Pour une éthique de prise en charge des violences liées au genre

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En matière de violences liées au genre, les statistiques sont éloquentes: une femme sur trois dans le monde a été battue, contrainte d’avoir des rapports sexuels ou a subi d’autres formes de sévices au cours de sa vie. En 2008, en France, 156 femmes sont décédées victimes de leur compagnon ou ex-compagnon. Problème universel recouvrant des réalités diverses, le phénomène constitue une incontestable violation des droits humains et représente un problème majeur de santé publique.


Une violation des droits humains et un enjeu

majeur de santé publique

Le phénomène recouvre de nombreuses formes de violences, telles que les mutilations génitales, les avortements sélectifs, les infanticides, le viol utilisé comme arme de guerre, les coups et blessures, les pressions psychologiques, le refus à l’accès aux soins ou les discriminations sociales et économiques. Ces violences constituent le lot pour des millions de femmes. Ainsi, 10 à 69% des femmes dans le monde déclarent avoir été agressées physiquement par un partenaire intime de sexe masculin à un moment de leur vie[1]. Cette violence peut être perpétrée dans divers contextes, en situation de conflit armé ou non, au sein de la famille, d’un groupe social, ou même au niveau institutionnel. Si la prévalence du phénomène est incontestable et affecte en majorité les femmes, il est important de souligner que les hommes peuvent aussi faire l’objet de violence, comme par exemple les viols collectifs d’hommes en République Démocratique du Congo (RDC).

Fort de son expérience de terrain et conscient des enjeux soulevés par cette problématique, Médecins du Monde (MdM) a mis en place une stratégie d’actions globale et intégrée au sein de ses programmes en France et à l’international visant à combattre ces violences. Depuis 2007, avec le soutien de l’Agence Française de Développement et du Ministère des Affaires Etrangères et Européennes, MdM a fait de la lutte contre les violences liées au genre une de ses priorités dans le cadre d’activités transversales.

11 pays particulièrement touchés par ce phénomène (Algérie, Egypte, RDC, Guatemala, Haïti, Libéria, Moldavie, Nicaragua, Niger, Pakistan, Pérou) ont été intégrés à un programme international de 3 ans, qui a permis des avancées concrètes en matière de prévention et de prise en charge des victimes. Une réflexion est également amorcée sur les violences commises en France, notamment envers les populations les plus vulnérables comme les migrant(e)s et les personnes se prostituant, que les équipes de MdM rencontrent régulièrement dans leurs centres de soins.

Une prise en charge pluridisciplinaire

La mise en œuvre d’une approche pluridisciplinaire (médicale, juridique, psychologique, sociale et de promotion des droits de la femme) et le développement de réseaux de partenaires (acteurs de la société civile, autorités étatiques et ONG locales), ont permis d’élargir le champ d’action de MdM et de favoriser une amélioration des pratiques sur le terrain. Cette institutionnalisation des débats, avec des structures locales, régionales et nationales, parait également nécessaire pour assurer la pérennité des actions entreprises. Le partenariat mis en place à Haïti depuis de nombreuses années, a ainsi favorisé l’émergence d’une « Concertation Nationale contre la Violence faites aux Femmes », association reconnue par l’Etat haïtien, et qui a permis, entre autres, la modification de la loi sur la classification du viol dans le code pénal haïtien, ainsi que l’application d’un protocole validé par le Ministère de la Santé pour favoriser l’accès des victimes au certificat médical (en 2007) et améliorer l’accueil des femmes dans les commissariats (en 2008).

Autre exemple, le Pakistan. En 2009, 8548 cas de violences y ont été enregistrés, dont une majorité répertoriée dans le district du Penjab. La loi du silence prévaut dans ce pays où les femmes subissent de multiples formes de violences: enlèvements, violences sexuelles, abus domestiques, menaces, défigurations à l’acide, crimes d’honneur… 80% des femmes dans ce pays sont soumises à une de ces formes de violence. C’est pourquoi MdM a choisi d’appuyer la mise en place d’une prise en charge intégrée au sein des Dar-Ul-Aman (qui signifie littéralement: « maison de la paix »). Il s’agit d’une structure d’hébergement gouvernementale pour les femmes victimes de violence et leurs enfants à la fonction sociale ambiguë, car tout en ayant été construite sur le modèle des prisons, son but est la réinsertion des femmes. Notre démarche a permis de passer d’un concept « carcéral » à une approche de soin, à travers la mise en place d’une prise en charge psychologique, médicale, sociale, de programmes de réinsertion et de protection. Cela n’aurait jamais été possible sans la participation active de partenaires de la société civile, et notamment d’associations de professionnels pakistanais.

Une prise en compte systématique

des déterminants socioculturels

Comme l’a souligné le sociologue Eric Fassin[2], « la catégorie de « genre » est aussi à penser parce qu’au fond, ceci joue sur l’idée que l’on se fait de ce que doit être un homme,, « un vrai ». Massivement les femmes sont victimes de ces violences, mais cela met en cause toutes les représentations de la masculinité et de la féminité. Cette question de sexe -c’est une question des rôles sexuels, masculin / féminin- passe aussi par la question de la sexualité. La violence sexuelle a un rôle stratégique dans l’imposition d’une domination. » Correspondant à l’ensemble des éléments de l’environnement d’un individu dans un contexte donné, les déterminants socioculturels (DSC) ont ainsi un impact sur les actions, les comportements, mais avant tout sur les perceptions des individus et des communautés. Les représentations des violences par les populations et les intervenants, mais également par les victimes elles-mêmes, constituent un véritable enjeu. Les DSC peuvent constituer une entrave à l’identification et la reconnaissance des victimes de violence, à la qualité des services de prise en charge, ou encore à l’application effective des évolutions législatives.

