Le monde arabe en révolte

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Après deux mois, le séisme provoqué par la révolte tunisienne n’en finit pas de provoquer des répliques : la situation reste encore fluide et les perspectives incertaines. Pour l’instant, après Ben Ali, un deuxième domino, Hosni Moubarak, est tombé et il est probable que Kadhafi sera le numéro 3.

Pour autant, la révolte ou la révolution – en arabe un seul terme regroupe deux concepts – est-elle victorieuse ? S’achemine-t-on vers un printemps arabe qui déboucherait sur des démocraties viables ? Ce n’est pas sûr malgré «l’ivresse de la liberté» qui gagne l’ensemble du monde arabe et les difficultés des pouvoirs en place à y faire face.

Une situation fragile

On a pu constater que les révoltes récentes ou en cours résultent de la combinaison de plusieurs ingrédients détonants : rejet d’autocrates vieillissants ou de monarchies régnant sans partage ; verrouillage ou faiblesse des espaces de liberté d’expression et atteintes brutales aux droits de l’homme ; caractère spontané, massif et non violent des soulèvements ; rôle de la jeunesse diplômée sans avenir, souvent au chômage ou sous-employée ; utilisation des nouvelles technologies non seulement pour s’informer en temps réel, mais aussi pour se mobiliser, voire pour contourner les réseaux officiels par le piratage informatique ; paupérisation des classes moyennes encore fragiles tant en raison de la montée du chômage que de la hausse du coût de la vie.

Cependant, ces ingrédients ont joué avec des pondérations variées selon les pays et ont été accompagnés d’éléments proprement locaux, compte tenu de la diversité des situations qui prévalent dans les vingt deux pays arabes. En Tunisie, la surprise a été totale et le basculement rapide et spectaculaire. Ben Ali et son clan familial ont sombré sans espoir de retour. Mais le maintien du système Ben Ali continue à être dénoncé : il n’est pas sûr que le démission du premier ministre Ghanouchi suffise à calmer les manifestants. Les troubles sociaux se développent. L’administration est dépassée. Un processus institutionnel est en cours mais les contours d’une classe politique de rechange n’apparaissent pas encore. En Egypte, le scénario a été très différent.

Si finalement le président Moubarak a dû démissionner, il est toujours présent dans le pays et le régime militaire en place depuis près de soixante ans n’est pas véritablement menacé. De plus, le Conseil Supérieur des forces armées a pris les pleins pouvoirs et contrôle pour l’instant la situation, même si manifestations politiques et troubles sociaux persistent. Un calendrier a été annoncé avec des perspectives d’élections législatives et présidentielles à brève échéance, mais la crainte demeure que la révolution ne soit confisquée par l’armée. En Libye, un autre scénario se développe avec des affrontements sanglants qui tournent à la guerre civile. Le contexte y est en effet très spécifique : Kadhafi, en état psychologique à l’évidence anormal, est déterminé à rester, peu importe le prix à payer. Par ailleurs, les structures tribales sont fortes, les forces armées composites avec la présence de mercenaires étrangers, l’administration erratique et l’unité nationale fragile.

Dans les autres pays, la mobilisation des populations est inégale et pour l’instant les régimes se maintiennent. Il est clair que les plus menacés sont ceux qui connaissaient déjà des vulnérabilités. Au Yémen, la conjonction des révoltes tribales, des risques de sécession du Sud et des activités d’Al Qaïda remet en cause le régime du président Saleh depuis plusieurs mois. En Jordanie, un roi jeune et affairiste se trouve contesté à la fois par les tribus traditionnellement fidèles à la monarchie et par la population d’origine palestinienne majoritaire dans le pays.

A Bahreïn, la dynastie sunnite des Al Khalifa est récusée par une communauté chiite très largement majoritaire. Le Liban et l’Irak connaissent déjà des situations de chaos démocratique. En Algérie la contestation persiste mais vise moins le président Bouteflika que le régime militaire : la lassitude et la peur du retour de la guerre civile contribuent à limiter son ampleur. Au Maroc, la situation se dégrade, mais vise moins le roi que le Maghzen : la  légitimité politique et religieuse d’un roi réformateur devrait lui permettre de contrôler des manifestations jusqu’à maintenant limitées. Ailleurs «l’ordre règne», malgré une contestation sourde.

Quelles conclusions provisoires peut-on tirer de ces événements ? Peu de certitudes et beaucoup d’interrogations.

Quelques certitudes…

La première certitude est que, une fois encore, dans le monde arabe seul l’imprévu est sûr. L’anticipation, surtout lorsqu’elle est péremptoire, y est, plus qu’ailleurs spéculative et aléatoire.

La seconde est qu’il n’y a pas eu complot alors même que cette région cultive la «théorie du complot». Ces mouvements ont été totalement spontanés, menés par de jeunes cyber-révolutionnaires anonymes. Ils ont été ensuite accompagnés par les rares forces organisées, notamment les mouvements islamistes ou par des personnalités dont l’autorité et la représentativité sont largement autoproclamées. Les puissances extérieures, y compris les Etats-Unis, y ont assisté impuissantes, en les accompagnant parfois avec habileté comme le président Obama l’a montré par son jeu médiatique. Certes, les Etats-Unis ont exercé de fortes pressions sur le haut commandement égyptien. Il s’est décidé à sacrifier le président Moubarak, dans des conditions honorables, moins en raison de la pression américaine que de celle de la rue et de la sauvegarde de son pouvoir. Enfin, l’influence de l’Iran n’est pas décelable, sauf peut-être à Bahreïn, où il a su exploiter la situation et s’en réjouir officiellement.

