Hugo de Groot

Par Julie Saada et Christian Nadeau… Grotius est considéré par nombre de juristes et d’historiens du droit non seulement comme le père du droit international actuel, mais encore comme celui qui, à l’intérieur du droit de la guerre, a défini les règles d’une humanisation des conflits armés dont serait directement issu le droit humanitaire.

 

Portrait d'Hugo de Groot
Hugo de Groot (1583-1645)

D’aucuns lui attribuent même l’idée d’une justice pénale internationale et le principe de la compétence universelle – que Grotius semble en effet appeler de ses voeux lorsqu’il écrit : « Depuis l’établissement des sociétés civiles, on a convenu à la vérité que chaque Etat, ou ceux qui le gouvernent, seraient seuls maîtres de punir, ou de ne pas punir, comme ils le jugeraient à propos, les fautes de leurs sujets qui intéressent proprement le corps dont ils sont membres. Mais on ne leur a pas laissé un droit si absolu et si particulier à l’égard des crimes qui intéressent en quelque façon la société humaine. Car, pour ce qui est de ceux-ci, les autres Etats, ou leurs chefs, ont le droit d’en poursuivre la punition, de la même manière que les lois d’un Etat particulier donnent à chacun action en justice pour la poursuite de certains crimes » (1). Si pour Grotius les crimes internationaux peuvent être punis par n’importe quel Etat parce qu’ils affectent la société internationale tout entière, le droit doit plus généralement étendre sa juridiction à l’ensemble du monde.  Le juriste néerlandais serait ainsi le fondateur d’un droit sans limites géographiques, politiques ni religieuses, s’appliquant bien au-delà de la sphère chrétienne. Son humanisme et l’universalisme qu’il défend le rendraient incomparablement plus moderne que le dominicain espagnol Vitoria, pourtant perçu comme le défenseur des droits des Indiens dans le Nouveau Monde, mais qui restreignait les règles humanitaires aux seuls chrétiens, ou chrétiens potentiels – excluant les Sarrasins de sa protection (2). La préoccupation humanitaire, codifiée dans les Conventions de Genève et le droit de La Haye, s’enracine-t-elle dans le système juridique formulé par Hugo Grotius en 1625 ?

Limiter les violences ?

Toute l’histoire du droit de la guerre, à travers les doctrines de la guerre juste, montre que les normes visant à définir les conditions de la justice de la guerre (jus ad bellum) et dans la guerre (jus in bello) constituent des principes visant à autoriser les violences armées tout en les limitant.

Depuis la première formulation chez Augustin jusqu’à Grotius, en passant par les glossateurs décrétistes et légistes, les décrétalistes, Thomas d’Aquin et la scolastique espagnole (3), il s’est toujours agi de règlementer l’usage de la force – qu’elle se déploie dans le cadre d’une guerre privée ou publique, c’est-à-dire liant des Etats entre eux – et de le soumettre progressivement à des lois auxquelles les belligérants, personnes privées ou souverains politiques, devaient se plier.

Le droit de la guerre constitue à ce titre l’ensemble normatif qui limite le principe de souveraineté des Etats dans ce qu’elle a historiquement de plus essentiel : le droit de décider de la guerre et de la paix.

Le juriste néerlandais Hugo Grotius occupe une place centrale dans ce long processus historique. Avec lui, le droit de la guerre devient un corpus juridique systématique et autonome. Et le droit dans la guerre semble imposer de véritables principes d’humanisation des conflits armés.

On trouve en effet dans la troisième partie de son ouvrage majeur, le Droit de la guerre et de la paix (1625), un ensemble de normes restrictives destinées à limiter les usages de la violence, et devant s’imposer aux belligérants. Ainsi, Grotius stipule qu’il est aussi interdit de tuer tous ceux qui se trouvent sur les terres de l’ennemi, y compris les étrangers, les femmes et les enfants.

La protection des civils s’étend à leurs biens. Le juriste affirme qu’il est interdit de ravager les terres de l’ennemi et de piller ses biens, y compris les choses sacrées. Il semble enfin prévoir un statut des prisonniers de guerre, puisqu’il récuse tout droit de les rendre esclaves et de tuer les vaincus.

Prisonniers de guerre et vaincus doivent être épargnés, de même que tous ceux qui n’ont pas porté les armes  : femmes, enfants, prêtres, moines et pénitents, laboureurs, vieillards, gens de lettres, marchands, ouvriers, artisans. Enfin, ne peuvent être saisis que les biens des coupables (4).

Ces proscriptions semblent directement préfigurer les Conventions de Genève et le droit de La Haye. La distinction entre combattants et non combattants est, dans le droit humanitaire, exigée comme règle fondamentale de protection de la population civile contre les effets des hostilités (5).

Elle a pour fonction d’interdire de prendre pour cible les populations civiles et impose plus généralement le respect des individus qui ne sont pas en situation de combat. Le Protocole I aux Conventions de Genève de 1977 précise les interdictions procédant de cette discrimination entre civils et combattants.

