Prises d’otages : le changement de doctrine du gouvernement complexifie la position des ONG humanitaires françaises

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Les déclarations du président de la République, au mois d’avril, sur l’évolution des positions lors des prises d’otages, ne peuvent laisser indifférents les responsables des organisations humanitaires françaises, régulièrement confrontés à de tels événements. Le signal ainsi donné par le chef de l’Etat ne fait que renforcer les doutes qui parcourent aujourd’hui les ONG quant à leur capacité à maintenir une volonté affichée de se déployer sur l’ensemble des terrains de crises, y compris ceux dans lesquels la France est – ou serait – identifiée comme ayant des intérêts politiques, économiques, ou des actions militaires.

Confrontée à un kidnapping, une ONG doit immédiatement faire face à différentes préoccupations. Leur télescopage va profondément alimenter la crise interne que provoque toujours ce type  d’événement, et impacter, jusqu’à la résolution du problème voire au-delà, le fonctionnement habituel de l’organisation par la dépense d’énergie et la charge émotionnelle que crée la situation.

Dès que l’information arrive au siège de l’ONG il faut : prévenir la famille et organiser le suivi de la relation étroite avec elle tout au long de l’enlèvement ; activer les réseaux locaux, dont les autorités nationales pour identifier les preneurs d’otages et mobiliser ce qui peut l’être pour obtenir une libération précoce, toujours souhaitable pour la sécurité et le psychisme des personnes enlevées ; chercher à établir un premier contact avec les ravisseurs pour connaître leurs revendications et obtenir des « preuves de vie » et de bonne santé des kidnappés ; gérer l’information en interne car un enlèvement n’est jamais anodin pour l’ensemble des équipes partout ailleurs sur le terrain ; se rapprocher des autorités françaises et de l’ensemble des services concernés (MAE, DGSE, secrétariat de la Présidence…) pour échanger des informations, déterminer qui fait quoi et surtout pour décider, de la part de l’ONG, le rôle qu’elle entend laisser prendre à l’Etat français dans la gestion de la crise ; et bien sûr, si une demande de rançon devient l’enjeu de la négociation, la question du « qui va payer ? » est au cœur des discussions dans l’organisation.

Il y a schématiquement deux grands cas de figures, essentiellement déterminés par la taille, le niveau de compétence, et la revendication d’indépendance des ONG.

Les plus petites n’ont d’autres alternatives que de déléguer presque toutes les démarches mentionnées  ci-dessus aux autorités françaises. Dans leur cas, la décision gouvernementale, si elle rentre dans la pratique, les met ipso facto en position de n’envoyer dorénavant des équipes que sur les terrains « autorisés » par le gouvernement français. Le non respect de ce qui deviendrait alors une pratique obligée, mettant les dirigeants d’une ONG «  non obéissante » dans la situation de porter la responsabilité morale, devant les volontaires enlevés et leurs familles, d’une mise en danger coupable, par leur incapacité à gérer l’événement sans l’aide de l’Etat.

Pour les plus grandes, les plus compétentes et les plus expérimentées, la situation est plus complexe. Elles ont souvent, dès le départ, une meilleure capacité à mobiliser les acteurs politiques, sociaux ou communautaires sur les terrains de crise, et ainsi faire en sorte que la libération intervienne le plus vite possible, grâce à la pression exercée sur les ravisseurs par l’ensemble de ces acteurs de proximité.

Leur surface financière leur permet en outre d’envisager de façon différente d’autres facettes du kidnapping : le choix du « qui va payer » leur appartient à ce stade, il peut influencer la relation avec l’Etat français, du moins au début.

Elles peuvent aussi avoir recours, si elles souhaitent tout faire pour éviter l’intervention du gouvernement, aux services d’une compagnie privée qui va les aider à mener la négociation et, si nécessaire, à acheminer une rançon jusque dans des territoires très reculés et dangereux, dont le choix sera déterminé par la négociation avec les ravisseurs.  Les principales ont leur siège en Grande-Bretagne, mais il en existe en France.

Dès lors, le changement de doctrine annoncé peut être en théorie contourné, encore que l’Etat peut empêcher, s’il le souhaite, l’acheminement d’une rançon en mobilisant les interventions de Tracfin, le service de Bercy en charge de lutter contre les transferts de fonds de nature à alimenter le terrorisme. Il faut par ailleurs ne pas perdre de vue qu’au sein des compagnies privées, émargent bon nombre d’anciens membres des services spéciaux, les frontières restent dès lors poreuses entre les deux types d’organisations…

Dans cette deuxième configuration, tout le débat sera, pour les grandes ONG, de savoir jusqu’où ira la volonté présidentielle de mettre un coup d’arrêt aux prises d’otages de ressortissants français, et jusqu’où ira leur propre volonté et capacité à vouloir contourner la nouvelle doctrine.

Cependant, si comme l’a évoqué M. Fabius, l’Etat « s’oppose à toute forme de versement », que les montants proviennent des fonds des ONG ou de compagnies d’assurances privées auprès desquelles elles auraient souscrits des contrats, alors toutes, petites et grandes se trouvent maintenant confrontées aux mêmes risques  et considérations éthiques vis à vis de leurs volontaires, eu égard à leur sécurité sur les terrains de crise. Il convient par ailleurs de ne pas perdre de vue dans cette affaire le sort du personnel local, dont l’expérience et les statistiques nous apprennent qu’il paie le plus lourd tribut aux actes violence !

L’annonce du président constitue dès lors un triple coup dur pour les humanitaires français : ce sont de nouveaux territoires et populations dans le besoin qui  leur deviennent ainsi potentiellement inaccessibles ; cela entérine, selon le néologisme du Comité Internationale de la Croix Rouge, que l’ « affectabilité » des volontaires français sur le terrain se rapproche de celle, fort réduite ces dernières années, des volontaires originaires de Etats-Unis ; la décision française constitue enfin la reconnaissance de fait que les ONG ne peuvent échapper à la raison d’Etat, ce qui constitue, en soi, le désaveu gênant d’une posture revendiquée par le mouvement humanitaire français : celle de son indépendance et de sa neutralité.

Dernier ouvrage paru (dir.) Afghanistan, gagner les cœurs et les esprits, PUG/RFI, 2010

Pierre Micheletti

Pierre Micheletti

Pierre Micheletti, Professeur associé à l’IEP de Grenoble, co-responsable du master OIG/ONG,
ancien président de Médecins du Monde