La politique dite « indigéniste » en Bolivie face à ses contradictions…

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bolivie,deboisement et ouverture de brèche

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Au lendemain du sommet du G77 + Chine, le gouvernement bolivien semble vouloir prendre ses responsabilités concernant l’urgence environnementale. Pourtant la politique dite « indigéniste » impulsée par Evo Morales dès 2006 est-elle à la hauteur de ses promesses ?

En 2006, le constat est unanime : l’immixtion des États-Unis dans la politique intérieure des pays latino-américains n’a pas cessé sous la présidence d’Obama. Au contraire, une certaine forme de diplomatie informelle visant à « contenir les velléités émancipatrices de leurs voisins du Sud » (1) est impulsée. Selon Adriana Villegas, cela ne fait aucun doute : « une toile d’araignée de fondations et d’ONG profiteraient ainsi de leur image de membres intouchables de la « société civile » pour déstabiliser des gouvernements ». La réaction d’Evo Morales est immédiate. Il profite d’une opinion publique défavorable à l’ingérence venant des puissances occidentales pour rompre avec les États-Unis. En juillet 2007, l’Agence américaine pour le développement international (USAID) est expulsée de Bolivie. L’ambassadeur de l’époque, Philip Goldberg, suit les ONG et doit quitter le pays, tous accusés de soutenir les mouvements séparatistes à l’est du pays.

Toute la présidence de Morales est marquée par cette idée de lutte permanente : chaque réforme de l’État, chaque décision difficile se placent dans une résistance « au colonialisme interne et externe ». Le sommet du G77 + Chine qui s’est tenu les 14 et 15 juin 2014 à Santa Cruz en Bolivie s’inscrit dans ce climat de méfiance de la Bolivie envers toute aide extérieure. Evo Morales, dans son discours d’ouverture au sommet, montre son rejet pour les institutions de l’ONU, du FMI, ainsi que de certaines ONG accusées d’ingérence dans les affaires intérieures des pays du Sud. Au contraire, l’administration bolivienne se présente comme un fervent défenseur de « la réduction de l’extrême pauvreté et de la mortalité infantile, l’accès à l’éducation, l’égalité des sexes, et la mise en œuvre du développement durable » (2). La politique dite « indigéniste » impulsée par Morales dès son élection en 2006 devait aller en ce sens à travers la défense des communautés indigènes d’origine.

Il paraît difficile de ne pas tomber dans les représentations concernant les politiques de développement avant et après 2006. Aujourd’hui, d’aucuns parlent de la Bolivie en tant qu’architecte d’une seule et même politique « indigéniste » ou en tant que système alternatif au capitalisme qui en aurait compris les failles. Les représentations que les décideurs politiques ont de leurs territoires déterminent « le choix des stratégies ou les projets des protagonistes qui agissent en fonction de leur perception d’une situation, de leur histoire, de leur identité et de leur territoire » (3).

C’est justement ces représentations attachées à l’espace bolivien qui contribuent au manque d’efficacité de l’action humanitaire en Bolivie avant 2006. La mise en place de politiques d’aménagement du territoire ou l’octroi de finances s’appuyaient sur les études de l’Institut National de Statistique (INE). Les ONG avaient coutume de se fier aux études statistiques de cet institut attaché aux Nations-Unis qui établissait « la composition sociodémographique de la population native » (4).repsol activities (2002)

Pourtant cette base de données ne constituait pas une « base de connaissance systématique, valide, fiable », comme semblait le prétendre la Banque Mondiale. Partant, il était difficile de mener une action humanitaire pour le respect des populations locales quand le seul élément de compréhension ethnico-linguistique des territoires sous « perfusion humanitaire » était la distinction entre les « natifs » et les « non-natifs »les « natifs » étant identifiés comme les descendants des populations originaires précolombiennes en opposition aux « non-natifs » issus du métissage colonial, la distinction étant établie sur les seuls critères linguistiques. Le « pouvoir de nomination » mis en lumière par Bourdieu prend une importance capitale, dans la mesure où il influence et guide la politique territoriale mise en œuvre par les décideurs politiques. Contrairement à ce que prétend la doctrine massiste (5), Morales est lui aussi victime de cette « catégorisation ethnique » (6).

La protection de la condition de l’Indien, voilà ce qui guide la politique bolivienne depuis 2006, à savoir, libérer les communautés indigènes « des chaînes du colonialisme capitaliste, du libéralisme et du néo-libéralisme des patrons de la terre, des mines et des hydrocarbures et de toutes nos ressources naturelles » (7).

Cette doctrine politique en apparence claire prend de nombreuses acceptions, souvent contradictoires. La représentation de l’« indigène » pour Morales correspond à l’image du mineur qui construit une identité de classe articulée autour des syndicats. Cette conception de l’Indien, « centrée sur les nouvelles techniques de production et de sociabilité » (8), développe des valeurs collectives en faveur de projets de transformation de l’ensemble de la société bolivienne. Une vision dichotomique entre les indigènes et les non-indigènes prend racine.

