Pour une autre gouvernance humanitaire locale dans les pays du « Sud »

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Du fait de la mondialisation, on assiste à une formidable ouverture dans tous les domaines. Les rapports internationaux en sont bouleversés et les conséquences se font sentir dans des domaines sensibles tels l’Action Humanitaire. Déployée dans des contextes économiques, sociaux et politiques évolutifs et changeants, son efficacité et ses finalités sont remises en question dans certains cas.

Ses modes opératoires dépendent des contextes, les réalités ne sont pas les mêmes selon que l’on se trouve dans un pays du « Nord » ou du « Sud » : d’une part, on a un dispositif humanitaire très outillé, disposant de gros moyens financiers et techniques, d’autre part, on retrouve des dispositifs humanitaires peu organisés et ayant très peu de ressources. Les chiffres y sont révélateurs, la majorité des besoins humanitaires se recensent dans ces pays.

Les réalités sociales y sont marquées par la pauvreté, le chômage… Plusieurs raisons sont évoquées pour justifier cet état de fait dans les pays du « Sud », notamment en Afrique au Sud du Sahara. Le contexte politique (l’état d’avancement du processus démocratique, les questions de gouvernance) est cité comme cause, mais aussi des raisons économiques, notamment les systèmes de production, la répartition des richesses, les infrastructures justifient également le faible niveau de vie des populations et en l’occurrence l’insuffisance des dispositifs devant donner accès à des services assurant les besoins de base (éducation, santé)…

Les rapports sur la situation socio-économique de certains pays sont alarmants, et face à la démultiplication des besoins humanitaires, le débat sur la cohabitation entre les pays du « Sud » affectés et affaiblis par les crises et la communauté humanitaire internationale questionne les pratiques contemporaines dans ce secteur.

  • Quel est l’impact de cette situation économique sur les structures sociales, les rapports sociaux ?
  • Quels intérêts contradictoires se développent sur le plan humanitaire ?
  • Comment intervenir dans ces conditions ? Pour quelle finalité ? Avec qui ?

Un tissu social fortement influencé par les besoins humanitaires

Les conditions de vie des populations dans certains pays sont très difficiles. Si nous nous référons aux indices de développement humain, c’est une situation des plus alarmantes. Des personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté, sans aucun accès aux infrastructures de santé ou d’éducation, dans des zones « coupées de la civilisation », parce que fortement enclavées. Toute personne au Cameroun, que nous connaissons bien, a au moins une zone en mémoire qu’il peut assimiler « au bout du monde », du fait de l’éloignement mais aussi du niveau de pauvreté et de délabrement des populations locales. Ce sont généralement des zones frontalières ou des zones très éloignées des capitales.

On dénombre approximativement à ce jour 6,1 millions de personnes nécessitant une aide humanitaire au Cameroun par exemple, ce sont des personnes menacées par la malnutrition, les inondations, l’insécurité alimentaire, les épidémies, etc. (1)

Sans vouloir faire une analyse sociologique (la documentation est abondante là-dessus), il faut reconnaître que le tissu social est déstructuré dans des contextes similaires. Les populations sont contraintes de quitter leurs milieux de vie suite à une inondation par exemple ou une épidémie tel le choléra qui a fait plusieurs victimes. Ce changement de cadre de vie est bouleversant, car ces personnes n’ont pas de repères fiables et doivent vivre sous la dépendance de « l’aide », sans aucun moyen de pouvoir se prendre en main, de cultiver pour les agriculteurs ou vendre des produits pour les commerçants et les éleveurs. Le niveau de vulnérabilité constaté ici est exacerbé par la séparation des familles, la perte des repères sociaux.

Les rapports sociaux sont considérablement perturbés par la précarité et les besoins élémentaires de base (la nutrition, l’éducation, la santé…). Les valeurs de solidarité et d’accueil légendaires reconnues aux sociétés africaines sont de ce fait rudement mises à l’épreuve, car il est difficile pour des populations de partager ce qui est déjà très insuffisant, voire inexistant. La question de la coexistence pacifique entre les populations réfugiées ou déplacées internes et les populations hôtes se pose avec acuité à cause de la quantité de ressources disponibles et des besoins insatisfaits au sein des différentes communautés.

Les difficiles conditions de vie influencent tout autant les populations en zones urbaines. L’individualisme et le manque d’intérêt pour le malheur d’autrui sont aujourd’hui des attitudes récurrentes au sein de la société africaine en général et camerounaise en particulier. Le faible écho de la situation humanitaire que connaît le pays illustre la déstructuration de la culture de la solidarité entre les peuples. Il est courant de l’entendre évoquer, mais les détails de la situation des déplacés internes par exemple sont peu connus. Il y a lieu ici de questionner le rôle des médias dans ce « silence coupable ».

C’est cette complexité dans les conditions de vie des populations et les métamorphoses que connaissent les rapports sociaux qui donnent à l’action humanitaire sa raison d’être. Qu’il s’agisse d’interventions d’urgence ou d’actions de développement, la communauté humanitaire a toutes les raisons de se mobiliser pour porter secours aux populations vulnérables. Des organisations sont ainsi déployées à travers le monde partout où le besoin se fait sentir malgré la montée des contestations et des revendications parfois contradictoires.

