohérence entre le discours dominant et les actions mises en œuvre. S’il est entendu que l’armement conventionnel peut donner à un pays les moyens de se défendre et de garantir la paix à l’intérieur de ses frontières, « mieux observer la manière dont les armes circulent doit permettre de s’assurer que la vente d’armes ne contribue pas à entretenir, ou détériorer, une situation de conflit » dont les premières victimes sont souvent les civils.

En 2008, l’Union Européenne a livré pour environ 105 millions d’euros d’armes aux Tchad, Soudan et leurs voisins, dont plus de 75 millions par la France seule (2). Au même moment, L’Union Européenne, sous présidence française en 2008, a multiplié les déclarations de politique européenne de sécurité commune sur le Soudan (3).

Alors comment ces multiples contradictions, que les chiffres du baromètre 2009 d’Oxfam France mettent en évidence, peuvent-elles passer quasiment inaperçues ? Pourquoi ces observateurs, que sont les médias et la société civile, ne semblent-ils pas s’en être suffisamment emparés ?

Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et d’autant plus depuis la fin de la guerre froide, on assiste à une mondialisation des conflits internes, de sorte que ce sont souvent d’autres enjeux, géopolitiques, militaires, voire économiques, qui prévalent au critère de protection des populations civiles.

Ce dernier est alors généralement relégué au rang d’alibi justifiant l’intervention. Dans ce cadre, les journalistes comme les opérateurs humanitaires semblent bien impuissants à faire entendre leur voix et, pire, deviennent parfois les instruments de la politisation de la réponse internationale à une crise donnée.

Si l’on observe les chiffres de l’aide publique au développement et de la couverture médiatique des crises de 2008, on se rend compte des impasses dans lesquelles se trouvent acculés médias et ONG. « En comparant la proportion d’APD par habitant, on s’aperçoit que les Palestiniens reçoivent le plus par habitant : plus de 500 dollars par personne, alors qu’un Congolais reçoit moins de 20 dollars » selon le baromètre d’Oxfam France. Mais cette aide financière arrive-t-elle jusqu’aux Palestiniens ? Leur situation, au quotidien en est-elle pour autant meilleure ? « Le fond du problème est différent, et finalement, cette aide financière apparaît comme un aveu d’impuissance politique. On se rachète une bonne conscience par l’augmentation des aides, mais il y a un véritable problème d’efficacité. L’aide, aussi importante soit-elle, ne conduit pas à l’amélioration des conditions de vie des Palestiniens. Et la Banque mondiale le reconnaît d’ailleurs. C’est la politique de blocage d’Israël qui fait obstacle à toute amélioration », constate Nicolas Verken. Côte à côte, journalistes et camions attendaient derrière les postes frontières une hypothétique autorisation, délivrée au compte-goutte par les autorités israéliennes.

Journalistes et humanitaires avancent donc ensemble sur un terrain commun, celui de l’information, mais ne nourrissent pas nécessairement les mêmes objectifs. Il ne s’agit ni pour les uns, ni pour les autres, d’informer simplement, mais d’influencer l’opinion publique, en considérant ceux qui la porte comme, au pire des consommateurs, au mieux des citoyens responsables.

Media et humanitaires doivent se méfier des images

Et entre les deux, quelque chose que l’on néglige peut-être parfois de mieux définir, au risque de surenchérir pour être sûr de l’atteindre, dans l’extrême. Et cette surenchère vient des deux bords : des humanitaires comme des médias, avec des affiches d’enfants décharnés aux ventres gonflés sur les murs du métro, ou la mort en direct à la télévision d’une jeune colombienne, engloutie peu à peu par la boue. Il s’agit de dignité.

La publication du baromètre d’Oxfam France permet de tirer une sonnette d’alarme, chiffres à l’appui : médias et humanitaire doivent se méfier des images qu’ils construisent, des différentes crises, et s’interroger sur leurs portées.

Le rôle des médias dans la construction de la réponse internationale à une crise donnée est devenu majeur, parce qu’ils contribuent à en façonner la perception auprès de l’opinion. Et dans ce contexte, le choix des mots devient alors particulièrement significatif. C’est ce que montre l’étude comparée des occurrences des termes « piraterie », « guerre », « conflit »,  « humanitaire » ou « crise humanitaire » pour la Somalie.