Ces idées reçues de la société bolivienne ne sont pas révélatrices de la complexité ethnico-linguistique bolivienne. Pourtant ce ne sont pas les études qui manquent à ce sujet. Dès 1802, Alcide d’Orbigny établit une « synonymie des ethnonymes » qui dépassait déjà les nominations réductrices qui guident les politiques de développement en Bolivie depuis plus d’un siècle. Alison Speddin vient clôturer le débat en démontrant que « les paysans boliviens s’identifient généralement selon leur lien d’origine et/ou de résidence et non relativement à une ethnicité ».

Quelle importance peut avoir cette distinction d’ordre terminologique, hormis pour le chercheur spécialiste de la Bolivie ?

Les espaces isolés des villes en Bolivie sont composés de microsystèmes ethniques, culturels et productifs dont la survie repose sur un équilibre de vie fragile étroitement lié à leurs espaces naturels. La politique gouvernementale quand elle obéit aux représentations peut être en décalage avec ces microsystèmes dont l’équilibre est bouleversé.

C’est le cas des territoires d’exploitation du gaz où vivent des communautés indigènes. Le département de Tarija, frontalier à l’Argentine au sud de la Bolivie, concentre la majorité des réserves en gaz du pays. La moitié ouest du territoire du département de Tarija correspond à des Yungas. Cela s’apparente aux piémonts andins orientaux, qui ne sont pas en rupture avec l’Altiplanos (9)Ce sont d’anciennes surfaces planes inclinées vers l’est et entaillées. Au sein de ces vallées profondes, dont l’altitude varie de 1000 à 2500 mètres d’altitude, il règne un climat humide et chaud permettant l’apparition de forêts denses.

La rupture géomorphologique survient entre les Yungas et l’ensemble naturel du Chaco, qui sont séparés par le front subandin. Le front subandin porte le nom de Sierrania Aguarawe et suit la limite administrative de la province du Chaco, la province la plus à l’est du département de Tarija. Le front subandin étant un cordon montagneux qui traverse par le centre le département de Tarija du nord au sud, d’une altitude inférieure à 1000 mètres, sa structure géologique a la particularité d’être riche en pétrole et en gaz. Le géosystème de l’espace naturel du Chaco, souvent qualifié de « désert » ou d’« enfer vert », fonde l’identité chaqueña qui se démarque de « la condition de l’indien » telle que l’entend le gouvernement central.

La communauté guarani Itika Guasu vit dans les espaces montagneux de la Sierra Aguarawe et dépend directement des produits que lui fournit la forêt, l’espace naturel du Chaco étant le deuxième réservoir en biodiversité d’Amérique du Sud derrière la forêt amazonienne. Ce sont quelques 200 plantes comestibles qui depuis des générations constituent l’alimentation principale de ces tribus. Ils entretiennent un rapport étroit à la nature. Leur religion est totalement liée à ces questions de protection de la Pachamama, la Mère Nature. L’homme ne doit prélever que ce dont il a besoin pour sa survie et maintenir l’équilibre naturel. Ces conceptions environnementales ont une explication plus profonde que l’exploitation du gaz vient bouleverser par la construction de gazoducs et la multiplication des gisements gaziers.

Une fois élu, Evo Morales est revenu sur ses promesses de campagne qui visaient une protection accrue de l’environnement sur les territoires d’exploitation du gaz. Les atteintes à cet espace naturel unique sont monnaie courante. C’est ce qui fera dire aux communautés Weenhayek, Itika Guasu et Tapiete« le gouvernement n’en a que faire de nos territoires ! » (10)Au même titre que les gouvernements précédents, il permettra aux « entreprises pétrolières d’exploiter le gaz, de scier le bois de leurs forêts, de tuer les animaux et les poissons de leur fleuve, sans se soucier de la survie des Peuples du Chaco » (12).

Le député massiste Luis Alfaro explique que les communautés indigènes doivent dépasser leurs propres intérêts pour le bien de toute la société bolivienne. La nationalisation des hydrocarbures en 2006 et l’intensification de la production gazière ces dernières années auront permis l’élévation du niveau de vie et la mise en œuvre d’un service de santé et d’éducation performant. Le développement de la Bolivie est tributaire de ces ressources en hydrocarbures. Evo Morales défend l’idée que « les ressources en gaz sont la propriété de tous les Boliviens ». Les conceptions environnementales des tribus sur les territoires d’exploitation ne peuvent rivaliser face à ces conceptions.

