Pourquoi l’islam de France a-t-il échoué ?

0
144
© Matthieu Millecamps. Journaliste, photographe

L’échec de l’islam de France peut être attesté au regard des dossiers pris en charge par le conseil français du culte musulman (CFCM) et qui n’ont pas abouti à des solutions satisfaisantes. Que cela soit sa propre légitimité auprès des croyants musulmans, son traitement du dossier halâl, le problème des pèlerinages, les difficultés rencontrées par les aumôneries, les prières dans les rues, celui de la formation des imams, le port du voile, la construction des lieux de culte, la formation des personnels religieux, les carrés musulmans… progressivement, cette institution représentative du culte musulman a perdu de sa crédibilité auprès des musulmans, mais aussi auprès des personnes qui ont été amenées à travailler avec elle.

Historiquement, c’est en grande partie pour pallier la fragmentation de l’islam en France et pour trouver un interlocuteur que l’Etat a impulsé à partir des années 1990 un processus d’institutionnalisation de l’islam de France qui se concrétise par la création du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) en 2003. Régi par la loi de 1901, sa vocation est de « défendre la dignité et les intérêts du culte musulman ; favoriser et organiser le partage d’informations et de services entre les lieux de culte ; encourager le dialogue entre les religions ; assurer la représentation des lieux de culte auprès des pouvoirs publics.[1] »

Cependant, loin de remplir ses missions, le CFCM apparaît comme un « islam officiel », un islam des « consulats » ou « des pouvoirs publics », qui s’éloigne de sa base à tel point que les musulmans sont de plus en plus nombreux à remettre en cause cette institution comme en témoignent entre autres les élections du CFCM du 5 juin 2011 et les difficultés rencontrées par la formation de dits « imams » à la laïcité pour recruter des étudiants[2]. Surgeon de la politique coloniale au Maghreb – il suffit d’observer l’implication des pouvoirs publics dans la gestion du culte musulman, la centralité de la Grande Mosquée de Paris et de « l’islam de France » dans les relations entre l’État français et les États algérien et marocain -,  le CFCM et son échec ne s’expliquent pas seulement au regard de cette histoire. Les facteurs politique, sociologique, économique, culturel, religieux sans oublier le contexte international éclairent le désaveu grandissant du CFCM auprès des musulmans de France.

 Le facteur politique : la perte d’un horizon partagé

Les sociétés modernes, individualistes et libérales, ont connu un changement de conception politique de leur avenir[3]. Durant les années quatre-vingts, le contenu et les formes des conceptions du vivre-ensemble ont été bouleversées : la « convivance » fait place à la « survivance »[4].

Qu’est-ce à dire ?

Jusqu’à la fin des années quatre-vingts, c’est-à-dire jusqu’à la chute du mur de Berlin en novembre 1989, l’idée d’un progrès collectif aux répercussions individuelles reste encore un horizon partagé en France. La toile de fond et, pour ainsi dire, l’horizon de l’engagement politique restent la communauté de destin délimitée par les frontières de l’Etat-nation : il n’y a progrès que pour et par une communauté nationale donnée, avec des retombées sur les individus qui la composent. Nous sommes encore à l’ère de la « convivance ». Cependant, l’État – en tant qu’expression des aspirations et de l’identité d’une communauté donnée – connaît un mouvement de retrait quasi universel. L’un des éléments qui semblent fondamentaux de ce basculement – attesté entre autres par l’accélération de la construction européenne et par le Traité de Maastricht en 1992 – est la substitution de choix de bien-être (individuel) aux choix d’identité (collective). Cela correspond à la substitution du Marché (instance impersonnelle censée assurer la maximisation des utilités individuelles) à un Etat-nation de plus en plus confronté à des difficultés dont les racines sont désormais perçues comme globales et… individuelles.

L’Etat-nation, qui s’était largement construit selon l’association d’un gouvernement souverain, d’une population nationale et d’un territoire, est désormais court-circuité à deux niveaux. Il l’est par le bas du fait, d’une part, de l’individualisation des comportements qui touche en profondeur sa population et, d’autre part, de la régionalisation qui concerne son territoire à travers la décentralisation d’un nombre croissant de politiques publiques. L’Etat-nation est en outre court-circuité par le haut. D’un côté, la dimension communautaire des normes juridiques et de certaines politiques le dépossèdent d’instruments jusque-là jugés essentiels pour l’exercice de sa souveraineté (monnaie, contrôle des frontières…). D’un autre côté, la globalisation financière porte une atteinte définitive à sa souveraineté économique. Il n’a pas d’autre choix que d’accepter d’être à la merci des créanciers internationaux, y compris pour financer ses déficits budgétaires et sa dette. Néanmoins, il prend progressivement conscience de sa nouvelle et extrême fragilité, comme en témoignent les exemples irlandais et grec – deux pays parmi d’autres plongés en un temps record, quoique pour des raisons différentes, dans les affres de la dépendance financière.