Sont proscrits les attaques, actes ou menaces de violence dans le but de terroriser les civils, les attaques sans discrimination (art. 51). La discrimination entre combattants et non-combattants ne s’arrête pas aux personnes.

Elle s’applique aux biens des civils, qu’il est interdit de détruire ou de saisir, et à l’environnement. Elle implique la protection de zones de sécurité et de zones neutralisées ou démilitarisées, la définition de zones de protection spéciales visant la protection des civils.

Elle s’applique également aux institutions et aux habitations des populations civiles. En définissant un droit pour les non combattants, mais aussi pour les prisonniers et pour les vaincus, d’être protégés des violences armées, et en proscrivant les attaques  non discriminées, Grotius semble établir des règles de limitation des violences armées qui, d’un côté, restreignent la liberté des souverainetés au moment même où on les pensait comme absolues pour les soumettre à des obligations, de l’autre côté, assurent la protection des personnes au plan international.

L’humanitaire, la morale et le droit

Pourtant, à regarder de plus près, cette vision d’un Grotius préfigurant le droit humanitaire est bien contestable. Les limitations qu’il énonce à l’égard des non-combattants, des prisonniers et des vaincus ne relèvent pas du droit, c’est-à-dire d’un système de normes s’imposant à tous et pouvant éventuellement être assorti de sanctions en cas de violation, mais de la charité chrétienne.

Grotius définit en effet d’un côté ce qui est permis par le droit des gens, de l’autre ce qui l’est par la conscience, par l’intention réglée par la charité chrétienne, c’est-à-dire par une règle morale définissant l’« honnête » et le « louable ». Sont permis par le droit des gens la terreur, la force ouverte, la feinte et le mensonge, de même que le droit de tuer tous ceux qui se trouvent sur les terres de l’ennemi, y compris les étrangers, les femmes et les enfants – abolissant toute distinction entre combattants et non-combattants –, le droit de ravager les terres de l’ennemi et de piller ses biens, y compris les choses sacrées, le droit de rendre esclaves les prisonniers de guerre, de tuer les vaincus, au-delà de toute règle de proportionnalité.

Les limitations à la violence armée, clairement affirmées par Grotius, procèdent de la conscience chrétienne. Et la conscience chrétienne oblige les chrétiens : elle ne peut servir de base à des règles valant universellement, c’est-à-dire pour un droit que toutes les nations pourraient adopter.

Les lois de la charité constituent des « tempéraments » au droit des gens : elles exigent de la conscience chrétienne une retenue, mais ne définissent pas des obligations positives. Pour Grotius, le meurtre de civils ne saurait par exemple constituer un crime de guerre – tout au plus peut-il être considéré comme un péché que Dieu, et non un éventuel tribunal pénal, pourrait sanctionner.

Quels sont les effets de cette distinction entre droit et morale ? Leur disjonction, voire leur opposition, implique, souligne Grotius, que « les choses nécessaires pour la fin qu’on se propose sont permises » (6).

Pour le dire autrement, dans la guerre, toute action permettant une victoire en vient à être justifiée. Toute la logique que développe Grotius va d’ailleurs dans ce sens : en substituant progressivement le modèle de la guerre régulière à celui de la guerre juste, il lève les limitations autrefois apportées par la loi naturelle et autorise un déploiement des violences sans limite. La même logique prévaut chez Pufendorf : en ne fondant plus le droit de la guerre sur la loi naturelle, la guerre devient un acte moralement indifférent qui autorise aussi loin qu’on le jugera à propos, selon les termes de Pufendorf, des actes d’hostilité poussés « à l’infini » (7).

Et l’idée d’une moralité internationale, qui tempérerait la violence des États, reste impuissante. Rousseau a observé qu’elle est supposée suppléer à une commisération naturelle qui se trouve presque entièrement diluée dans les relations de peuple à peuple (8) et l’actualité des guerres ne peut que confirmer ce pessimisme.

Grotius et la possibilité d’un droit à l’échelle mondiale

L’apport de Grotius au droit humanitaire, et plus généralement au droit des gens et au droit de la guerre  – désormais droit international public et droit des conflits armés – est à trouver ailleurs. Deux éléments sont décisifs.

Le premier renvoie aux fondements même du système juridique, à la manière dont le droit est connu et déduit par la raison humaine. Pour Grotius, le droit naturel sur lequel reposent ces systèmes juridiques s’émancipe du droit divin révélé. Il procède des droits subjectifs de l’individu, à partir desquels peuvent être pensés par analogie les droits des Etats (9). Séparer la source rationnelle du droit de toute source révélée, c’est non seulement rendre possible un droit qui vaut pour tous (chrétiens ou non chrétiens), mais aussi écarter le motif de religion dans la légitimation du recours à la violence. Pour être juste, ou même seulement légale, une guerre ne saurait être une guerre sainte.

En outre, Grotius introduit dans le droit des gens une religion naturelle, connue par la conscience ou par la raison,  indépendamment de l’adhésion des individus à une religion historique.