Comme en témoigne la déclinaison des programmes de MdM au Libéria, ou en RDC, et notamment à Goma auprès des conseillères psycho-sociales – parfois d’anciennes victimes de violences – qui prennent en charge les femmes victimes de viols, le développement d’une approche communautaire et la communication dans la(les) langue(s) de la communauté favorisent l’immersion des programmes dans la population et la participation des aidants naturels (médiateurs de santé, pairs aidants ou conseillers psychosociaux). Elle permet surtout l’identification des personnes victimes de violences, souvent difficile compte tenu du risque de stigmatisation sociale, et leur accès aux services de prise en charge[3].

Une lutte contre l’impunité et pour

la systématisation du certificat médical

Face à la complexité des mécanismes qui sous-tendent les diverses formes de violence, cette approche a aussi permis à MdM d’aller au-delà du soin. Aborder la question de l’impunité et mesurer l’importance du certificat médical avec des experts en médecine légale, pour une prise en charge plus « globale » des victimes, sont des démarches que nous avons pu valoriser grâce à la mise en place ou au développement de réseaux de référence, dans chaque contexte d’intervention. Pourtant, les difficultés sont encore aujourd’hui immenses et les témoignages de crimes impunis trop nombreux, que ce soit en RDC, au Pakistan, en Haïti ou en Algérie. Comme l’a récemment[4] rappelé Julienne Lusenge, présidente d’une association de femmes au Nord-Kivu et partenaire de MdM, « Je peux citer le cas de parents dont la petite fille de 3 ans est morte à la suite de son viol par quatre agresseurs, des brigands de longue date connus de toute la communauté. Nous avons aidé sa famille à porter plainte. […] Condamnés à dix ans de prison, ils se sont tous échappés depuis. Et ce cas est loin d’être isolé. » Dans un contexte global de déni de justice, la première étape est d’appuyer le plaidoyer pour faire respecter et évoluer les cadres juridiques nationaux, régionaux et internationaux.

En tant qu’ONG médicale, MdM entend promouvoir la délivrance systématique d’un certificat médical, qui constitue un droit pour toute victime et un devoir pour tout médecin. Il renvoie ainsi à « l’obligation d’attester », principe fondamental de l’éthique médicale. Dans le cadre de démarches juridiques, il constitue aussi un élément de preuve déterminant, première étape vers un accès à la justice et à la réhabilitation de la personne. Le certificat médical est également essentiel pour consolider un dossier de demande d’asile ou d’un statut de protection[5].

A travers des réflexions juridiques, médicales, anthropologiques, sociales  et des expériences positives d’acteurs de terrain, un récent colloque[6] réunissant nos partenaires algériens, congolais, guatémaltèques, haïtiens, nicaraguayens et pakistanais, a permis de mettre en lumière non seulement les défis associés à la lutte contre les violences liées au genre mais aussi les stratégies d’actions possibles. Nos collègues haïtiens, par exemple, ont souligné que les ONG internationales peuvent parfois, dans un contexte de crise (ou de catastrophe naturelle) participer à la déstructuration des bases fragiles de plans nationaux. Leur présence massive peut également être un facteur limitant d’accès des ONG locales à des soutiens financiers. Il est également impératif de prendre en compte les déterminants socioculturels et de développer une démarche anthropo-sociologique, afin de ne pas céder à des visions ethno-centrées et mettre en œuvre des stratégies d’action inadaptées.

L’approche par le genre implique enfin d’associer systématiquement les hommes dans les stratégies d’action, qu’ils soient auteurs ou victimes de ces violences, qu’ils aient une position spécifique au sein de leur communauté (comme les chefs coutumiers, religieux ou tribaux) ou non. Comme le souligne Juan Jimenez[7], «la violence à l’encontre des femmes est le résultat du pouvoir de domination et de contrôle de la part des hommes, d’où l’importance d’impliquer le genre masculin dans la lutte contre ces violences.»

Cet article n’aurait pas été possible sans la contribution de toutes les personnes impliquées sur la problématique des Violences liées au Genre à Médecins du Monde, sur le terrain comme au siège, ainsi que des échanges riches et permanents réalisés avec nos partenaires.


[1] Organisation Mondiale de la Santé, « Rapport mondial violence et santé », d’après 48 enquêtes de population réalisées dans le monde, 2002

 

[2] Eric Fassin, « Le sexe politique : genre et sexualité au miroir transatlantique », Editions EHESS, Paris, 2009

[3] Guide MdM, « Prévention et réponse aux violences liées au genre », parution en 2010

[4] Dossier de presse MdM, « République Démocratique du Congo : le viol se généralise au Nord-Kivu », novembre 2009

[5] Didier Fassin, Estelle d’Halluin, « The truth from the body : medical certificates as ultimate evidence for asylum seekers », American Anthropologist, 2008

[6] Colloque MDM « Au-delà du constat : des réponses pour lutter contre les violences liées au genre », Bibliothèque François Mitterrand, 11 octobre 2010, Paris

[7] Juan Jimenez, Représentant de l’association des hommes contre la violence (AHCV), Nicaragua (lors du colloque MdM du 11 octobre 2010)

Jérôme Larché

Jérôme Larché

Jérôme Larché est médecin hospitalier, Directeur délégué de Grotius et Enseignant à l’IEP de Lille.