La disparition de la « convivance » actualisée par l’Etat-nation nous permet aussi d’expliquer le déclin – dû à l’inefficacité réelle ou supposée – des engagements à contenu national, qu’ils soient politiques ou syndicaux, au bénéfice d’engagements dont le champ est transnational, et que l’essor des associations de solidarité internationale illustre remarquablement. Bref, nous sommes passés d’un engagement communautaire – dans un monde de communautés héritées, notamment nationales – à un engagement affinitaire dans un monde de communautés choisies et mises en réseaux. L’univers de la « convivance » était celui de la tradition politique entretenue dans le cadre stato-national et prenant pour axe l’harmonie entre les êtres vivant dans la cité : cela disparaît en tant qu’idéal fondateur de l’engagement politique. La « convivance » n’impliquait pas l’idée d’un monde pacifié mais présupposait l’existence de communautés stables : ce n’est plus le cas, et les institutions politiques et religieuses s’en trouvent par conséquent affaiblies.

Désormais, l’engagement politique de l’individu hypermoderne doit prendre en compte une valeur déterminante qui crée des formes inédites de politique au niveau global : « la survivance », terme également proposé par l’anthropologue Marc Abélès[5]. L’avenir devient une interrogation permanente, une incertitude, d’autant plus que l’Etat-nation n’est plus ce roc tout à la fois protecteur et rassurant. Dans une large mesure, l’Etat avait été investi, quels que fussent ses pouvoirs effectifs, de croyances en sa stabilité et de représentations symboliques positives. Il prenait le relais du religieux, parfois de manière tendue, comme socle garantissant le lien en société. Il incarnait non seulement un pouvoir d’assistance à travers l’État-providence, mais mobilisait également un pouvoir d’espérance dans le progrès social, constituant aussi une assurance quant à l’avenir. Avec les risques nouveaux – écologique, technologique, nucléaire, financier, terroriste… –, on a affaire, en réponse, à des politiques de protection de la nature, de développement durable, et à de nouveaux principes : le principe de précaution et celui de la durabilité. L’heure est à l’anticipation et à la prospective, non plus pour conquérir ou redistribuer de nouveaux droits, de nouvelles libertés mais… pour survivre.

Dans la perspective de caractériser le changement de politique des pouvoirs publics, le sociologue anglais Anthony Giddens proposait dès 1998 deux concepts visant à rendre compte de l’émergence de nouveaux enjeux dans le cadre de la globalisation : « la politique de la vie » (life politics) et « la politique d’émancipation » (emancipatory politics). En effet, pour ce professeur émérite de la London School of Economics, la « politique d’émancipation » entend libérer les individus des contraintes qui pèsent sur leur existence sociale en s’assignant la mission de lutter contre les formes d’inégalités, d’exploitation, d’oppression ou encore de proposer des mesures en direction des personnes les plus fragiles, les plus précarisées à l’échelle de l’Etat-nation. Toujours demandées par les populations, ces politiques n’ont pas disparu aujourd’hui. Cependant, l’agenda politique est de plus en plus occupé par un autre type de politiques et d’enjeux ayant trait aux choix matériels que les individus sont amenés à poser dans leur vie sociale. À présent, les questions ayant trait à l’écologie, à la manière de concevoir sa vie de couple et/ou de famille, à la santé sont au premier plan. Or, si la « politique émancipatoire » a pu donner historiquement lieu à des débats droite-gauche, la « politique de la vie » appelle des nouveaux points de vue, qui viennent bousculer les clivages traditionnels.

Dans ce nouveau contexte, il y a une radicalisation du contenu politique : ce n’est plus tant la question de vivre ensemble, de coexister et de réguler la vie collective de manière stable, mais la question de la survie de l’humanité qui est en jeu. Au premier chef, ce qui se joue à présent au niveau mondial, c’est la conservation de l’espèce humaine en chacun de ses membres, prise de conscience accélérée par le risque atomique après la seconde guerre mondiale. D’où la notion émergente de gouvernance mondiale qui, si elle n’est pas encore effective, n’en manifeste pas moins un début de prise de conscience. Autant d’éléments qui déterminent un nouveau contenu à l’engagement se focalisant autour de la « survivance ».