L’énoncé de ces préceptes (10) permet d’accorder l’ensemble des hommes, par delà la diversité de leurs appartenances confessionnelles, sur des règles communes. Pour Grotius, il suffit que ces règles minimales (reconnaître qu’il existe quelque divinité, et qu’elle prend soin des affaires humaines) soient respectées pour rendre illégitime la guerre faite pour un motif de religion qui porterait sur des dogmes ou sur des cultes inessentiels au salut, y compris lorsqu’il s’agit de prosélytisme chrétien (11).

De même que le droit naturel règle les rapports entre les nations, la religion commune à tous les hommes définit une communauté minimale de croyance qui permet aux chrétiens et aux non chrétiens de s’accorder sur des articles fondamentaux. Le noyau dogmatique commun à toutes les religions doit régler les rapports entre les nations, et non seulement entre les citoyens. En définissant les devoirs non du citoyen d’une cité particulière mais ceux de l’homme en général, la religion s’inscrit donc dans le cadre universaliste du droit des gens (12).

A contrario, son caractère universel fait qu’elle reconnaît toutes les religions comme étant sinon des religions vraies, du moins de vraies religions. En définissant un noyau commun à toutes les religions, Grotius pense ce qui, dans les autres religions, peut être conservé, quand bien même ces religions seraient fausses. La conception d’un noyau commun à toutes les religions ouvre en ce sens la possibilité d’une tolérance des religions.

La tradition de pensée de la religion naturelle est ancienne. Mais la spécificité de Grotius consiste à l’introduire dans la partie du droit des gens consacrée au droit de punir. Si la guerre peut être comprise comme l’exercice d’une sanction à l’égard de celui qui a violé un droit ou plus généralement commis un tort (à l’encontre des lois naturelles), aucune justification de la violence ne peut plus s’appuyer sur la différence de religion ni sur une volonté de prosélytisme.

Aucune guerre ne saurait être entreprise pour motif de religion. Par extension, les limitations imposées à l’usage de la violence par le droit de la guerre peuvent désormais valoir pour les chrétiens comme pour les non-chrétiens, et plus généralement, le droit des gens peut désormais s’étendre à l’ensemble des nations, quelle que soit leur appartenance confessionnelle.

Si Grotius n’est pas le père du droit humanitaire, il construit un système où le droit naturel, le droit des gens et le droit de la guerre qui en découlent, écartent toute justification au conflit religieux. En promouvant un droit de l’individu au fondement d’un droit naturel construit indépendamment de la théologie (le droit divin révélé), le juriste néerlandais peut déduire le droit des gens et le droit de la guerre en l’émancipant du cadre des religions historiques, tout en pensant une communauté humaine sur la base d’une religion naturelle rassemblant les membres des différentes religions autour d’un noyau dogmatique et pratique minimal.

Le droit peut désormais s’étendre à l’ensemble du monde, chrétien ou non. Et la possibilité de penser une égalité des religions sur la base d’un minimum dogmatique commun (la religion naturelle) permet de considérer la religion comme une « chose indifférente » – au sens que l’expression prendra au XVIIe siècle – pour favoriser l’essor du droit positif et partant, des conventions internationales sur le droit de la guerre ou le droit humanitaire. Grotius n’est donc pas le fondateur du droit humanitaire. Mais il a opéré dans l’histoire du droit des transformations décisives ouvrant la voie à la promotion d’un droit international humanitaire.

Julie Saada enseigne la philosophie à Paris IV et les sciences politiques à Paris IX Dauphine.
Christian Nadeau enseigne la philosophie politique à l’Université de Montréal.


(1) Grotius, Droit de la guerre et de la paix (1625), trad. J. Barbeyrac, Amsterdam, 1729, livre II, chap. XXI, § III, vol. II, p. 132. pour la suite, nous renvoyons à la traduction de  P. Pradier-Fodéré (1867), rééditée par D. Alland et S. Goyard-Fabre (éd.), Paris, PUF, 1999

(2) Voir J. Saada, « Pacifisme ou guerre totale ? Une histoire politique du droit international : les lectures de Vitoria au XXe siècle », Astérion, n° 6, 2009,  http://asterion.revues.org

(3) Voir P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Paris, PUF, 1983.

(4) Pour tout ce passage, voir Grotius, Droit de la guerre et de la paix, livre III, chap.  IV à XVIII.

(5) Mario Bettati, Droit humanitaire, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 57.

(6) Grotius, Droit de la guerre et de la paix, III, I, 2, titre du §.

(7) Pufendorf, Droit de la nature et des gens, VIII, VII, II. Pour la distinction entre guerre juste et guerre régulière, voir C. Nadeau et J. Saada, Guerres justes, guerres injustes. Théories, histoire, critiques, Paris, PUF, 2009.

(8) Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, in Œuvres complètes III, sous la dir. de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, La Pléiade, 1964, p. 178.

(9) Grotius, Droit de la guerre et de la paix, prolégomènes, XI.

(10) Ibid., II, XX, XLV.

(11) Ibid., II, XX, XLVIII et XLIX.

(12) Voir J. Lagrée, « Grotius, droit naturel et religion naturelle », L’interpretazione nei secoli XV-XVI, F. Angeli, Milan, 1993, p. 487-514.

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