Dès 2011, la rupture avec les communautés indigènes est consommée. L’événement à l’origine du conflit a trait à la pollution massive du fleuve Pilcomayo. La municipalité de Villa Montes, en collaboration avec l’entreprise étatique YPFB (12), avait refermé des gisements gaziers jugés improductifs. Pourtant, ces puits auraient été mal refermés en raison du caractère temporaire de cette interruption d’exploitation. Une fermeture complète aurait sollicité des semaines de travail supplémentaire. La communauté Weenhayek en subit les conséquences, son unique moyen de subsistance étant lié à la pêche sur le fleuve Pilcomayo« Le fleuve Pilcomayo, qui nous a toujours servi pour vivre, est maintenant souillé par l’huile noire […] qui tue les poissons » (13)Les autorités gouvernementales se rendirent compte que les revendications environnementalistes pouvaient perturber l’exploitation du gaz.

À partir de 2011, plus aucun territoire indigène dans le Chaco sur les territoires d’exploitation ne fut reconnu en tant que Territoire Communautaire d’Origine (TCO). Coïncidence ou non, une chose est sûre : les territoires revendiqués par la communauté Itika Guasu correspondent à des zones riches en gaz naturel. Cette communauté ne s’est vu reconnaître que 30 % de son territoire où les dirigeants indigènes ont autorité. Ces derniers correspondent aux territoires occupés par ce peuple depuis plusieurs siècles, bien avant la découverte des réserves de gaz. La seule solution pour le gouvernement de Morales sera d’octroyer des compensations financières à ces groupes. À ce titre, la communauté Itika Guasu se voit attribuer quatorze millions de dollars de compensations. La communauté Weenhayek touche deux cent quarante mille dollars plus soixante-dix mille dollars de compensations de la société brésilienne Petrobras. Ces compensations ne permettront plus à ces groupes de protester devant les atteintes à l’environnement sur leurs territoires.

Les conséquences sont désastreuses pour les communautés guaranis Itika Guasu ainsi que pour les Weenhayek. Les premiers cessent leurs activités agricoles ancestrales et perdent leurs traditions à travers la jouissance des compensations financières issues de l’exploitation des hydrocarbures. Les seconds se retrouvent privés de leurs moyens de subsistance, la pollution du fleuve Pilcomayo rendant la consommation des poissons dangereuse. Aujourd’hui, le manque de soutiens extérieurs prive ces communautés d’un appui financier, juridique et technique, ce qui explique le manque de visibilité de leurs revendications. Cette défaillance humanitaire sur les territoires d’exploitation du gaz aura notamment permis au gouvernement central d’impulser une politique extractiviste dans le mépris des règles environnementales.

 

(1) Hernando Calvo Ospina, « Petit précis de déstabilisation en Bolivie », Le Monde Diplomatique, Juin 2010.
(2) Evo Morales, « Trece pilares de la Bolivia digna y soberana », Agenda patriotique 2025, La Paz 2006.
(3) Frédérick Douzet, « Patriotisme et nationalisme américains », Hérodote, 2003/2 – N°109, p. 37-56.
(4) Jean-Pierre Lavaud, Isabelle Daillant, « La catégorisation ethnique en Bolivie », Harmattan, Paris, 2007.
(5) Doctrine attachée au parti politique « Movimiento Al Socialismo », le parti d’Evo Morales.
(6) Jean-Pierre Lavaud, Isabelle Daillant, « La catégorisation ethnique en Bolivie », Harmattan, Paris, 2007.
(7) Evo Morales, « Trece pilares de la Bolivia digna y soberana », Agenda patriotique 2025, La Paz 2006.
(8) Idem, p. 50-60.
(9) Ce sont les territoires entre La Paz et Oruro où se dresse la Cordillère orientale qui présente « une barrière continue de hauts sommets » oscillants entre 4500 mètres et 6400 mètres d’altitude. Les abords de cette chaîne de hauts sommets s’assimilent à des Altiplanos, ce sont de « vastes régions de cols très évasés et de hauts plateaux aux formes lourdes se tenant vers 4700 mètres d’altitude ». Les territoires entre Oruro et Cochabamba se caractérisent par des vallées étroites et profondes. C’est un paysage très cloisonné de crêtes, parfois verticales, alternant avec de vertigineuses entailles.
(10) Lettre ouverte du dirigeant Weenhayek Lucas Cortez au président Evo Morales, Villa Montes, 2010.
(11) Témoignage de Isiora Bustos, dirigeante Guarani de la communauté Itika Guasu, Villa Montes, 02/2014.
(12) L’entreprise Yacimiento Petrolifero Fiscale Boliviano gère la majeure partie de la chaîne productive du gaz en Bolivie depuis la nationalisation en 2006.
(13) Témoignage de Isiora Bustos, dirigeante Guarani de la communauté Itika Guasu, Villa Montes, 02/2014.

 

Quentin Pozzobon

Quentin Pozzobon

Quentin POZZOBON, Master II Institut Français de Géopolitique (IFG).

Quentin Pozzobon

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