Il existe justement sur ce point précis un clivage, un hiatus croissant entre les discours du CFCM et les pratiques des musulmans, entre l’islam d’en-haut et le vécu de l’islam d’en-bas.

L’islam d’en-haut est chargé d’organiser « la convivance », de proposer des « politiques d’émancipation » depuis le niveau central alors que les musulmans de France, comme tous leurs autres concitoyens, sont avant tout préoccupés par la « survivance », « les politiques de survie ». Dès lors, des leaders musulmans sont accusés de détourner le système démocratique et représentatif du CFCM à leur profit ou celui des organisations qu’ils président. Ils privilégient ainsi l’organisation administrative interne du CFCM, tout en ne s’intéressant que très marginalement aux problèmes rencontrés par les fidèles. Des adhérents des fédérations participant à cette institution ont l’impression d’être les cautions d’un jeu de pouvoir entre des factions qui ne cherchent qu’à contrôler un organe et ses ramifications régionales, les CRCM, mis en place par les pouvoirs publics français.

Délaissant sa base et les problèmes réels du quotidien, le CFCM est fortement concurrencé sur ce terrain par les discours tribunitiens de l’islam radical, qui cherche à s’imposer comme le contre-modèle vertueux de l’islam d’en-haut. Principalement d’origine « salafiste »[6], ces mouvements proposent aux habitants des quartiers populaires trois promesses en forme de programme politique de « convivance » qui tranchent avec le discours des leaders musulmans officiels parce que ces trois promesses se traduisent par des mises en œuvre concrètes en vue de la « survivance » des musulmans.  Ce sont les «trois « E » »[7] :

– « E » comme «estime de soi», qui se révèle fortement mobilisateur à l’heure où les musulmans vivant dans les quartiers populaires ont l’impression d’être abandonnés tant par les institutions et fédérations musulmanes que par les autorités publiques (services publics).

–  « E » comme «équité», qui est tout aussi fondamentale quand les personnes perçoivent au quotidien le développement des inégalités et des injustices économiques et sociales. L’islam radical met ainsi au centre de ses actes et justifications, la justice en s’appuyant sur le Coran[8].

– « E » comme « espérance ». L’islam radical instrumentalise l’imaginaire développé autour de la « révolution iranienne » (1979). Il conçoit le salut de tout musulman comme articulation de la dimension sociale et religieuse, incarnation de l’Ummah (la Communauté). Les militants radicaux se réfèrent à l’imaginaire de cette révolution, à son projet politico-religieux d’autant plus qu’il a remis en question les pays occidentaux et s’oppose diamétralement à la sécularisation des sociétés et à la laïcité à la française.

Leur message touche d’autant plus qu’il s’incarne dans des dispositifs socialement et matériellement perceptibles et pour le moins efficaces : soutien scolaire, aides au logement, caisse de solidarité, mise en réseaux affinitaires, garde d’enfants, sociabilité de proximité, formations intellectuelles en tout genre.

Au fond, resté arc-bouté sur des problèmes politiques internes, déployant des discours de « convivance » qui ne convainquent plus personne, le CFCM a perdu sa  légitimité auprès des musulmans de France, préoccupés par les difficultés rencontrées dans la vie quotidienne, relevant de la « survivance », comme leurs autres concitoyens.

Les facteurs sociologiques : l’individualisme religieux
et la construction identitaire des adolescents à l’âge des identités

L’islam d’en-haut connaît en outre une perte de légitimité en raison de deux facteurs sociologiques. Le premier est l’individualisme religieux. Comme les croyants des autres confessions, les musulmans connaissent de plein fouet l’individualisme religieux et ses deux facettes[9].

D’une part, les contenus de foi donnés pour révélés et transmis par la tradition sont à présent triés, évalués puis transformés par les consciences individuelles à l’aune de leur authenticité perçue et expérimentée. La religion musulmane n’est plus vécue sur le mode d’un cadre général d’emprise selon un appareil dispensant le vrai, le juste et le défendu. L’a-t-il été seulement un jour ? Pour les musulmans comme pour les autres fidèles, la foi est d’abord pour l’individu un dispositif de croyances et de pratiques avec lesquelles il peut s’arranger librement au fil des épreuves rencontrées dans la société. Et Dieu sait que les musulmans en rencontrent depuis quelques années.