La troisième certitude est que les pays occidentaux n’hésitent pas à lâcher leurs «alliés» et leurs «amis» du jour au lendemain au nom de la realpolitik. A cet égard, le syndrome du Shah est réapparu de façon crue, qu’il s’agisse de Ben Ali, Moubarak ou Kadhafi. Le florilège de déclarations maintenant compromettantes établies notamment par la presse et par Internet mérite une lecture attentive. Face à ce lâchage, les dirigeants des pays arabes «modérés» et amis de l’Occident n’ont pas caché leur fureur et en tireront sans doute des leçons.

… et de nombreuses incertitudes

Cependant l’avenir, proche et lointain, est dominé par de nombreuses incertitudes. Les partis politiques opposants, laminés par plusieurs décennies de dictature peuvent-ils représenter une alternative crédible aux régimes autoritaires ? Beaucoup sont disqualifiés pour des raisons diverses : ambiguïté des relations avec le pouvoir ; décalage inévitable entre les opposants en exil et la réalité politique de leur pays ; absence de représentativité des nouveaux partis ou mouvements.

Les cyber-révolutionnaires mondialisés qui ont joué un rôle essentiel peuvent-ils prendre le pouvoir ? Les mouvements islamistes peuvent-ils récupérer la révolution ? Les leaders potentiels ne semblent pas encore émerger. La «fin de l’islamisme» est annoncée une fois de plus et on se plaît à souligner le caractère «laïc» des révolutions, si tant est que ce terme ait un sens en terre d’Islam. Il est douteux que ces mouvements, comme celui des Frères Musulmans ancré dans la réalité sociale depuis de nombreuses décennies, renoncent à influencer le pouvoir. Seule force organisée, ils participent et influent d’ores et déjà le pouvoir en Irak, à Gaza et au Liban. Leur capacité de mobilisation restera forte et en cas d’élections libres et transparentes, ils pourraient rassembler une partie importante des électeurs.

Pour l’instant, les Frères musulmans adoptent un profil bas, annonçant comme en Egypte qu’ils ne présenteront pas de candidat à l’élection présidentielle. Mais le retour en Egypte du cheikh Qaradawi, le charismatique télé-prêcheur de la chaîne Al Jazeera, montre que la confrérie ne sera pas inactive. Ces mouvements islamistes autolimiteront peut-être leur succès comme lors des élections législatives de 1987 en Tunisie ou de 2005 en Egypte. Il n’en reste pas moins que, dans de nombreux pays arabes, l’islamisme politique demeure la seule force d’opposition organisée qui n’entend pas renoncer à faire de la charia la seule source de la loi.

Une autre incertitude tient au comportement de l’armée, et plus spécialement des services de renseignements, les moukhabarat, dont l’influence est prégnante dans tous les pays arabes et dont les intérêts sont indissociables des régimes en place. On peut rêver d’une armée qui laisserait les forces démocratiques gouverner librement, mais les solutions aux crises passeront  inévitablement par cet acteur incontournable.

Cependant, l’instauration de régimes démocratiques ne peut se faire et se construire que progressivement. Dans cette évolution, les Etats-Unis comme l’Europe devraient jouer un rôle d’accompagnement financier et politique, et ce, sans intention d’ingérence. Cette attitude est d’autant plus indispensable que plusieurs scénarios d’évolution apparaissent préoccupants. En fait, la communauté internationale et en particulier l’Europe compte tenu de sa proximité géographique, font face à des défis majeurs, dont le principal serait de voir les révolutions déboucher sur des situations de chaos : de nouveaux Etats faillis s’ajouteraient ainsi aux anciens (Yémen, Liban, Irak, Somalie). A l’inverse, il y a un risque de réactions brutales des régimes autoritaires. Un autre problème potentiel pour l’Europe est de voir s’installer des gouvernements très critiques à son égard : l’absence de slogans xénophobes ne doit pas faire oublier les ressentiments profonds de l’opinion arabe à l’égard de l’Occident.

Sur le plan économique, le premier défi est l’impact que ces troubles pourraient avoir sur leur propre économie. Une instabilité généralisée aurait des conséquences sérieuses sur l’économie mondiale, et pas seulement à travers l’évolution du prix du pétrole. Sur le plan social, l’Europe se trouve en première ligne avec le renforcement de la pression migratoire due au développement de flux incontrôlés d’émigrés africains, auxquels s’ajoutent d’ores et déjà des réfugiés venant de Tunisie et de Libye. Enfin un risque sécuritaire existe potentiellement si la situation devait basculer vers un chaos ou un vide politique propice aux activités des mouvements se réclamant d’Al Qaïda.

La situation demande une analyse lucide de même qu’une réflexion sur les politiques à mener à l’égard des pays arabes, à travers leur diversité mais tous emportés par des aspirations démocratiques évidentes. La perspective d’un monde arabe laïc, démocratique et pro-occidental relève, pour l’instant, plus du rêve que de la réalité. La vague de fond qui touche le monde arabe n’a pas fini de faire sentir ses effets. Cette nouvelle donne appelle tout à la fois sympathie, vigilance et certainement une refondation des politiques étrangères, notamment en France. Le président Sarkozy semble en être conscient, même si les propos qu’il a tenus le 27 février sont restés très généraux.

(28 février 2011)

Denis Bauchard

Denis Bauchard

Ancien diplomate, Denis Bauchard a effectué une grande partie de sa carrière au Moyen Orient ou à traiter des affaires de cette région au Ministère des Affaires étrangères. Il a été ambassadeur en Jordanie (1989-1993), puis directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient (1993-1996), directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charrette (1996-1997) et ambassadeur au Canada (1998-2001).

Après avoir été président de l’Institut du Monde arabe (2002-2004), il est aujourd’hui consultant, notamment auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il est l’auteur de nombreux articles et études, consultables sur le site de l’IFRI.

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