Les intérêts contradictoires qui se développent autour de l’Action humanitaire

Face aux situations de misère et la multiplication des crises dans les pays du Sud, le dispositif humanitaire s’est organisé et structuré au fil des années et peut être assimilé à juste titre à une entreprise internationale. Ce dispositif composé des principales agences des Nations Unies et de fédérations d’organisations non gouvernementales internationales fait l’objet aujourd’hui d’un débat contradictoire.

D’une part, les organisations humanitaires du «Nord », bien structurées et richement dotées, animent avec les États donateurs et d’autres bailleurs toutes les instances décisionnelles du secteur humanitaire. Ce sont ces instances qui financent les interventions, fixent les normes qui régulent les activités humanitaires, déterminent les critères d’évaluation, fixent les critères de catégorisation des crises. On pourrait se demander quelle est la place des organisations humanitaires du « Sud » dans tout ce dispositif international.

Bien que les documents officiels et les normes édictées par les instances humanitaires présentent la participation des bénéficiaires de l’intervention comme un principe fondamental de l’action humanitaire, certains acteurs internationaux évoquent la qualité des organisations locales (manque de ressources humaines et financières), le niveau d’expertise, etc.

Ces dispositions normatives justifient les revendications des organisations des pays bénéficiaires qui condamnent leur place dans l’échiquier humanitaire international. En effet, sur les 4 milliards de dollars de financement des ONG en 2014, plus d’un tiers est revenu aux 10 plus grandes ONG internationales qui comme les organisations onusiennes sous-traitent avec les organisations locales. Dans les pays du Sud, cette « hégémonie occidentale » n’est pas bien vécue.

Pour les ONG locales et une partie de l’opinion publique, cette « discrimination institutionnelle » est inacceptable, des voix s’élèvent d’ailleurs dans toutes les tribunes pour fustiger la place des organisations du Sud dans le système humanitaire international. Comment comprendre qu’un dispositif international dont l’objectif est de contribuer au mieux-être des populations dans un pays en crise fixe les règles de ce déploiement sans consulter les acteurs locaux ?

Antonio DONONI, chercheur au Feinstein International Center de l’université Tufts, affirme dans un article sur IRIN news : « Cela profite aussi aux bailleurs de fonds qui veulent confier leur argent à des partenaires internationaux fiables tout en se lançant dans de grands discours au sujet de la redevabilité envers les bénéficiaires. Mais le système privilégie toujours une approche descendante, très axée sur l’offre » (2). Plusieurs difficultés rencontrées sur le terrain sont d’ailleurs attribuées à cette situation. Des témoignages de mécontentement des populations bénéficiaires par rapport à l’aide apportée sont nombreux, d’où l’importance de faire une reforme de ce système humanitaire bien organisé mais désormais très contesté.

Comment intervenir ? Pour quelle finalité ? Avec qui ?

La controverse au sein du système humanitaire entre acteurs du Nord et ceux du Sud interpelle tout le monde. Comment maintenir la dynamique humanitaire mondiale, la rendre encore plus efficace en tenant compte des revendications des acteurs du Sud, incontournables pour le succès des interventions sur le terrain ? Des propositions peuvent être faites à trois niveaux :

  • Au niveau des États bénéficiaires

Faire des propositions pour améliorer le système humanitaire international impose de poser un regard critique sur la gouvernance des États du Sud en général, africains en particulier. En effet, la situation politique des États du Sud influence énormément la structuration de la société civile. Ces ONG humanitaires locales dont nous réclamons la pertinence sont-elles réellement autonomes dans nos pays ? Non, car elles sont dans la plupart du temps fragilisées en interne par des jeux d’intérêts politiques qui ne permettent pas l’émergence de structures fiables capables de mener des actions de grande portée. Même si certaines d’entre elles sont bien structurées et dotées de gros moyens humains et financiers, cela ne représente « qu’une goutte d’eau dans la mer » par rapport aux besoins sur le terrain.

Beaucoup d’acteurs seraient surpris par le résultat d’une enquête sur les organisations humanitaires locales, au Cameroun par exemple. Nous affirmons qu’il n’est pas aisé de se mouvoir dans un environnement dans lequel la question de l’action humanitaire est encore perçue par la majorité comme l’affaire des organisations occidentales. Le rayonnement de ces ONG du Nord n’est que le reflet du rayonnement de leurs États respectifs. Il est impératif pour nous que les États bénéficiaires ou non de l’aide humanitaire aménagent un environnement propice à une activité humanitaire efficace au plan national.

Cette dynamique humanitaire locale favoriserait l’éclosion d’un tissu d’acteurs locaux capables d’apporter des réponses efficaces. Comment aspirer à une ouverture aux financements internationaux si sur le plan national rien n’existe dans ce sens ? Beaucoup diront que les pays sont pauvres, pourtant en réalité le Cameroun par exemple serait le premier bénéficiaire d’une action humanitaire locale efficace.