D’autre part, les identifications religieuses musulmanes, devenues évolutives hors du contrôle des institutions, se sont démultipliées à la fin du XXe siècle. La dissémination des croyances accompagnée de la dissociation entre pratiquer un culte et croire rendent plus difficilement repérables les groupements religieux musulmans, si ce n’est par une visibilité accrue de leurs membres dans l’espace public, excitée par la stigmatisation des pouvoirs publics et de l’opinion. La prolifération des pratiques identitaires musulmanes donnent naissance à une compétition des offres du sens sur un marché spirituel désormais globalisé, gouverné par la mise en scène et en écho des émotions de chacun sur la toile.

Ces pratiques religieuses « hors-piste » (Yves Lambert) ou « religion à la carte » (Jean-Louis Schlegel) offre à l’observateur une palette bigarrée de croyances et de pratiques musulmanes. Franck Frégosi distingue sept types selon l’intensité de la pratique et les partis pris théologiques des fidèles dans la société moderne française[10]. Au « pratiquant ethnique » (l’engagement religieux épouse les contours de l’appartenance nationale déterminée par le groupe migratoire d’origine), s’ajoute le « dévot piétiste » [11] (l’engagement est fortement ritualisé, prosélyte et missionnaire), le « puritain exclusiviste » (l’engagement est total et exclusiviste, condamnant et stigmatisant les autres expressions musulmanes tel l’engagement salafiste), le « néo-orthodoxe pragmatique » (l’engagement vise à s’attacher en toute circonstance à l’orthodoxie islamique tout en recherchant la réponse canonique la plus opérationnelle correspondant à ses interrogations pratiques), le « pratiquant mystique » (l’engagement est intérieur, initiatique, mystique ; c’est la voie soufie, aspiration à la contemplation des réalités divines ultimes rattachée à un maître spirituel) ainsi que le « pratiquant engagé » (l’engament est dans la pratique et dans les réseaux associatifs de base en marge des fédérations nationales), enfin le « musulman libéral ».

Dès lors, cet individualisme religieux, s’immisçant au sein de la religion musulmane, vient saper toute idée d’institutionnalisation cultuelle. Il court-circuite par le bas toute velléité d’encadrement par le haut des pratiques et croyances des individus.

Le second facteur sociologique est la construction identitaire[12] des jeunes et en particulier celle des jeunes musulmans issue de l’immigration maghrébine à la fin des années quatre-vingts. C’est une période-clé pour les populations arabo-musulmanes qui sont installées définitivement depuis une génération sur le sol de la République. La question posée est alors celle de la construction identitaire des adolescents, des « beurs », la génération qui est née et grandit en France. Deux éléments sont à repérer : le modèle identitaire de la société française et la construction identitaire de ces adolescents et jeunes adultes.

La société française à la fin des années quatre-vingts bascule d’un modèle identitaire à un autre : du « modèle de la citoyenneté » vers « l’âge des identités »[13]. Auparavant, on était soi, ou plutôt on devenait soit dans la mesure où l’on parvenait à s’extraire des appartenances communautaires. Cette tâche avait pour modèle la citoyenneté conçue comme participation à l’universel de la chose publique, abstraite et déracinée, en dehors de toute tradition religieuse caractéristique de la société de l’Ancien Régime. Avec la citoyenneté pour modèle, le sentiment de subjectivité se détachait de ses particularités communautaires et de la reproduction de l’ordre traditionnel. L’individu se construisait en se démarquant des données contingentes qui l’assignaient à un lieu, une origine sociale, religieuse… Avec le basculement de la société française dans « l’âge des identités », on passe à tout autre chose. Et c’est un paradoxe qui résume le mieux ce changement : l’appartenance communautaire est valorisée par les individus car elle les aide à se construire ; elle est subjectivante parce qu’elle est revendiquée et elle est cultivée pour l’épanouissement personnel qu’elle produit. Plus j’affirme mes appartenances, plus j’ai le sentiment d’exister, plus je me définis par mes appartenances. L’individu appartient selon ses différentes affinités à plusieurs « tribus », à plusieurs groupes qui lui permettent de construire son identité, de fabriquer du sens et de le partager avec d’autres. L’individu s’identifie à des groupes, familiaux ou amicaux, durables ou passagers : il en porte les attributs vestimentaires, il en adopte le langage et la culture. Il ne s’agit plus tant d’être citoyen mais d’être vous-même et authentique. Ce n’est pas un retour aux appartenances communautaires d’antan où la tradition structurait et coiffait la société, c’est un nouvel âge identitaire où l’épanouissement de l’individu détermine le déploiement du lien social.

Second élément, tout individu pour se construire une identité dispose de trois groupes sociaux : un groupe d’origine, un groupe de référence, un groupe d’appartenance. Regardons le cas des jeunes français issus de l’immigration maghrébine à la fin des années quatre-vingts.