Dans les cinq grands journaux français étudiés, la Somalie est d’abord associée à la piraterie, puis à une guerre, et ce n’est qu’en dernier que vient la qualification de « crise humanitaire ». Et il ne serait pas étonnant que les chiffres soient encore plus probants en ce mois d’avril, où le monde entier s’est ému du sort des marins Français et Américains retenus en otage, puis libérés par des opérations militaires spectaculaires. Il est à peu près certain que les efforts politiques, militaires et financiers déployés ici sont disproportionnés par rapport à ceux que fournie la communauté internationale pour tenter d’améliorer la situation des populations civiles somaliennes.

A titre d’exemple, l’effort militaire international en Somalie est, respectivement, 40 fois et 18 fois inférieur à ceux déployés en Irak et en Afghanistan 4. « Le déploiement de ce type d’opération et les moyens qui lui sont donnés ou pas pour atteindre ses objectifs sont un signe de l’intérêt accordé par la communauté internationale à une crise en particulier. Quand il y a une véritable volonté politique, alors les moyens sont déployés », explique Nicolas Verken. « L’inégalité des couvertures médiatiques était l’un des vrais points de départ de l’idée de ce baromètre. Et on a obtenu les résultats auxquels nous nous attendions… »

Il en est de même de l’intérêt des médias. C’est ce qu’Oxfam France Agir Ici appelle « l’effet crise », et le baromètre a permis de le caractériser. Ainsi, la couverture médias de la Colombie montre que pour 2008, elle est à 90% consacrée à la libération d’Ingrid Bétancourt.

Alors que l’on pourrait imaginer qu’un tel événement serait une opportunité pour générer de l’attention sur le conflit lui-même, sur les centaines de personnes disparues, sur la question des narcotrafiquants, finalement non, la couverture médiatique s’estompe au fur et à mesure que l’histoire Bétancourt ne fait plus recette, et la Colombie disparaît des titres. Le constat est brutal. D’abord parce qu’il interroge le sens du métier de journaliste aujourd’hui et sa capacité en tant que professionnel de l’information à produire une analyse qui s’attache davantage aux faits qu’à l’effet.

Ce rapport interroge aussi la capacité des organisations à interpeller réellement, peut-être plus souvent, autrement, et ailleurs. « Les ONG comme Oxfam ont une capacité d’expression limitée, à la fois sur le fond et en quantité. Par exemple, sur des pays comme la Birmanie, le Sri Lanka ou le Soudan, elles communiquent peu. Et pour cause. Les ONG attendent donc des médias qu’ils fassent d’autant plus ce travail d’information là où elles sont contraintes au silence ».

A l’inverse, les ONG ont beaucoup communiqué en janvier-février 2009 sur les territoires occupés, et c’est à elles maintenant d’être attentives à ne pas laisser retomber le soufflet, pour que les médias continuent de parler de Gaza, puisque le blocus est toujours en vigueur. Il y a un danger dont les ONG doivent se méfier, c’est d’alimenter le « buzz ». « Il faut plutôt tenter de rééquilibrer la couverture médiatique », conclut Nicolas Verken. Le baromètre 2009 d’Oxfam France Agir Ici est un outil avec lequel il faudra compter, désormais, pour prendre de la distance vis-à-vis de nos pratiques respectives, humanitaires et journalistes, vis-à-vis de nos structures respectives, organisations et médias, et forcer un dialogue qui ne soit pas celui du marché ou de la politique, mais celui d’un intérêt commun pour la transparence des faits et le respect de la dignité humaine.

Samantha Maurin a occupé plusieurs postes à l’étranger de Communication et Plaidoyer pour des ONGI.

 

(1) Source OCDE 2007

(2) Calcul consolidé des exportations vers le Tchad et le Soudan ainsi que vers leurs voisins respectifs (les voisins communs n’étant comptabilisés qu’une seule fois).

(3) 13 déclarations en 2008.

(4)  Sources UNDPKO et USDoD

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