D’autre part, la communication autour des questions humanitaires ne favorise pas l’émergence des organisations locales. Dans un pays où plus d’un million de personnes nécessitent une aide humanitaire pour diverses raisons, il est choquant de voir que très peu de Camerounais en ont conscience. Aucun appel à la solidarité nationale, aucune sensibilisation des masses sur les besoins de nos compatriotes ou des ressortissants des pays voisins. L’environnement humanitaire national est un handicap réel pour les organisations locales.

  • Au niveau des organisations locales

Les ONG humanitaires locales, maillon faible du jeu humanitaire mondial, devraient se mobiliser davantage pour faire entendre leur voix. Cela nécessite l’adoption d’une stratégie plus offensive. Malgré le manque de moyens, elles devraient mener des plaidoyers auprès des pouvoirs publics parce que le secteur humanitaire est encore à construire. Il est aussi important de travailler pour plus de visibilité sur le plan local, de faire connaître leurs actions et de participer aux débats d’idées susceptibles de faire avancer les questions humanitaires. Combien de forums, de rassemblements d’humanitaires sont organisés chaque année en Afrique ? Les besoins humanitaires y sont pourtant très importants, qu’est-ce qui justifie ce manque d’initiative ?

Si ces organisations ne parviennent pas à être visibles sur le plan national, elles le seront encore plus difficilement sur le plan international. Les ONG internationales sont les maîtresses du jeu parce qu’elles sont des grosses machines financières et institutionnelles, mais aussi parce les politiques humanitaires de leurs pays respectifs leur attribuent une place importante dans les dispositifs. Questionnons juste la situation d’une dynamique de mobilisation comme le volontariat dans nos pays, comment répondre efficacement aux besoins humanitaires si nous ne pouvons pas mobiliser les capacités ?

Il y a bien des pays qui se sont donné les moyens de répondre aux crises humanitaires, et qui pourraient se positionner comme leader et animer cette logique de transition humanitaire souhaitée.

  • Au niveau des organisations humanitaires internationales

La liste des propositions pour les ONG internationales est très longue, les résolutions des États généraux de l’Humanitaire en novembre 2014 (3), les rapports d’études (4) menées par les centres de recherches (ALNAP) et bien d’autres documents sont riches en suggestions de cet ordre. Cependant, nous pensons qu’il faudrait revoir les motivations profondes qui justifient l’idée de « transition humanitaire ». Sont-elles politiques ? Ou visent-elles effectivement l’efficacité dans les réponses humanitaires apportées aux populations nécessiteuses ?

Il n’est nul besoin de rappeler ici les normes humanitaires (5) qui placent la participation des bénéficiaires au centre des interventions de terrain. Ces normes ne sont pas respectées, et face à ce constat, on pourrait se demander si la volonté évoquée dans tous les discours d’impliquer les acteurs locaux est réelle. L’opinion qui s’interroge pour savoir qui des bailleurs de fonds ou des bénéficiaires devrait évaluer les Réponses Humanitaires est tout à fait légitime, il y a un travail à faire dans ce sens parce que l’audience accordée aux bénéficiaires des actions humanitaires est jusqu’ici très faible.

Des rencontres comme les États généraux de l’humanitaire sont des moments d’échanges intéressants parce qu’ils permettent de croiser les points de vue. Dans le contexte économique et social présenté plus haut, les conséquences de la pauvreté sont importantes dans tous les domaines. La dynamique humanitaire internationale est de ce fait nécessaire, elle serait plus efficace si les organisations humanitaires locales étaient suffisamment outillées pour faire face aux différentes crises humanitaires qui touchent les pays du Sud. C’est un travail de construction qui interpelle non seulement les États bénéficiaires de l’aide mais aussi les organisations locales. Une réelle synergie entre ces deux acteurs est la condition à remplir pour pouvoir obtenir une place plus importante sur la scène humanitaire internationale.

 

 

Orientations bibliographiques

  • Faim, catastrophes, espoir : repenser l’Action Humanitaire en Afrique, IFRC, 2009.
  • Christian Houegbé, « Donner pour dominer ? », Sud /Nord 2002/2 (n° 17), p. 19 – 39.
  • Sylvie Brunel, « L’humanitaire, nouvel acteur des relations internationales », Revue internationale et stratégique 2001/1 (n° 41), p. 93-110.

(1) Humanitarian response 

(2) Antonio Dononi, tiré d’un article sur IRIN news, le ton monte entre les ONG locales et internationales, 2015.

(3) Tirées des Actes de la Conférence National Humanitaire, 2014.

(4) Rapport sur l’état du système humanitaire, étude ALNAP, janvier 2010.

(5) Fonder les interventions sur les capacités locales est un principe fondamental de l’Action Humanitaire. Il est prescrit dans deux documents normatifs, notamment le code de conduite pour le mouvement international de la Croix Rouge et du Croissant Rouge (article 6) et le principe de bonne conduite humanitaire pour les bailleurs de fonds (articles 7 et 8).

Achille Valery Mengo

Achille Valery Mengo

Achille Valery MENGO est diplômé de l’institut des relations internationales du Cameroun: option coopération internationale et action humanitaire.