Le groupe d’origine, pour la majorité des musulmans issue de l’immigration maghrébine, est la famille qui vit encore au « bled ». Or, que se passe-t-il quand la deuxième génération à la fin des années quatre-vingts revient au « bled » ? Elle est regardée comme étrangère, les « beurs » ont en effet grandi en France, à l’école de la République ; leur langue et leur pratique religieuse n’ont plus rien à voir avec celles de leurs grands-parents. Le « bled » considère ces beurs comme des étrangers, « aliens ».

Quant au groupe de référence, il sert d’étalon pour juger et apprécier sa conduite et celle des autres ; il se compose de valeurs, de normes, de façons d’agir et de se comporter qui constituent l’idéal de celui qui s’y identifie. Pour les « beurs », ce groupe-étalon se constitue de personnes qui connaissent l’ascension sociale et méritocratique : ces personnes sont diplômées de grandes écoles, ont un emploi salarié et peuvent jouir de la société de consommation et de loisirs. C’est peu dire que ce groupe de référence, les « beurs » ne vont pas y avoir accès ou peu. Il suffit de voir combien d’étudiants d’origine maghrébine intègrent la première année de Sciences-Po Paris en 1990 : aucun ! Il est possible de jeter également un coup d’œil sur les hauts-revenus, les grandes fortunes d’apprécier les origines géographiques et ethniques des chefs d’entreprises. Ou a contrario, d’apprécier dans les quartiers populaires la proportion des habitants issus de l’immigration ou dans les professions ouvrières…

Au final, les « beurs » rejetés par leur groupe d’origine, exclus de participer au groupe de référence, n’ont d’autres choix que de se reporter sur leur groupe d’appartenance, celui de leurs semblables. Comment se signifie l’appartenance à ce groupe ? Trois marqueurs identitaires sont mis en évidence par la sociologie : la langue, la musique et le vêtement.

La langue, tout d’abord. Au cours des années quatre-vingts, le verlan est de plus en plus couramment parlé dans les banlieues. Il va devenir constitutif d’une identité des habitants de ces quartiers. Après les blousons noirs (vêtement porté par les rockers et ancien synonyme de voyou), la nouvelle génération des jeunes de banlieues s’approprie le verlan en l’intégrant à leur culture. La population maghrébine immigrée et leurs enfants marquent ainsi le verlan d’arabisme où les voyelles sont peu présentes -langue sémitique- comparativement aux langues latines. Ainsi, « femme » devient « m‘e’f » ; « flic », « k‘e’f » ; « arabe », « b‘e’r » puis r‘e’b‘e’ symbolisent bien ce phénomène de disparation des voyelles remplacées par des ‘e’.

La musique, ensuite. La fin des années quatre-vingts connaît également l’explosion du rap. Les jeunes gens qui ont grandi dans les banlieues se saisissent de cette musique provenant des États-Unis pour exprimer leur identité et leur révolte. Suprême NTM ou simplement NTM est un groupe de rap français originaire du département de la Seine-Saint-Denis, composé principalement de deux rappeurs, Joey Starr (Didier Morville) et Kool Shen (Bruno Lopes) qui se forme en 1988. Il marque les débuts du rap de la fin des années quatre-vingts en France. Les deux rappeurs Joey Starr et Kool Shen, revendiquant leurs origines banlieusardes du département 93, deviennent rapidement les étendards des jeunes vivant dans « la cité ». Un peu avant, le groupe de rap  Assassin est fondé en 1985 par Rockin’ Squat et Solo, rapidement rejoint par DJ Clyde puis Doctor L : il connaît un succès aussi à la fin des années quatre-vingts.

Le vêtement, enfin, qu’il faut distinguer selon le sexe. Pour les jeunes hommes, le keffieh ou kéfié fait son apparition. De l’arabe « kūfīyä », il est la coiffe traditionnelle des paysans arabes et des Bédouins, permettant de distinguer les citadins des ruraux. Le keffieh devient un objet de mode à la fin de la décennie quatre-vingts, noir et blanc principalement. Il est aussi chargé politiquement : le keffieh est arboré par le leader palestinien Yasser Arafat.  Il est un moyen pour les garçons de montrer par des signes vestimentaires l’appartenance à leur groupe, à une cité qui se révolte contre l’ordre établi, qu’ils considèrent comme injuste et arbitraire. Les filles de leur côté, alors que leurs aînées restées au « bled » ne portent plus nécessairement le voile, recourent au port d’un signe vestimentaire, le voile. Le port du voile diffère, d’une part, de celui du groupe de référence en ce que les femmes de ce groupe qui constitue l’élite, mettent en valeur un autre voile, le foulard ‘Hermès’. Le port du voile « des beurs » diffère en outre de celui de leur groupe d’origine en ce que les grands-mères et tantes restées au « bled » qui le portent encore le font pour des raisons traditionnelles contrairement aux « beurettes » qui vont commencer à le porter pour des raisons identitaires : elles façonnent en ce sens une contre-culture, en articulant langage, musique et vêtement.

Comme toute contre-culture[14], elle se renforce et se justifie d’autant plus que la culture dominante la repère, la montre du doigt. C’est précisément ce qui va se passer en 1989, « l’année-tournant »[15], commencement de la stigmatisation et de la « visibilité dérangeante » de la religion musulmane qui perdurent et s’accentuent jusqu’à aujourd’hui au point de faire du culte musulman, de tout citoyen musulman, une menace pour la République laïque.

Revenons donc sur l’année 1989. En février, vingt-ans après la Révolution iranienne, la peur de l’islam est réactivée par la fatwa de l’ayatollah Khomeyni qui condamne l’écrivain Salman Rushdie : incompréhension pour les journalistes et artistes (atteinte à la liberté d’expression) et émotion pour les enseignants (atteinte à la liberté de penser). Face à cette fatwa, un consensus occidental se dégage pour défendre les valeurs de liberté, et en France, de laïcité. Ces valeurs sont d’autant plus exacerbées que c’est l’année du bicentenaire de la Révolution française et donc une période cruciale pour définir, redéfinir l’identité de la nation française et le socle républicain. En juillet de la même année, la loi Jospin sur l’éducation met en avant le droit d’expression des élèves. Le 26 novembre, surfant sur « l’affaire des tchadors » et la « difficile cohabitation Immigrés-Français », le Front national obtient des scores record dans deux élections législatives partielles, à Dreux et à Marseille. Le lendemain, le Conseil d’État donne en assemblée générale son avis sur le port du voile : les élèves bénéficient, y compris dans l’enceinte de l’école publique, de la liberté d’expression religieuse. Il en résulte pour eux le droit de porter des signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance religieuse à condition toutefois que cette pratique ne s’accompagne pas de prosélytisme, de troubles au sein de l’établissement, ne remette pas en cause l’obligation d’assiduité, ou ne constitue pas un danger pour la santé ou la sécurité des élèves[16].

Au fond, l’année 1989 ravive les blessures de l’histoire de France entre une laïcité d’opposition qui suspecte, se méfie et se défie de toute religion et une laïcité de proposition qui pose pour principe la liberté de conscience pour les croyants et non-croyants. Mais, c’est bien la première laïcité qui l’emporte sur la seconde. Il est effectivement dans les gènes de la République française et de ses institutions de privilégier la paix civile et sociale contre toute expression religieuse dans l’espace publique, et ce, depuis le XVIe siècle où c’est sur les décombres et guerres de religions, et pour les conjurer, que la raison d’État fonde la République française moderne[17].

Par conséquent, alors que la société française est entrée dans l’âge des identités, alors qu’une population jeune immigrée se cherche en banlieue en élaborant une contre-culture, alors que les horizons d’un avenir partagé s’effacent, l’année 1989 vient comme exciter la querelle des valeurs (Max Weber) et accentuer la confrontation entre :

– la culture dominante et la contre-culture naissante,

– un Occident perçu comme assiégé et un Islam fantasmé,

– une République laïque garantissant génétiquement la paix civile contre l’expression/visibilité religieuses et des individus issus de l’immigration de confession musulmane.

L’actualité internationale avec les dix années rouges 1991-2001 (1991 : FIS et GIA en Algérie, 2001 : les attentats du 11 septembre) ne fait qu’accentuer cette confrontation. La phobie dans l’opinion publique des musulmans s’appuie sur une caricature : le « barbu », l’arabe musulman va être de plus en plus perçu comme un personnage violent, pour ne pas dire « terroriste », qui assujettit et humilie sa femme en l’obligeant à porter le voile. Ce contexte politique, sociologique et médiatique est ainsi le terreau favorable de la surenchère identitaire qui aboutit à des haines et ignorances réciproques. Le Front national l’a très bien compris et fait feu de tout bois en la matière.

On comprend alors pourquoi l’islam de France est complètement dépassé de toute part  par ces processus sociologiques où prédominent non pas tant des problématiques religieuses et théologiques que des problématiques identitaires et sociologiques, sur lesquelles l’organe représentatif du culte musulman n’a qu’une très faible prise –du reste comme les autres organes et institutions des autres cultes-.

  Les facteurs économique et religieux

Le facteur économique joue aussi un rôle important : il disqualifie à deux niveaux le CFCM.

Au niveau national, l’islam consulaire connaît en effet une certaine prospérité qui ne touche que son élite tandis que les musulmans payant leur zakat peinent à équilibrer leur budget. Les bénéfices économiques de la viande halal ne profitent qu’aux trois mosquées autorisées par l’Etat à organiser l’abattage des animaux et la distribution de la viande : les Grandes Mosquées de Paris, d’Evry et de Lyon. Par ailleurs, certains « entrepreneurs » n’hésitent pas à profiter de leur prestige ou de leur situation institutionnelle pour s’enrichir, parfois au détriment des fidèles : combien de musulmans ont voulu faire le pèlerinage à La Mecque et n’ont jamais vu la Kaaba (Pierre Noire) tout en ayant payé plusieurs milliers d’euros à des escrocs ?

Au niveau international, l’islam de France prend acte qu’une partie de l’organisation du culte est sous perfusion des états étrangers. Le Koweït, les Emirats Arabes, Dubaï, l’Arabie saoudite, le Maroc opèrent pour le financement des activités et l’Algérie pour l’entretien de la Grande Mosquée de Paris, symbole de la présence historique de l’islam en France.

Ces aspects économiques ne renforcent pas –loin de là- la légitimité et crédibilité de l’islam de France. Un véritable hiatus entre l’islam d’en-haut et l’islam d’en-bas ne fait que s’accroître.

Enfin, dernier élément à souligner, le facteur religieux.

De fait, l’islam se caractérise dès les origines par un processus de scissiparité propre à la pluralité de ses traditions qui ne favorise pas l’émergence d’institutions stabilisatrices. L’islam, de ce point de vue, est l’exact opposé du catholicisme. D’un côté, monisme de direction – le pape à Rome –, monisme théologique – celui du droit naturel –, et monisme juridique – le droit canonique –. De l’autre, pluralisme de direction, fragmentation de courants théologiques, pluralisme juridique. Certes, il est possible de retrouver cette dimension dans le protestantisme, notamment depuis quelques années avec l’émergence en France de nouvelles églises (évangéliques notamment) comme dans le judaïsme. Mais, historiquement, l’Église luthérienne et l’Église réformée de France pour le protestantisme et le Consistoire Central de France pour le judaïsme sont des institutions et des dispositifs de référence de paysages religieux pluriels. Ce n’est en aucun cas celui du CFCM.

Finalement, l’islam de France ne cesse de renaître de ses cendres depuis sa création. Les dossiers n’aboutissent pas, le CFCM n’est plus crédible ni légitime aux yeux des musulmans sauf auprès de ceux qui y ont un intérêt personnel et stratégique ; il n’est pas parvenu à changer l’image du fidèle musulman dans l’opinion. Aujourd’hui, soit les musulmans sont indifférents, soit ils font sans lui. Pour la plupart, c’est un rendez-vous manqué avec une institution cultuelle et un gâchis d’énergie et de temps vu les urgences qui attendent la société française. Il a pu être utile socialement et politiquement comme organe juridique, interlocuteur légitime des pouvoirs publics et vecteur médiatique d’identité et d’identification pour quelques musulmans et surtout dans l’opinion publique, mais à présent, ayant perdu une assise véritable chez les fidèles musulmans, il n’est plus qu’une coquille vide, inefficace, inactive et sans lendemain. Les facteurs politique, sociologique, économique et religieux ont eu in fine raison de lui. Dans le même temps, on comprend aussi pourquoi les Français ont peur des musulmans : ils n’ont pas compris que des jeunes et des adultes issus de l’immigration se sont construits depuis la fin des années quatre-vingts selon un langage, une musique et des vêtements (voiles de toute sorte) ; ils manifestent ainsi leur appartenance au seul groupe qui leur reste, celui de leurs semblables. Leur logique est identitaire et la perception des Français dans l’espace public est religieuse. Or, génétiquement et historiquement, l’espace public français s’est construit contre toute expression et visibilité religieuse. D’où la terrible incompréhension et la violence des réactions.

[1] Bernard Godard, Sylvie Taussig, Les musulmans de France. Courants, institutions, communautés : un état des lieux, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 349.
[2] Stéphanie Le Bars, « Les cadres religieux musulmans en mal de « débouchés ». Lancée en 2008 à l’Institut catholique de Paris pour promouvoir un « islmam de France », la formation à la laïcité s’essouffle », Le Monde, 19-20 juin 2011.
[3] Olivier Bobineau, Les Formes élémentaires de l’engagement. Une anthropologie du sens, Paris, Temps Présent, 2010.
[4] Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2008.
[5] Ibid., p. 156-158.
[6] Le mot salafi renvoie aux « pieux précurseurs », « pieux ancêtres », c’est-à-dire aux compagnons et successeurs immédiats du prophète Mahomet. Cette obédience, présente en France, est née à la fin du XIXe siècle autour des écrits de Al-Afghani. Devenu aujourd’hui un courant ultraconservateur et fondamentaliste, le salafisme prône la nécessité de purger l’islam de toute influence novatrice : il s’agit de suivre littéralement les préceptes du Coran, de la Sunna et de la charî’a.
[7] Olivier Bobineau, Sébastien Tank, Sociologie des religions, Armand Colin, 2012.
[8] « Dieu ordonne la justice, le bel-agir, la libéralité envers les proches.  Il proscrit la turpitude, l’injustice, la démesure. » (Coran, 16, 90) ou : « Dis : ‘Je crois en ce que Dieu a fait descendre d’Écritures. J’ai reçu ordre d’établir entre vous la justice’ » (Coran, 42,15), ou encore : « Oui, Nous avons envoyé Nos signes avec les preuves, et fait descendre avec eux l’Écriture et la Balance, pour que les hommes mettent en œuvre l’équité. » (Coran, 57, 25). Nous prenons ici la traduction de Jacques Berque : Le Coran, Paris, Sindbad, 1990.
[9] Olivier Bobineau, Charles Coutel, François Mabille, Philippe Portier, Émile Poulat, Jean-Paul Willaime, « Il ne faut pas confondre question sociale et problème religieux », Le Monde, 20 avril, p. 20.
[10] Franck Frégosi, L’islam dans la laïcité, Paris, [2008] 2011, p. 117-146.
[11] On peut penser à l’association piétiste fondée en Inde par Muhammad Ilyas Kandhalavi, en 1927, la Jama’at al tabligh («société pour la propagation de l’Islam»). Percevant l’islam comme étant mis  en péril par la colonisation britannique et les conversions massives de musulmans sous l’impulsion des puissants groupes missionnaires jésuites et protestants, ce mouvement prône l’imitation à lettre de la conduite et des comportements du prophète Mahomet. Se revendiquant strictement apolitique, de tradition mystique, le mouvement se répand aussi bien en Grande-Bretagne, aux États-Unis qu’en Afrique occidentale ou en Asie ; il trouve également parfois un écho en France auprès de certaines populations immigrées de tradition musulmane.
[12] L’identité pouvant se définir comme le « processus de construction de sens à partir d’un attribut culturel, ou d’un ensemble cohérent d’attributs culturels » : Manuel Castells, L’ère de l’information, Le pouvoir de l’identité, volume II, Paris, Fayard, p. 17.
[13]Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Gallimard, 1998, p. 89-102.
[14] C’est l’ensemble de codes et de valeurs porté par un ou plusieurs groupes minoritaires. Elle s’oppose aux idées générales et aux pratiques courantes de la culture dominante. Cette expression apparaît, dans le sillage des années soixante-dix avec l’explosion des mouvements culturels contestataires. Olivier Bobineau (sous la direction), Le Satanisme. Quel danger pour la société ? , Paris, Flammarion-Pygmalion, 2008.
[15] Jean Baubérot,  Micheline Milot, Laïcités sans frontières, Paris, Seuil, 2011, p.290-293.
[16] Avis n° 346.893 du Conseil d’État du 27 novembre 1989 : «  II résulte de ce qui vient d’être dit que, dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public ». Avis confirmé par l’arrêt Kherroua du 2 novembre 1992.
[17] En France, au XVIe siècle, les guerres de religion aboutissent à des « barbarissimes violences ». La violence religieuse domine entre 1525 et 1610 : des catholiques et des protestants français s’entretuent et se massacrent au nom de leur croyance sans qu’aucun camp ne parvienne à gagner. Défigurée et déchirée, la société française mais surtout l’État aura pour fondement moral non plus la sacralité de la croyance en Dieu interprétée par l’Église catholique, mais la paix sociale et la liberté de conscience comme principes du pacte social.  

Olivier Bobineau

Olivier Bobineau

Olivier Bobineau : sociologie des religions, Membre du groupe Groupe Sociétés Religions Laïcités : EPHE-CNRS.

Olivier Bobineau

Derniers articles parOlivier Bobineau (voir tous)